Une citation un peu longue en guise de titre, mais elle a le mérite de poser le problème qui se trouve au coeur de notre roman du jour avec clarté, et même au-delà du strict périmètre de cette histoire. Il va donc être question de ce fléau qu'est le braconnage, particulièrement en Afrique, jusqu'à mettre en péril des espèces emblématiques du continent. Dans "Ivoire", de Niels Labuzan (en grand format aux éditions Lattès), ce sont les éléphants qui sont mis en avant, mais ce ne sont pas les seuls qui, aujourd'hui, pourraient disparaître pour satisfaire des besoins d'hommes riches et puissants à l'autre bout du monde... Pourtant, et c'est également ce que nous raconte ce roman, la résistance s'organise et des décisions, pour le moment encore limitées géographiquement, ont déjà été prises pour protéger ces animaux. Des décisions radicales, fortes, des gestes politiques d'une grande puissance, d'un grand courage, qui, espérons-le, gagneront bientôt du terrain. Et voici l'occasion de nous rendre dans un pays pas comme les autres, rarement évoqué : le Botswana...
Parce que l'ivoire aurait d'importantes vertus curatives, parce qu'il permettrait de prolonger l'existence ou d'améliorer diverses fonctions du corps humain, il est des régions du monde où l'on voudrait pouvoir en consommer à volonté. Mais voilà, l'ivoire n'est pas une matière que la nature offre en immense quantité...
Et puis, surtout, c'est une matière vivante, qu'on trouve sur des animaux : défenses d'éléphants, cornes de rhinocéros, par exemple. Puisqu'il y a une demande, il y a une offre. Mais, une offre qui nécessite de chasser ces majestueux animaux, désormais protégés, car la chasse, sous toutes ses formes, a déjà réduit les troupeaux comme peau de chagrin partout en Afrique...
Désormais, les réglementations en vigueur sont draconiennes, mais peu importe : l'appât du gain, ou tout simplement la volonté de survivre, sont plus forts. Et c'est ainsi que le braconnage se développe pour alimenter un trafic sans cesse plus important. Jusqu'au coeur des parcs nationaux, jusque dans les endroits où ces animaux devraient vivre paisiblement, on les traque.
Tel un village d'Astérix africain, un pays a pourtant pris des résolutions draconiennes pour protéger les grands mammifères, et en particulier les éléphants : le Botswana. Un Etat dont, reconnaissons-le, nous ne savons pas grand-chose. Situé en Afrique australe, c'est un pays enclavé, sans accès à la mer, mais à la géographie absolument fascinante.
En effet, on y trouve des merveilles de la nature, comme le désert du Kalahari (qui couvre près de 70% de la superficie du pays), le delta de l'Okavongo, l'un des plus grands deltas intérieurs au monde (ne donnant donc pas sur une mer) et se trouvant, de manière étrange, au coeur de ce désert, ou encore le pan de Makgadikgadi, un impressionnant désert de sel...
C'est ce territoire, contrasté, d'une beauté aussi sauvage qu'impressionnante, qui est devenu un sanctuaire pour les éléphants. Par une décision politique, l'ensemble du territoire botswanais est désormais un refuge pour les espèces les plus menacées par le braconnage. Ce qui est encore loin d'assurer la survie des espèces, mais peut marquer le début d'un mouvement qui pourrait faire tâche d'huile.
Erin, jeune Britannique, est venue s'installer au Botswana, sur une concession où elle peut observer et participer à la préservation des éléphants. Fasciné par ce pays dont elle ignorait à peu près tout avant de choisir d'y vivre, elle a dû s'acclimater à cette nouvelle vie. Et c'est en arpentant la concession à pied qu'elle a pris contact avec cette nature magique et a pu en mesurer aussi bien la magnificence que les dangers.
Idéaliste et déterminée, elle travaille au rapatriement au Botswana d'éléphants vivants dans les pays voisins et mis en danger par le développement du braconnage. Mais elle a aussi l'ambition de s'attaquer au trafic d'ivoire, cette demande qui induit le braconnage en profitant de la misère profonde dans laquelle vivent de nombreux Africains.
