Un matin, dans un hôtel. Une ville, quelque part dans le monde. Chacun commence sa journée, chaque employé prend son poste. En cuisine, on s'active pour préparer le petit-déjeuner et le narrateur s'apprête à servir les premiers clients. Mais, curieusement, il ne se dirige pas vers le restaurant pour cela, il sort dans la cour.
Et là, le voilà qui se retrouve face à un étrange édifice, à l'intérieur duquel se trouvent deux hommes. Comme si de rien n'était, le garçon sert à ces clients un peu particulier leur premier repas de la journée. Mais, là encore, le service n'est pas ordinaire : il donne la béquée à ces hommes à travers la paroi de ce qu'il faut bien appeler une cage...
Mais que se passe-t-il donc dans cet hôtel ? Qui sont ces deux hommes qui semblent être prisonnier de cette "drôle" de cage ? Qu'ont-ils fait pour mériter cela et qui sont leurs geôliers ? Autant de questions qui vont peu à peu trouver leur réponse au fil du récit du narrateur, témoin privilégié de cette situation aussi extraordinaire qu'inquiétante, mais également acteur, presque malgré lui...
Tout a commencé par une catastrophe, ailleurs, là encore sans aucune précision supplémentaire. Même la nature de cette catastrophe est n'est pas clairement définie, et on verra que c'est un des noeuds du drame. Ce que l'on sait, c'est qu'un jour, deux hommes se sont présenté à l'hôtel tenu par Warwick et Dawn, l'oncle et la tante du narrateur.
Deux hommes qui intriguent aussitôt les habitants de la ville : ce sont des étrangers et ils ont dû fuir leur pays natal suite à cette catastrophe... Dans un premier temps, c'est la curiosité qui domine : on veut savoir, on veut comprendre ce qui s'est passé, pourquoi ils ont dû tout quitter comme cela... Mais, les étrangers peinent à se faire comprendre.
Outre la barrière de la langue, ils ne réussissent pas à expliquer assez clairement ce qui leur est arrivé. Une incompréhension qui tient autant aux difficultés des étrangers à raconter qu'aux problèmes que leurs hôtes ont de se figurer ce qu'ils ont vécu... Et de ce malentendu persistant, va naître chez les gens de la ville une frustration qui va se muer en colère et balayer la curiosité initiale...
Alors que les deux hommes souhaitaient seulement faire étape dans cet hôtel avant de continuer leur chemin vers un objectif qui reste flou, lui aussi, voilà qu'on les retient, qu'on les presse de questions, qu'on organise des manifestations autour d'eux... Cela pourrait sembler sympathique, mais l'on comprend vite qu'il n'y a guère de compassion ou de solidarité dans ces agissements.
Pire, à force de ne pas obtenir les réponses qu'ils attendent, les habitants vont se braquer et commencer à ressentir de la rancoeur envers ces deux hommes. Jusqu'au jour où ils se retrouvent enfermés dans cette étrange cage construite dans la cour de l'hôtel et qu'on se met à les traiter avec violence et inhumanité...
Avant d'aller plus loin, quelques précisions : mon résumé reprend la construction du livre, et en particulier ce premier chapitre qui nous plonge de plain-pied dans cette histoire en nous montrant immédiatement les deux étrangers enfermés. Un choc immédiat pour le lecteur, puisqu'on pouvait s'attendre à un début différent, une progression et non un fait asséné d'emblée...
La seconde chose, c'est que les circonstances de leur réclusion ne sont pas aussi simple qu'on pourrait le croire. Je ne vais pas raconter ici cet épisode, il vous faudra le découvrir par vous-même. Mais cette cage n'est pas n'importe quelle cage, et la façon dont les deux étrangers se retrouvent derrière son grillage assez surprenante, ajoutant ainsi au côté absurde de la situation.
Car, c'est un autre élément très important, nous sommes dans un roman qui reprend cette tradition littéraire de l'absurde, un absurde grinçant, en prise avec l'actualité, donc forcément très politique. Une manière pour Lloyd Jones de mettre le doigt et de dénoncer les comportements de rejet qui touche de nombreux pays occidentaux vis-à-vis des réfugiés...
