Le 8 février 1942, Evelyn Bourne quitte la pension où elle vivait à Hornchurch, dans la banlieue est de Londres, pour se rendre à Grimsby, dans le Lincolnshire, où elle espère enfin vivre une existence stable et paisible. Voilà pourquoi elle quitte brusquement la pharmacie où elle travaillait depuis quelques mois seulement.
Arrivée dans la soirée à Londres, elle cherche un lieu pour passer la nuit, avant de reprendre le train pour Grmsby le lendemain matin. Une fois ses affaires posées dans la chambre qu'elle occupera pour cette nuit-là, elle décide d'aller dîner. La voilà qui ressort dans les rues de Londres, une ville à cette époque est encore sous couvre-feu, en raison de la menace de bombardements nazis.
Le lendemain matin, son corps est retrouvé à Montagu Place, près de Marble Arch. Et pas très loin non plus du Three Arts Club où elle avait pris une chambre. Elle a été violemment agressée, étranglée et son sac a disparu. Mais le plus déroutant est le lieu où Evelyn a été découverte : à l'intérieur d'un abri anti-aérien.
Ces abris qui ont été installés pour permettre aux Londoniens de se protéger des bombardements de la Luftwaffe lors du Blitz, qui a frappé la ville dès 1940. Depuis l'été 1941, ces attaques ont quasiment cessé, mais la ville reste sous couvre-feu, ce qui explique que le quartier où l'on a retrouvé Evelyn ait été plongé dans une profonde obscurité cette nuit-là...
Appelé sur place, l'inspecteur-chef Ted Greenaway prend l'affaire en charge. C'est un flic aguerri, expérimenté, mais il n'a été que récemment muté au sein des services criminels après une fructueuse carrière à traquer les gangs avant la guerre. Un virage qu'il n'a pas sollicité et qui ne lui convient pas plus que cela.
Il a longtemps travaillé auprès des truands, il connaît leurs trucs, leurs comportements, il est capable d'anticiper leurs faits et gestes. Mais comment fait-on pour accepter une mort comme celle d'Evelyn Bourne, et plus encore, comment peut-on comprendre ce qui pousse un homme à tuer de cette manière, sans véritable raison apparente ?
Greenaway, avec l'aide de Fred Cherrill, un spécialiste des empreintes digitales, et du médecin légiste sir Bernard Spilsbury, va donc se lancer dans une enquête difficile : le tueur n'a laissé que bien peu d'indices, il est peu probable qu'il connaissait sa victime, qui ne vivait pas à Londres. Et puis, la nuit est son alliée, dans cette ville vaste qu'on ne peut quadriller en permanence.
Ce que ne sait pas encore Greenaway, c'est qu'il va bientôt être à la poursuite d'un tueur en série. Et qu'il va lui falloir vite, très vite l'arrêter, pour éviter que la liste des victimes de celui qu'on va bientôt surnommer le Blackout Ripper, l'Eventreur du couvre-feu ne s'allonge démesurément... Et que la psychose ne s'empare des Londoniennes, qui constituent toutes des cibles...
Une fois n'est pas coutume, ce résumé d'ouverture est bref. C'est fait exprès, et la suite du billet va venir l'étoffer en abordant "London Nocturne" sous différents angles qui enrobent l'enquête principale et font de ce roman un livre qui n'est pas juste un polar, mais touche à différents aspects, comme le roman historique, le roman noir et le "true crime".
Le "True crime" est devenu un genre littéraire à part entière, grâce à ses pionniers, Truman Capote ou Norman Mailer en tête. Il s'agit de raconter de manière littéraire de véritables faits divers, parfois en reprenant l'enquête pour proposer une nouvelle hypothèse, comme dans "De sang froid", sans doute le chef d'oeuvre du genre.
Si j'évoque le True Crime, c'est parce que le Blackout Ripper a véritablement existé. C'est une affaire qui a défrayé la chronique en 1942 pendant une semaine complètement folle, où le fantôme de Jack l'Eventreur a de nouveau rôdé dans les rues de Londres... La comparaison est un peu facile, peut-être un cliché journalistique, mais il faut imaginer ce qu'ont dû penser les Londoniens en découvrant cette série de crimes.
On n'est plus dans le Londres victorien, les crimes se déroulent plutôt du côté de Piccadilly et de Paddington qu'à Whitechapel, mais cet hiver 1942, froid et brumeux, accentué par le couvre-feu qui rend la ville sombre et effrayante, est un contexte particulier qui permet à l'imagination de s'emballer et de faire des rapprochements faciles.