Et pour lutter contre ce phénomène, elle a décidé de le comprendre. Non, mieux que ça encore, elle a eu une idée pour essayer de tracer les routes qu'emprunte l'ivoire, depuis les lieux où on le collecte de manière sanglante, jusqu'aux endroits où on le consomme. Ainsi, pourrait-on peut-être démantelé une partie de ce trafic et faire payer aussi les commanditaires...
A ses côtés, se trouve Bojosi. Je vais moins vous parler de ce personnage, car son parcours se dévoile au fil du roman et cristallise toute la problématique de cette histoire, toutes les ambiguïtés qui entourent ce trafic et la lutte qui s'organise pour l'enrayer... Mais, lorsqu'on le rencontre, il incarne l'autorité aux côtés d'Erin, et donc la volonté d'interrompre un commerce qui se poursuit malgré les interdictions internationales.
Enfin, il y a Seretse. Fonctionnaire botswanais, oscillant entre idéalisme et ambition personnelle, il sert avec ardeur ce pays si courageux, qui a décidé de protéger coûte que coûte les grands mammifères. Il est originaire de Kasane, petite ville du nord du Botswana, située là où se rencontrent les frontières de quatre pays, et qui occupe une place centrale dans les décisions politiques qui ont été prises.
L'idéalisme de Seretse le rapproche d'Erin, bien sûr, mais lui est Africain, il est Botswanais, et ce qu'il cherche à protéger, c'est avant tout sa terre natale. Mais il est également conscient de ce que la démarche entamée par son pays a d'exemplaire. Une façon de placer le Botswana au centre d'un jeu mondial, d'en faire un fer de lance dans une bataille qui s'annonce longue et dangereuse.
C'est aussi pour cela que cet idéalisme se marie avec une ambition réelle, celle de grimper les échelons d'un ministère qui, de part les choix faits par le Botswana, a pris une ampleur inédite, le ministère de l'environnement. Toutefois, vous le verrez, sur son chemin vont se dresser quelques obstacles, dont l'un va lui poser un sérieux cas de conscience...
Ce sont ces trois personnages que nous allons suivre essentiellement au cours de ce roman. D'autres vont apparaître, souvent bien plus secondaires, mais parfois centraux par leur action. Je fais le choix de ne pas les évoquer directement dans ce billet, parce que leur rôle, justement, doit vous apparaître au fil de la lecture.
De même, il y a un élément formidable au coeur du projet d'Erin que je vais taire ici. Ce n'est pas l'envie de vous en parler qui manque, mais c'est une idée tellement géniale qu'il faut vous la laisser découvrir. Hélas, je pense qu'il s'agit d'un élément de pure fiction, je dis hélas, car ce serait formidable qu'on le mette en oeuvre, mais c'est aussi la dimension romanesque de ce projet qui fait sa force et son intérêt.
Dans "Ivoire", Niels Labuzan évoque donc aussi bien le braconnage, sous des formes parfois extrêmement violentes, mais c'est la réalité de ces actes qui l'est et c'est une façon aussi d'éveiller les consciences, le trafic en lui-même, depuis l'abattage des animaux jusqu'à l'acheminement vers les clients, formant une véritable industrie, particulièrement lucrative.
Et puis, la lutte contre ces phénomènes qui menacent tout un écosystème, tout un continent, en fait. A travers Erin, c'est la prise de conscience occidentale, sans doute encore limitée, sans doute encore insuffisante, en particulier sur le plan politique et diplomatique. Erin, c'est un électron libre, finalement, elle ne représente qu'elle-même, et sa bonne volonté pourrait être insuffisante.
Il y a un autre aspect très important que représente Erin : la dimension abstraite que tout cela représente pour les populations non-africaines. Oh, bien sûr, on peut se sentir concerné, solidaire, inquiet, mais dans l'ensemble, quelle est la véritable perception que l'on a ? Se rend-on vraiment compte de l'ampleur du problème, de la violence croissante qu'elle entraîne, du danger global que cela pourrait provoquer, aussi bien sur le plan écologique qu'humain.