Parmi les éléments qui étaye cette dimension absurde : l'absence de repères évidents. Lloyd Jones ne nomme pas la ville où se passe son histoire. Il y a bien quelques éléments qui semblent indiquer qu'on est bien en Nouvelle-Zélande, mais c'est au lecteur de les remarquer et d'en tirer une hypothétique conclusion.
Et finalement, ce n'est pas très important qu'on soit ou pas dans ce pays d'Océanie. Car ce que montre le romancier peut s'appliquer à la plupart des pays européens, bien peu empressés d'accueillir les réfugiés, qu'ils viennent de Syrie, d'Afrique ou d'Afghanistan... Oui, ce récit acerbe, qui vise à égratigner aussi le lecteur, est malheureusement universel.
Parmi les repères qui manquent, il y a les noms des deux étrangers (j'emploie beaucoup ce mot, car c'est souvent ainsi qu'on les désigne dans le livre). Ne les ont-ils pas dit ? Ou plus vraisemblablement, ne les a-t-on pas écoutés, ou n'a-t-on pas fait l'effort de retenir ces patronymes, aux sonorités peut-être peu familières ?
Toujours est-il qu'après avoir hérité de l'appellation péremptoire d'étranger, ils vont se voir affublés de surnom correspondant, selon leur "hôtes", à leur physique, leur attitude, leur comportement : le plus âgé des deux hommes va donc devenir "Docteur", l'autre "Mouche"... Et l'on ne cherchera jamais à changer cet état de fait, les voilà littéralement baptisés...
Ainsi dépouillés de leur véritable identité, ils perdent une partie de leur humanité, et ce sera un des éléments centraux des événements dont ils vont être les victimes, de cette véritable descente aux enfers qu'ils vont vivre, et pas juste quelques jours... Au départ, ils sont étrangers, au fil du temps, ils vont changer de statut aux yeux des autres, devenant moins que des humains...
Mais, ce qui est intéressant, c'est qu'ils ne sont pas les seuls à ne pas être appelés par un nom d'état civil. Un autre personnage n'est lui aussi connu que par un surnom, et ce n'est pas le moins important : il s'agit du narrateur. Vous me direz qu'un narrateur anonyme, c'est courant, et je ne vous dirai pas le contraire. Toutefois, il faut allez plus loin et parler de ce garçon.
C'est un adolescent, qui vit chez son oncle et sa tante et file un coup de main à la bonne marche de l'hôtel sans en être un employé. Son oncle Warwick, maître des lieux, l'appelle "Petiot", et c'est sous ce sobriquet qu'on le suivra. Or, ce n'est sans doute pas un choix narratif involontaire de la part de Lloyd Jones, c'est un élément qui rapproche Petiot de Docteur et Mouche.
Oui, Petiot n'est pas juste un narrateur, c'est un personnage intermédiaire entre les deux parties en présence : par sa situation présente, il appartient au camp des habitants de la ville, c'est un fait, mais par son histoire personnelle, il est lui aussi un déraciné, sans doute pas un étranger, le mot serait trop fort, mais quelqu'un qui n'est tout de même pas un membre à part entière de cette communauté.
Il est donc naturellement celui qui se montre le plus attentif à ce que font et disent Docteur et Mouche. A la fois pour assouvir sa propre curiosité, mais aussi parce que cette situation va lui permettre de décrocher un rôle bien particulier : celui de secrétaire, chargé de noter l'évolution des étrangers et d'en référer à qui de droit.
C'est à ce rôle que fait référence Petiot lorsqu'il prononce la phrase-titre de ce billet, énonçant ainsi cette situation bizarre qui empêche toute réciprocité et place de fait Docteur et Mouche en position de sujets d'expérience et donc de domination... Mais, au-delà de ça, c'est aussi cette mission qui va permettre à Petiot de prendre une certaine autonomie et de prendre un position inédite vis-à-vis des deux hommes.
Avec le sort qui est réservé à Docteur et Mouche (en clair, sortiront-ils vivants de la cage, comment et que feront-ils ensuite ?), la position de Petiot est l'un des enjeux de "La Cage", car elle sera un indicateur majeur pour que le lecteur choisisse aussi entre optimisme et pessimisme face à cette situation hors du commun... Petiot aidera-t-il les étrangers ou restera-t-il dans le camp des geôliers ?