Cathi Unsworth s'inspire de cette véritable affaire criminelle pour raconter à sa façon ces journées et ces nuits d'effroi qui vont, un temps, voler la vedette à la guerre en cours. Mais, elle ne fait pas du true crime : elle se laisse la possibilité de faire entrer la fiction dans cette histoire et s'offre ainsi des possibilités narratives plus larges, qui vont lui permettre d'explorer d'autres aspects.
Il y a d'abord les éléments concrets qu'elle modifie : le nom des victimes et quelques éléments de leur biographie, également. Mais le reste, les conditions des meurtres, l'identité du tueur et son parcours, tout cela est exact. Elle imagine également le personnage de Greenaway, qui s'inspire du véritable policier ayant travaillé sur cette histoire, contrairement à Cherrill et Spilsbury, qui ont vraiment existé.
Tout au long de "London Nocturne", Cathi Unsworth entremêle les personnages réels et imaginaires. Il y a le journaliste Hannen Swaffer, personnage assez étonnant, qui fait une entrée fracassante dans le roman en chantant faux et à tue-tête dans un club où passe Greenaway. Personnage assez trouble (plus dans la réalité, je trouve, que dans le roman), mais très bien renseigné.
L'autre partie très importante, ce sont les personnages féminins que l'on suit dans ce contexte si spécial. Londres a beaucoup souffert sous les bombardements nazis. Les abris et les ruines que l'on aperçoit régulièrement en sont la preuve. Mais, si les raids se font plus rares, la guerre, elle, se poursuit, et la plupart des hommes sont partis sous les drapeaux.
Les femmes doivent vivre, et même survivre. Beaucoup vont travailler, on le sait, participant très activement à l'effort de guerre et palliant l'absence des hommes dans nombre de secteurs. Mais, ce n'est pas toujours possible et ce n'est pas non plus forcément suffisant pour s'assurer un toit et de quoi se nourrir, se vêtir...
Un domaine va donc devenir florissant, dans cette période : la prostitution (ce qui, à tort, d'ailleurs, alimentera également la crainte d'un nouveau Jack l'Eventreur). Qu'elles y recourent occasionnellement, de manière plus régulière ou qu'elles soient des professionnelles, elles sont nombreuses chaque soir à arpenter les rues de Londres en ce mois de février 1942...
Ce sont ces femmes qui vont avoir vent des crimes et vont essayer de mettre en garde les autres femmes qu'elles sont amenées à croiser ici ou là. Car celles qui ont l'habitude et savent percevoir les éventuelles mauvaises rencontres ont peur pour les autres, les plus naïves, celles qui sont aussi le plus dans le besoin et risquent d'aller outre la prudence élémentaire.
Les femmes, dans "London Nocturne", tiennent une place très importante, et pas uniquement celle de victimes (même si, hélas, il est difficile de laisser de côté cet aspect-là). Elles sont celles qui font vivre Londres à cette époque, elles sont Londres, et essayent de vivre le plus normalement possible dans des conditions qui n'ont justement rien de normal.
Ce roman, c'est aussi un livre sur la vie nocturne d'une ville sous tension, qui essaye d'exorciser ses peurs tant bien que mal, et malgré les restrictions. On y croise donc nombre de clubs, de bars, de restaurants, où l'on essaye de noyer dans la fête les inquiétudes qui les tenaillent du matin au soir. Des lieux où l'on se retrouve, où l'on partage. Où l'on se serre les coudes autant qu'on les lève.
Certains de ces personnages, comme Duchesse, par exemple, mais ce n'est pas la seule, sont appelés à revenir entre nos mains. En effet, après "London Nocturne", Cathi Unsworth a publié un autre roman, encore inédit en français, qui se déroule en 1943 et met en scène certains personnages vus dans ce livre-ci, construisant une sorte de comédie humaine dans cette Angleterre en guerre.
Et permet de donner à Greenaway un rôle bien particulier : s'il peut sembler un peu rude de prime abord, c'est un enquêteur d'une grande humanité, d'une détermination d'airain que l'on va apprendre à connaître. Mais plus encore, un homme plein de compassion envers les victimes et d'empathie envers les témoins, bien loin de la brutalité ambiante.