Ce côté abstrait, difficile à cerner, à appréhender dans son ensemble, on le retrouve chez Seretse, qui se retrouve en charge d'un fabuleux projet donc il peine à définir le cadre. En fait, il l'envisage même comme une espèce de mythe qu'il va devoir s'évertuer, et urgemment, à rendre très concret. Pour que les espèces mises en danger par le braconnage ne finissent pas par n'exister que dans les dictionnaires ou sur internet...
Car le Botswana, mais aussi ceux qui essayent de protéger les espèces menacées dans toute l'Afrique, à travers les parcs nationaux, sont bien loin des yeux des puissants de ce monde. En Europe, en Amérique, l'image que l'on a de ces animaux se limite bien souvent aux documentaires que l'on peut voir sur telle ou telle chaîne et ces espèces ont quelque chose d'une image d'Epinal, sans vie, sans substance...
Mais au-delà des faits, au-delà de l'entreprise initiée par Erin, avec le soutien de Bojosi et de Seretse, qui la soutiennent sans état d'âme, bien que leurs motivations diffèrent énormément, "Ivoire" est un roman sur la relation de l'homme à la nature, ici symbolisée par ces majestueux et imposants animaux. Ces animaux qu'on dit sauvages, puisque l'homme ne les a jamais soumis...
Désormais, on ne cherche plus à les soumettre, mais carrément à les tuer. Et pour des raisons bien futiles, parce que leur ivoire soignerait telle maladie ou redonnerait de la vigueur à une libido défaillante... Bien sûr, il reste sans doute une partie du trafic destiné à procurer de la matière première pour des bijoux, des objets précieux, mais Niels Labuzan met l'accent sur ce trafic "médical", très puissant.
En lisant "Ivoire", j'ai repensé à deux lectures plus ou moins récentes, dont les histoires recoupent les thèmes et les rebondissements de ce roman. Il s'agit de deux thrillers, ce que n'est pas "Ivoire", même s'il y a quelques ressorts qui pourraient l'en approcher : on pourrait considérer la démarche initiée par Erin comme une enquête, et à travers Bojosi, on a un beau personnage de roman noir, en quête de rédemption.
La première de ces lectures, c'est "Et le mal viendra", du duo Jérôme Camut et Nathalie Hug, dans lequel la question du braconnage en Afrique est abordée, à travers le cas des grands singes, et particulièrement des gorilles. Mais qui nous rappelle aussi qu'il est aisé d'avoir un regard moral, voire moraliste, sur ces questions quand on a tout, alors que la réalité est plus complexe, moins manichéenne.
Et puis, l'autre lecture, c'est "Kisanga", d'Emmanuel Grand. Pas de braconnage dans ce roman-là, mais une autre forme de pillage, celui des sous-sols africains riches en minerais rares. Le lien avec "Ivoire", ce sont cette fois les débouchés et l'influence croissante de la Chine sur tout le continent africain. Et l'un des points commun, c'est une même porte d'entrée (et de sortie)...
Oui, Niels Labuzan met ses lecteurs face à leurs responsabilités. Face au regard que nous portons à cette nature lointaine que notre indifférence peut suffire à détruire. Il nous interroge sur notre lien au vivant. D'une certaine façon, il rejoint le propos de Pascal Janovjak dans "le Zoo de Rome", en évoquant l'évolution de nos comportements et la prise de conscience liée à la condition de ces grands animaux.
Ce qui est mis en évidence, c'est la responsabilité de l'humain vis-à-vis des animaux. C'est une vision moderne, très contemporaine. Et, pour marquer ce changement radical de philosophie, Niels Labuzan prend un exemple qui va rappeler quelque chose aux fidèles de ce blog : les procès d'animaux qui furent organisés en Europe pendant des siècles. Eh oui, les mêmes que dans "Le Procès du cochon".