J'ai évoqué rapidement ceux à qui Petiot rapporte ses observations : on les appelle les Administrateurs. Il se réunissent régulièrement en conseil, tiens, tiens, mais on ne peut pas dire que cela serve à grand-chose, si ce n'est entériner un statu quo terrible : rien n'est fait pour sortir les étrangers de là, ni même envisager une amélioration sensible de leur sort.
"A quoi sert notre compassion si elle n'entraîne aucun changement de situation", remarque Petiot. Phrase qui gifle le lecteur, car, après tout, même celui qui sera le plus sensible à la situation des étrangers est coupable s'il se contente d'observer et de se lamenter sans rien faire... Nous voila, nous aussi, face à nos responsabilités...
Le dernier point à aborder est sans doute le plus dur, le plus dérangeant... Au fil du récit, un parallèle va s'établir entre la situation des étrangers et celle des animaux que l'on visite au zoo de la ville... Je parlais plus haut du phénomène de déshumanisation à l'oeuvre de la part des Administrateurs et des visiteurs qui passent parfois par la cour de l'hôtel, c'est l'étape suivante...
Après les avoir réduits au terme d'étranger, puis les avoir rebaptisés de surnoms sans valeur, voilà donc qu'on réduit ces deux hommes à un statut d'animal... Difficile de ne pas songer à ces camps de réfugiés où l'on entasse les malheureux et même pire (les marchés aux esclaves ou les bombardements en Libye sont un effroyable paroxysme de ce rejet...).
Dès la scène d'ouverture du livre, on ressent cela, avec cette béquée qui n'a rien d'attendrissante, pour le coup, mais nous bouscule toute de suite et nous plonge au plus vite dans le vif du sujet... Par la suite, c'est donc le thème du zoo qui s'impose, avec un autre élément sous-jacent : un racisme omniprésent, même de façon inconsciente, parfois.
Petiot, encore : "il n'y aurait que peu d'intérêt à mettre en cage ce qui se trouve déjà en liberté près de chez nous"... Ici, le jeune narrateur évoque les animaux du zoo et "l'exotisme" des espèces qu'on y voit. Mais comment, dans le contexte, ne pas appliquer aussi ce raisonnement aux deux hommes eux aussi enfermés derrière une grille ?
La fable absurde de Lloyd Jones ne fait pas sourire longtemps. Ou alors, un sourire jaune, et un jaune appuyé... Vous découvrirez la vie terrible de Docteur et Mouche, qui n'ont jamais la parole ou presque, et qu'on n'écoute pas quand ils la prennent de toute façon. Et la distance qui les sépare de nous, lecteurs, ajoute au trouble, puisque l'on ne peut que regarder leurs gestes, leurs attitudes, leur désespoir...
En lisant "la Cage", j'ai repensé au "Rapport de Brodeck", de Philippe Claudel, qui évoquait là aussi la rude situation d'un personnage considéré comme un étranger. Le contexte était différent, chez Claudel, c'est une allusion à la IIe Guerre mondiale, pour Lloyd Jones, c'est un phénomène qui se déroule maintenant. Mais le cousinage est réel.
"Nous voudrions poursuivre notre chemin, nous voudrions nous en aller", expliquent ceux qui vont désormais s'appeler Docteur et Mouche, au tout début du livre, phrase qui pose là encore bien la situation absurde qui est celle du livre : on ne veut pas d'eux ici, ils veulent partir et pourtant, on les enferme, on les retient...
Je ne m'attendais pas, en me lançant dans cette lecture, à quelque chose d'aussi noir, d'aussi dérangeant, mais c'est important aussi de lire ce genre de livre. Le message de bienvenue affiché à l'entrée de l'hôtel est vite bafoué, comme d'autres devises gravées sur d'autres frontons en d'autres pays... Et l'on sort en se sentant bien coupable...
C'est aussi un roman qui incite à l'écoute de l'autre, de celui qui souffre et qui n'a pas fait un long voyage semé d'embûches par plaisir ou par ambition. Ecouter pour ne plus se voiler la face et ne plus minimiser des drames humains effroyables qui se déroulent loin de nos yeux. Et donc loin de nos coeurs égoïstes...