Il observe (on s'en rend compte dès la découverte du corps d'Evelyn Bourne, qu'il examine avec une grande minutie), il écoute, il possède une intuition aiguisée et un sens de la déduction toujours en alerte. Curieusement, lui qui se sent mal à l'aise dans ce rôle d'enquêteur criminel, va démontrer des compétences remarquables, à l'image d'Edward Greeno, dont s'est inspirée Cathi Unsworth.
Je n'entre pas trop dans les détails, évidemment, car si "London Nocturne" n'est pas forcément un polar classique, s'il comprend d'autres aspects très importants pour former le tout que nous lisons, il n'en reste pas moins qu'il y a une enquête au centre de tout. Et un vrai suspense, engendré par la brièveté de l'unité de temps.
Quelques jours à peine, ce qui rend l'enquête haletante, l'inquiétude croissante et les échecs de Greenaway dans sa quête plus frustrants à chaque fois. Eh oui, on tâtonne toujours dans une enquête, mais là, c'est la vie de quelqu'un en jeu à chaque fausse piste, à chaque intervention qui n'aboutit pas, à chaque preuve qu'il faut analyser...
Mais une autre surprise attend le lecteur : une seconde partie dont on se demande ce qu'elle peut bien contenir... De cette deuxième moitié, je ne vais rien dire ici, si ce n'est que la surprise initiale ne s'atténue pas au fil des pages. Cathi Unsworth, dont le projet d'origine était un peu différent de ce qu'elle a finalement écrit, a en effet fait une très étrange et troublante découverte.
Et l'on retombe sur notre histoire de "true crime" qui n'en est pas un... Car intervient un "Et si" dans "London Nocturne"... Greenaway doit garder les idées claires, alors que le doute s'immisce comme ce brouillard qui semble gagner les rues de Londres dès que la soirée tombe... Décidément, cette année 1942 est loin d'être de tout repos pour l'inspecteur-chef !
Sans jeu de mots, c'est un pont qui relie ces deux parties. Un pont que l'on découvre dès les premières lignes du roman, et que la couverture choisie par les éditions Rivages illustre parfaitement. Ce pont, c'est le Waterloo bridge, un des nombreux ponts londoniens enjambant la Tamise. Mais un pont qui possède une histoire particulière...
Un premier pont existait à cet endroit, mais fragilisé, il a été démoli au début des années 1930. Lorsque la guerre éclate, le nouveau pont n'est pas terminé. Et ce sont des femmes qui vont achever ce chantier, ce qui vaudra au pont le surnom de Ladies' bridge. Et l'histoire de ce pont va croiser la route de l'inspecteur-chef Greenaway, mais pas de manière très joyeuse...
Il est temps de terminer ce billet et ce sera en musique. Cathi Unsworth est journaliste et a exercé longtemps cette profession dans des magazines spécialisés dans ce domaine. Il n'est donc pas surprenant que la musique occupe une place non-négligeable dans "London Nocturne" (même ce titre français est une référence à un genre musical).
On l'a dit, la romancière ne propose pas seulement une intrigue policière, elle veut nous plonger dans la vie londonienne au début de l'année 1942. Et la musique est pour cela un excellent outil : qu'entend-on à la radio, sur quoi danse-t-on dans les clubs, que fredonne-t-on dans les rues ? Tout cela contribue à nourrir cette atmosphère étrange d'un pays qui veut vivre envers et contre tout.
Chaque partie du roman, chaque chapitre porte le titre d'une chanson, d'un morceau de musique. Le jazz est évidemment le genre le plus représenté au coeur de cette play-list, avec des standards et d'autres titres qui nous sont beaucoup moins familiers. Parmi les artistes que l'on entend, Fats Waller se démarque, avec plusieurs de ses chansons citées.
Mais, c'est une autre chanson que nous allons écouter, car ce sont ses paroles qui servent de titre à ce billet. "Let's face the music and dance" a été écrite en 1936 par Irving Berlin pour un film dans lequel jouaient Fred Astaire et Ginger Rogers. Le texte dis donc : "Bientôt, la lune disparaîtra et nous fredonnerons un air différent. Et après..."
Eh oui, on s'arrête en pleine phrase, mais c'est simplement parce que cet extrait est l'exergue du roman de Cathi Unsworth, qui y a trouvé le titre de son livre : "Without the moon". Et comme il n'est jamais désagréable d'écouter Fred Astaire, ou mieux encore, de le regarder danser avec Ginger Rogers, voici une conclusion parfaite à ce billet...