A cette époque, on voulait que les animaux soient responsables de leurs actes, comme les humains. Aujourd'hui, cette idée paraît ridicule (c'est le mot employé dans le roman) et c'est désormais au seul être humain qu'incombe cette responsabilité. Et plus particulièrement envers toutes les créatures terrestres que ses activités mettent désormais en danger.
En Afrique australe, cette lutte qui s'organise et se structure face à un braconnage qui s'industrialise, est une des nombreuses batailles engagées aux quatre coins du monde, éléments d'une guerre désormais généralisée pour sauver ce qu'on peut encore sauver de notre planète. Même si, au contraire d'Erin, on n'a jamais mis les pieds au Botswana ou sur le continent africain, notre rôle n'en est pas amoindri pour aider les éléphants.
Mais "Ivoire" est aussi un magnifique voyage, au coeur de paysages absolument somptueux, fascinants, à la découverte du Botswana, dont on ignorera plus rien désormais. On le visite du nord au sud, de Kasane au désert du Kalahari, sans oublier évidemment ces espaces dédiés aux éléphants où l'homme n'est plus le bienvenue, en tout cas plus comme on l'a laissé faire trop longtemps en Afrique.
Autour de son récit romanesque, Niels Labuzan nous informe, en réussissant à ne pas se montrer trop didactique ou verbeux, sur ce qui évolue : les traités internationaux, les grandes messes environnementales comme les fameuses COP, où certaines décisions sont prises. C'est un état des lieux qu'il nous propose et qui permet de mesurer la singularité du Botswana aujourd'hui.
Ces choix politiques forts ont l'air de vouloir porter des fruits. Mais, pour l'heure, en se limitant au Botswana, leurs effets sont encore insuffisants. Le mouvement est encore loin de gagner des pays comme la RDC ou le Kenya, qui pourraient pourtant donner à ce mouvement en faveur de la faune, une impulsion décisive...
Mais les enjeux sont grands et l'emportent encore sur la prise de conscience de ce qui nous guette, de ce qui nous menace tous. "Ivoire", vous le verrez dans la vidéo ci-dessous, se veut un roman optimiste, ce qui ne veut pas dire qu'il minimise la situation actuelle, la violence générée et les inquiétudes légitimes.
Parce qu'il faut croire, avec force, que le courage du Botswana sera contagieux, que la lutte, à l'image d'ailleurs de ce qui se passe pour le trafic de drogue, ne se limitera pas aux braconniers, qui sont en bout de chaîne et n'existent que par la volonté des commanditaires. Ce sont eux qui doivent se retrouver dans le collimateur, et quelques exemples retentissants pourraient influer sur l'avenir de ces animaux.
Parce que l'ivoire aurait d'importantes vertus curatives, parce qu'il permettrait de prolonger l'existence ou d'améliorer diverses fonctions du corps humain, il est des régions du monde où l'on voudrait pouvoir en consommer à volonté. Mais voilà, l'ivoire n'est pas une matière que la nature offre en immense quantité...
Et puis, surtout, c'est une matière vivante, qu'on trouve sur des animaux : défenses d'éléphants, cornes de rhinocéros, par exemple. Puisqu'il y a une demande, il y a une offre. Mais, une offre qui nécessite de chasser ces majestueux animaux, désormais protégés, car la chasse, sous toutes ses formes, a déjà réduit les troupeaux comme peau de chagrin partout en Afrique...
Désormais, les réglementations en vigueur sont draconiennes, mais peu importe : l'appât du gain, ou tout simplement la volonté de survivre, sont plus forts. Et c'est ainsi que le braconnage se développe pour alimenter un trafic sans cesse plus important. Jusqu'au coeur des parcs nationaux, jusque dans les endroits où ces animaux devraient vivre paisiblement, on les traque.
Tel un village d'Astérix africain, un pays a pourtant pris des résolutions draconiennes pour protéger les grands mammifères, et en particulier les éléphants : le Botswana. Un Etat dont, reconnaissons-le, nous ne savons pas grand-chose. Situé en Afrique australe, c'est un pays enclavé, sans accès à la mer, mais à la géographie absolument fascinante.
