"Elles sont plus fortes que nous, l'entendit-elle dire à son père. Heureusement pour nous, elles ne le savent pas".

Je ne suis pas tout à fait satisfait de cette citation, mais les autres que j'avais mise de côté en cours de lecture n'étaient pas plus convaincantes. Et puis, cet extrait a un mérite : mettre en scène les trois personnages centraux du livre, ainsi qu'un des thèmes majeurs du roman, l'émancipation féminine. Direction Brooklyn, cadre principal de notre roman du jour, et que l'on va visiter tout au long du roman. Une histoire qui se déroule à deux périodes distinctes, séparées de quelques années, mais des années décisives. "Manhattan Beach", de Jennifer Egan (en grand format dans la collection Pavillons des éditions Robert Laffont ; traduction d'Aline Weill), nous entraîne dans un univers qui pourrait être celui d'un roman noir, qui s'y aventure par instants à travers un de ses personnages principaux, mais qui est d'abord l'histoire d'une jeune femme magnifique, forte et déterminée, courageuse et têtue, redoutable menteuse également (mais tous les protagonistes du livre le sont), qui va se découvrir une vocation surprenante. C'est aussi un livre où la mer tient une place centrale, incontournable, même...
Une froide journée de 1934, Anna Kerrigan accompagne son père à l'un de ses rendez-vous professionnel. Une habitude qu'ils partagent depuis des années, une marque de confiance que la jeune fille, qui aura bientôt 12 ans, ne mesure sans doute pas tout à fait. Ce jour-là, ils quittent l'appartement familial pour se rendre tout au sud de Brooklyn.
Un quartier qui s'appelle Manhattan Beach et qui, comme son nom l'indique, donne sur l'océan. Mais, pour Anna, c'est une fascination : les maisons voisinent avec la plage, on a que quelques pas à faire en sortant pour se retrouver sur le sable ! C'est d'ailleurs le cas de la maison où doit se rendre Ed Kerrigan et où l'attend un certain Dexter Styles.
Si Anna a l'habitude de ces rendez-vous où son père l'amène, sachant qu'elle ne prêtera guère attention aux échanges, la jeune fille va pourtant se rendre compte que cet entretien-là n'est pas tout à fait comme les autres et que les discussions entre Ed Kerrigan et Dexter Styles pourraient décider de l'avenir de sa famille.
Et ce n'est pas rien : dans leur appartement, attendent la mère d'Anna, mais aussi sa jeune soeur, Lyddia, handicapée de naissance. Son état nécessite une attention permanente, des soins coûteux et l'achat d'un fauteuil à ses mesures pour lui permettre de se déplacer... Autant de frais au-dessus des moyens d'Ed, qui travaille comme coursier pour son ami d'enfance, patron d'un syndicat de dockers.
Même si son attention est irrémédiablement attiré par l'océan, même si elle ne peut se retenir de mettre les pieds dans son eau glaciale, Anna comprend instinctivement que cette visite à Manhattan Beach est bien plus cruciale que tous les autres rendez-vous auxquels elle a assistés jusque-là. Mais elle est encore trop jeune pour en mesurer la portée.
Quelques années plus tard, Anna va recroiser Dexter Styles, complètement par hasard. Elle est allée danser dans une boîte de nuit qui appartient à cet homme, qu'elle reconnaît aussitôt. Lui, en revanche, ne voit qu'une ravissante jeune femme. Il faut dire qu'entre ces deux rencontres, beaucoup de choses se sont passées.
D'abord, Anna n'est plus une fillette. Elle aura bientôt 20 ans. Ensuite, la guerre, initiée en Europe, a rattrapé les Etats-Unis, après le bombardement de Pearls Harbor. Une situation qui a poussé Anna à abandonner ses études pour chercher un emploi, afin de soutenir l'effort de guerre. Embauchée dans l'un des principaux chantiers navals de Brooklyn, elle mesure des pièces qui seront assemblées pour donner corps à un nouveau navire de guerre...
Mais l'événement le plus marquant pour Anna, au cours de ces années, c'est la disparition de son père. Un jour, quelques mois après la rencontre de Manhattan Beach, il s'est volatilisé. Il n'a plus jamais donné signe de vie depuis, laissant derrière lui son épouse, complètement désemparée, sa fille aînée pleine de colère, et sa cadette à la santé si fragile...
Pour Anna, cette rencontre est une opportunité qu'il ne faut pas laisser passer : Dexter pourrait avoir des informations utiles concernant son père et sa disparition. Toutefois, elle préfère se présenter sous un faux nom, comme si quelque chose l'avait retenue. Comme si elle redoutait de se mêler des mystérieuses affaires de Styles...