En effet, on y trouve des merveilles de la nature, comme le désert du Kalahari (qui couvre près de 70% de la superficie du pays), le delta de l'Okavongo, l'un des plus grands deltas intérieurs au monde (ne donnant donc pas sur une mer) et se trouvant, de manière étrange, au coeur de ce désert, ou encore le pan de Makgadikgadi, un impressionnant désert de sel...
C'est ce territoire, contrasté, d'une beauté aussi sauvage qu'impressionnante, qui est devenu un sanctuaire pour les éléphants. Par une décision politique, l'ensemble du territoire botswanais est désormais un refuge pour les espèces les plus menacées par le braconnage. Ce qui est encore loin d'assurer la survie des espèces, mais peut marquer le début d'un mouvement qui pourrait faire tâche d'huile.
Erin, jeune Britannique, est venue s'installer au Botswana, sur une concession où elle peut observer et participer à la préservation des éléphants. Fasciné par ce pays dont elle ignorait à peu près tout avant de choisir d'y vivre, elle a dû s'acclimater à cette nouvelle vie. Et c'est en arpentant la concession à pied qu'elle a pris contact avec cette nature magique et a pu en mesurer aussi bien la magnificence que les dangers.
Idéaliste et déterminée, elle travaille au rapatriement au Botswana d'éléphants vivants dans les pays voisins et mis en danger par le développement du braconnage. Mais elle a aussi l'ambition de s'attaquer au trafic d'ivoire, cette demande qui induit le braconnage en profitant de la misère profonde dans laquelle vivent de nombreux Africains.
Et pour lutter contre ce phénomène, elle a décidé de le comprendre. Non, mieux que ça encore, elle a eu une idée pour essayer de tracer les routes qu'emprunte l'ivoire, depuis les lieux où on le collecte de manière sanglante, jusqu'aux endroits où on le consomme. Ainsi, pourrait-on peut-être démantelé une partie de ce trafic et faire payer aussi les commanditaires...
A ses côtés, se trouve Bojosi. Je vais moins vous parler de ce personnage, car son parcours se dévoile au fil du roman et cristallise toute la problématique de cette histoire, toutes les ambiguïtés qui entourent ce trafic et la lutte qui s'organise pour l'enrayer... Mais, lorsqu'on le rencontre, il incarne l'autorité aux côtés d'Erin, et donc la volonté d'interrompre un commerce qui se poursuit malgré les interdictions internationales.
Enfin, il y a Seretse. Fonctionnaire botswanais, oscillant entre idéalisme et ambition personnelle, il sert avec ardeur ce pays si courageux, qui a décidé de protéger coûte que coûte les grands mammifères. Il est originaire de Kasane, petite ville du nord du Botswana, située là où se rencontrent les frontières de quatre pays, et qui occupe une place centrale dans les décisions politiques qui ont été prises.
L'idéalisme de Seretse le rapproche d'Erin, bien sûr, mais lui est Africain, il est Botswanais, et ce qu'il cherche à protéger, c'est avant tout sa terre natale. Mais il est également conscient de ce que la démarche entamée par son pays a d'exemplaire. Une façon de placer le Botswana au centre d'un jeu mondial, d'en faire un fer de lance dans une bataille qui s'annonce longue et dangereuse.
C'est aussi pour cela que cet idéalisme se marie avec une ambition réelle, celle de grimper les échelons d'un ministère qui, de part les choix faits par le Botswana, a pris une ampleur inédite, le ministère de l'environnement. Toutefois, vous le verrez, sur son chemin vont se dresser quelques obstacles, dont l'un va lui poser un sérieux cas de conscience...
Ce sont ces trois personnages que nous allons suivre essentiellement au cours de ce roman. D'autres vont apparaître, souvent bien plus secondaires, mais parfois centraux par leur action. Je fais le choix de ne pas les évoquer directement dans ce billet, parce que leur rôle, justement, doit vous apparaître au fil de la lecture.
De même, il y a un élément formidable au coeur du projet d'Erin que je vais taire ici. Ce n'est pas l'envie de vous en parler qui manque, mais c'est une idée tellement géniale qu'il faut vous la laisser découvrir. Hélas, je pense qu'il s'agit d'un élément de pure fiction, je dis hélas, car ce serait formidable qu'on le mette en oeuvre, mais c'est aussi la dimension romanesque de ce projet qui fait sa force et son intérêt.
Dans "Ivoire", Niels Labuzan évoque donc aussi bien le braconnage, sous des formes parfois extrêmement violentes, mais c'est la réalité de ces actes qui l'est et c'est une façon aussi d'éveiller les consciences, le trafic en lui-même, depuis l'abattage des animaux jusqu'à l'acheminement vers les clients, formant une véritable industrie, particulièrement lucrative.
Et puis, la lutte contre ces phénomènes qui menacent tout un écosystème, tout un continent, en fait. A travers Erin, c'est la prise de conscience occidentale, sans doute encore limitée, sans doute encore insuffisante, en particulier sur le plan politique et diplomatique. Erin, c'est un électron libre, finalement, elle ne représente qu'elle-même, et sa bonne volonté pourrait être insuffisante.
Il y a un autre aspect très important que représente Erin : la dimension abstraite que tout cela représente pour les populations non-africaines. Oh, bien sûr, on peut se sentir concerné, solidaire, inquiet, mais dans l'ensemble, quelle est la véritable perception que l'on a ? Se rend-on vraiment compte de l'ampleur du problème, de la violence croissante qu'elle entraîne, du danger global que cela pourrait provoquer, aussi bien sur le plan écologique qu'humain.
Ce côté abstrait, difficile à cerner, à appréhender dans son ensemble, on le retrouve chez Seretse, qui se retrouve en charge d'un fabuleux projet donc il peine à définir le cadre. En fait, il l'envisage même comme une espèce de mythe qu'il va devoir s'évertuer, et urgemment, à rendre très concret. Pour que les espèces mises en danger par le braconnage ne finissent pas par n'exister que dans les dictionnaires ou sur internet...
Car le Botswana, mais aussi ceux qui essayent de protéger les espèces menacées dans toute l'Afrique, à travers les parcs nationaux, sont bien loin des yeux des puissants de ce monde. En Europe, en Amérique, l'image que l'on a de ces animaux se limite bien souvent aux documentaires que l'on peut voir sur telle ou telle chaîne et ces espèces ont quelque chose d'une image d'Epinal, sans vie, sans substance...
Mais au-delà des faits, au-delà de l'entreprise initiée par Erin, avec le soutien de Bojosi et de Seretse, qui la soutiennent sans état d'âme, bien que leurs motivations diffèrent énormément, "Ivoire" est un roman sur la relation de l'homme à la nature, ici symbolisée par ces majestueux et imposants animaux. Ces animaux qu'on dit sauvages, puisque l'homme ne les a jamais soumis...
Désormais, on ne cherche plus à les soumettre, mais carrément à les tuer. Et pour des raisons bien futiles, parce que leur ivoire soignerait telle maladie ou redonnerait de la vigueur à une libido défaillante... Bien sûr, il reste sans doute une partie du trafic destiné à procurer de la matière première pour des bijoux, des objets précieux, mais Niels Labuzan met l'accent sur ce trafic "médical", très puissant.
En lisant "Ivoire", j'ai repensé à deux lectures plus ou moins récentes, dont les histoires recoupent les thèmes et les rebondissements de ce roman. Il s'agit de deux thrillers, ce que n'est pas "Ivoire", même s'il y a quelques ressorts qui pourraient l'en approcher : on pourrait considérer la démarche initiée par Erin comme une enquête, et à travers Bojosi, on a un beau personnage de roman noir, en quête de rédemption.
La première de ces lectures, c'est "Et le mal viendra", du duo Jérôme Camut et Nathalie Hug, dans lequel la question du braconnage en Afrique est abordée, à travers le cas des grands singes, et particulièrement des gorilles. Mais qui nous rappelle aussi qu'il est aisé d'avoir un regard moral, voire moraliste, sur ces questions quand on a tout, alors que la réalité est plus complexe, moins manichéenne.