Avant d'aller plus loin, une précision géographique : Manhattan Beach est un quartier de Brooklyn, et ne se trouve donc pas sur l'île de Manhattan, comme on pourrait le penser. Manhattan Beach se trouve  au sud de Brooklyn, proche de deux quartiers dont les noms nous parlent forcément un peu plus : Brighton Beach et Coney Island.
Il ne sera d'ailleurs pas inutile d'avoir une carte de Brooklyn sous la main, surtout si, comme moi, vos notions géographiques concernant cet arrondissement (l'un des 5 composants la ville de New York) et plus largement Big Apple, sont assez floues. Car Jennifer Egan va nous emmener à ses quatre coins, même si l'ensemble du roman ne s'y déroule pas.
Revenons au livre, qui se déroule donc sur deux périodes distinctes : le début du roman a lieu en 1934, très peu de temps après la fin de la Prohibition ; la majeure partie du livre, elle, se passe pendant la IIe Guerre mondiale, après l'entrée en guerre des Etats-Unis. Et là non plus ce n'est absolument pas un détail, puisque la vie d'Anna, on l'aura compris, est conditionnée par cela.
Disons-le clairement puisque j'ai évoqué la Prohibition, il est question de gangsters dans "Manhattan Beach" et, si le mot "mafia" n'est pas prononcé, on croise quelques noms célèbres appartenant à cette organisation. On comprend même rapidement que le syndicat de dockers pour lequel travaille Ed Kerrigan n'est qu'une façade pour des activités illégales.
Pour autant, Ed n'est pas un gangster, c'est un brave homme aux abois, qui a besoin d'argent pour permettre à sa famille de vivre et à sa fille malade d'obtenir le suivi médical dont elle a besoin. Le reste, ce sont les circonstances, des fidélités amicales devenues encombrantes et des dettes (non financières, celles-là) à rembourser.
Il n'est toutefois pas dupe de l'inconfort de cette situation et de son rôle tout à fait subalterne, voire carrément négligeable, au sein de l'organisation qu'il sert. Il n'empêche que, découvrant ces liaisons potentiellement dangereuses, le lecteur se met vite à se demander si la disparition brutale d'Ed Kerrigan n'aurait pas un lien avec ces activités. Un lien fatal...
"Manhattan Beach" n'est pas un roman noir, ou disons un pur roman de gangsters. C'est un élément important de cette histoire, mais on ne peut pas dire qu'il y ait une intrigue au coeur de ce livre qui puisse en faire un roman noir. C'est plutôt une fresque sur fond historique, de la Grande Dépression au virage de la IIe Guerre mondiale.
La trame narrative repose en fait sur Anna, personnage principal de "Manhattan Beach", son véritable moteur. Elle est une jeune femme dont on découvre bien vite le fort caractère : dès le début du livre, alors qu'elle est encore une enfant, on ressent cette personnalité très affirmée, déjà presque rebelle, ce qui va se confirmer plus tard.
En entrant dans l'âge adulte, elle porte l'absence inexpliquée de son père comme un fardeau, entre colère et sentiment de trahison. Pour elle, aucun doute, son père n'st pas mort, il est parti, il a abandonné sa famille, et surtout ses deux filles, dont cette fille malade qu'il a pu considérer comme un poids insupportable à porter...
Cette flamme qui brûle en elle va forger un peu plus ce caractère affirmé. Elle ne va plus cesser de montrer son indépendance d'esprit et un côté anticonformiste, qui dénote dans une société encore largement dominée par les hommes. Anna n'a rien d'une femme soumise, elle entend mener son existence à sa guise, selon ses goûts et ambitions.
Ainsi va-t-elle arrêter ses études pour travailler à l'effort de guerre, et pas n'importe où : dans un chantier naval, où à cette époque, il est peu habituel de trouver des ouvrières. Mais c'est la guerre et il faut remplacer les hommes partis au front. Même à ce poste, Anna continue de se jouer des règles et des conventions, électron libre à la détermination farouche.
On retrouve ce côté provocateur, mais également une propension remarquable à mentir (point commun partagé avec la plupart des personnages du livre), lors de sa deuxième rencontre avec Dexter Styles, lorsqu'elle se présente à lui, mais choisit de le faire sous un faux nom... Elle veut mener la danse, même face à cet homme dont elle ne sait finalement quasiment rien.