Et puis, l'autre lecture, c'est "Kisanga", d'Emmanuel Grand. Pas de braconnage dans ce roman-là, mais une autre forme de pillage, celui des sous-sols africains riches en minerais rares. Le lien avec "Ivoire", ce sont cette fois les débouchés et l'influence croissante de la Chine sur tout le continent africain. Et l'un des points commun, c'est une même porte d'entrée (et de sortie)...
Oui, Niels Labuzan met ses lecteurs face à leurs responsabilités. Face au regard que nous portons à cette nature lointaine que notre indifférence peut suffire à détruire. Il nous interroge sur notre lien au vivant. D'une certaine façon, il rejoint le propos de Pascal Janovjak dans "le Zoo de Rome", en évoquant l'évolution de nos comportements et la prise de conscience liée à la condition de ces grands animaux.
Ce qui est mis en évidence, c'est la responsabilité de l'humain vis-à-vis des animaux. C'est une vision moderne, très contemporaine. Et, pour marquer ce changement radical de philosophie, Niels Labuzan prend un exemple qui va rappeler quelque chose aux fidèles de ce blog : les procès d'animaux qui furent organisés en Europe pendant des siècles. Eh oui, les mêmes que dans "Le Procès du cochon".
A cette époque, on voulait que les animaux soient responsables de leurs actes, comme les humains. Aujourd'hui, cette idée paraît ridicule (c'est le mot employé dans le roman) et c'est désormais au seul être humain qu'incombe cette responsabilité. Et plus particulièrement envers toutes les créatures terrestres que ses activités mettent désormais en danger.
En Afrique australe, cette lutte qui s'organise et se structure face à un braconnage qui s'industrialise, est une des nombreuses batailles engagées aux quatre coins du monde, éléments d'une guerre désormais généralisée pour sauver ce qu'on peut encore sauver de notre planète. Même si, au contraire d'Erin, on n'a jamais mis les pieds au Botswana ou sur le continent africain, notre rôle n'en est pas amoindri pour aider les éléphants.
Mais "Ivoire" est aussi un magnifique voyage, au coeur de paysages absolument somptueux, fascinants, à la découverte du Botswana, dont on ignorera plus rien désormais. On le visite du nord au sud, de Kasane au désert du Kalahari, sans oublier évidemment ces espaces dédiés aux éléphants où l'homme n'est plus le bienvenue, en tout cas plus comme on l'a laissé faire trop longtemps en Afrique.
Autour de son récit romanesque, Niels Labuzan nous informe, en réussissant à ne pas se montrer trop didactique ou verbeux, sur ce qui évolue : les traités internationaux, les grandes messes environnementales comme les fameuses COP, où certaines décisions sont prises. C'est un état des lieux qu'il nous propose et qui permet de mesurer la singularité du Botswana aujourd'hui.
Ces choix politiques forts ont l'air de vouloir porter des fruits. Mais, pour l'heure, en se limitant au Botswana, leurs effets sont encore insuffisants. Le mouvement est encore loin de gagner des pays comme la RDC ou le Kenya, qui pourraient pourtant donner à ce mouvement en faveur de la faune, une impulsion décisive...
Mais les enjeux sont grands et l'emportent encore sur la prise de conscience de ce qui nous guette, de ce qui nous menace tous. "Ivoire", vous le verrez dans la vidéo ci-dessous, se veut un roman optimiste, ce qui ne veut pas dire qu'il minimise la situation actuelle, la violence générée et les inquiétudes légitimes.
Parce qu'il faut croire, avec force, que le courage du Botswana sera contagieux, que la lutte, à l'image d'ailleurs de ce qui se passe pour le trafic de drogue, ne se limitera pas aux braconniers, qui sont en bout de chaîne et n'existent que par la volonté des commanditaires. Ce sont eux qui doivent se retrouver dans le collimateur, et quelques exemples retentissants pourraient influer sur l'avenir de ces animaux.