Dexter Styles... Il est l'autre personnage central du livre, mais il est également un point d'interrogation. Qui est donc cet homme chez qui s'est rendu Ed Kerrigan, à Manhattan Beach ? Un homme qui semble avoir particulièrement bien réussi, avec un train de vie bien supérieur à celui des Kerrigan. Cela, on va le découvrir au fur et à mesure de la lecture...
Ainsi ne va-t-on pas le croiser seulement en présence d'Anna, comme on aurait pu le penser au début. Peu à peu, on va en apprendre plus sur lui, sa famille, ses activités professionnels, ses affaires... Et à travers cela, les raisons qui ont poussé, un jour de 1934, Ed Kerrigan à se rendre chez lui, au bord de l'océan, accompagné de sa fille de 12 ans...
Enfin, il y a Ed... Car, malgré son absence, il est toujours présent dans l'esprit d'Anna et son souvenir plane sur le roman. On imagine mal que le mystère entourant la disparition du père d'Anna ne soit pas dissipé à un moment donné. Reste à savoir dans quelles conditions, dans quel contexte. Et reste à voir quelles conséquences aura la possible révélation...
Le dernier personnage, si on peut l'évoquer ainsi, c'est la mer. Elle est omniprésente dans le livre, depuis la visite d'Anna et de son père sur la plage de Manhattan Beach jusqu'aux dernières lignes, où on sent l'océan tout proche... Une importance soulignée par les titres des différentes parties du roman, qui y font toutes plus ou moins directement allusion.
Une mer qui a toujours été là, Brooklyn étant largement entouré d'eau. Et pourtant, lorsque le roman s'ouvre, on se dit qu'elle ne fait pas vraiment partie de l'existence des Kerrigan. La fascination immédiate d'Anna sur cette plage va tout changer, et ce ne sera pas le seul lien notable que les personnages vont entretenir avec la mer...
C'est ce lien avec la mer, à cet endroit précis, qui justifie certainement le choix du titre, "Manhattan Beach". Car, c'est bel et bien Brooklyn dans son ensemble qui sert de décor au livre, et pas juste cette plage. Mais, le déclic (on pourrait mettre le mot au pluriel, d'ailleurs) qui s'y produit est si fort et va conditionner tant de choses par la suite, qu'il s'agit de l'élément-clé.
Ah, j'en ai laissé un de côté, d'élément important. Sorte de synthèse de tout ce que je viens de raconter, mais aussi aspect particulièrement étonnant et intéressant de ce livre. En effet, il s'agit de la vocation que va se découvrir Anna et qu'elle va absolument vouloir atteindre, quoi qu'il lui en coûte, malgré les énormes difficultés et malgré l'opposition franche de la société.
Lors d'une sortie sur les quais, à proximité de l'atelier où elle travaille, Anna va voir des scaphandriers s'exercer. Et soudain, c'est évident, c'est ce qu'elle veut faire. Oui, elle sera scaphandrière, et tant pis si, d'emblée, on lui dit non, s'il faut supporter les 90 kilos que pèse l'équipement, si c'est dangereux, si c'est... fou !
Lorsqu'elle a quelque chose en tête, Anna ne lâche pas avant d'avoir atteint son objectif, et ici, ce sera le cas. Et pas seulement pour le défi que ça représente, elle vise l'excellence. Et il ne s'agit pas seulement de plonger et de remonter, mais bel et bien de travailler sous l'eau, aux différentes tâches qui sont confiées aux scaphandriers.
Cela offre quelques scènes très visuelles, si je puis dire, car on n'y voit pas grand-chose, justement, dans les eaux bordant Brooklyn. Mais tout à fait fascinante, avec cet équipement archaïque qui rappelle les albums de Tintin, par exemple, et l'on ne peut s'empêcher de se dire qu'il fallait énormément de courage pour se mettre à l'eau avec cette imposante armure sur le dos...
"Manhattan Beach" est un roman captivant, dont la minutieuse construction apparaît au fil de la lecture. On apprécie alors vraiment comment chaque élément de l'histoire, aussi éloigné des autres peut-il sembler, vient trouver sa place pour proposer cette histoire qui sait ménager un vrai suspense et susciter des émotions chez le lecteur.
Un roman qui est surtout porté par un remarquable personnage féminin, aussi attachante que charismatique, aussi courageuse qu'entêtée. Preuve qu'il n'y a pas de domaine réservée aux hommes et fer de lance d'une société qui évolue, où les femmes s'émancipent (j'ai peu parlé de la mère d'Anna, mais c'est aussi son cas) dans un contexte particulier, il est vrai.