Ainsi se présente le personnage principal de notre roman du jour, comme s'il répétait une sorte de mantra. Mystérieux point de départ pour parler d'un roman lui-même très étrange. Pas forcément par les thématiques qu'il aborde, qui rétrospectivement apparaissent assez classiques, mais par la manière dont l'auteur les met en scène dans son histoire. Avec "Made in Trenton" (en grand format aux éditions Buchet-Chastel ; traduction de Marguerite Capelle), le critique littéraire et traducteur Tadzio Koelb signe un premier roman dérangeant et tragique, mais plein de la rage et de la détermination dont fait preuve Abe Kunstler tout au long de son histoire, porté par un style acéré et coupant, comme ce fil que fabriquent Abe et ses collègues. C'est aussi un roman sur l'Amérique de l'après-guerre, entre folle croissance et désillusions autour du rêve américain, sur la famille et le gouffre générationnel qui s'est creusé à cette époque. Une autre dimension, peut-être la plus importante, est au coeur de ce livre, mais il est délicat d'en parler sans trop en dévoiler. Soyez prévenus si vous allez un peu plus loin dans la lecture de ce billet...
Trenton est la capitale du New Jersey, située entre les deux immenses villes que sont New York et Philadelphie. C'est une ville importante dans l'histoire américaine : George Washington y remporta sa première victoire lors de la Guerre d'Indépendance, à Noël 1976, avant de devenir un centre industriel dès la fin du XIXe siècle, incorporant de nombreux émigrants venus d'Europe dans ses usines.
Symbole de cette période glorieuse, le slogan "Trenton makes, the world takes" ("Trenton fabrique, le monde prend"), installé en lettres majuscule sur un des principaux ponts de la ville en 1917, des lettres illuminées à partir de 1935, alors que le pays traverse pourtant une terrible dépression après le krach de 1929. Mais à Trenton, l'activité ne fléchit pas.
En 1946, lorsque commence le roman, les usines de Trenton tournent à fond. La demande suscitée par la guerre dans certains secteurs a donné un nouveau coup de fouet à la ville. La demande de fil d'acier, câbles barbelés ou non, est forte et les anciens combattants qui rentrent du front, retrouvent rapidement un emploi.
Parmi les nouveaux qui débarquent dans les usines à ce moment, se trouve Abe Kunstler. Drôle de bonhomme, celui-là. Toujours en avance, toujours efficace, n'ayant pas eu besoin d'être formé avant de prendre son poste, discret et même taiseux... L'ouvrier idéal, en quelque sorte, dont la présence ravit le chef, mais intrigue un peu ses collègues, qui trouvent qu'il lui arrive de débaucher trop tôt.
Il a débarqué là, réclamant du boulot, expliquant qu'il savait faire du fil d'acier, malgré son apparent très jeune âge et le fait que personne ne le connaisse... Un homme revenant du front, apparemment, et ça, c'est plus que respectable, d'autant qu'il a l'air d'avoir connu en Europe des événements particulièrement lourds et traumatisants...
Si ses collègues se méfient donc un peu de lui, ils vont rapidement reconnaître que Abe n'a rien d'un tire au flanc et vont l'intégrer à leur existence quotidienne, jusqu'à lui proposer de les accompagner au dancing le soir, histoire de boire quelques coups et, qui sait, faire quelques agréables rencontres. C'est à cette occasion que Abe va faire la connaissance d'Inez.
Et que tout ce qu'il a imaginé va pouvoir peu à peu se mettre en place...
Car Abe a bien des secrets. "De nombreux secrets repliés les uns sur les autres, puis fusionnés". Le lecteur, lui, va entrer petit à petit dans la vie d'Abe, dans son passé, dans tout ce qu'il n'entend pas révéler à qui que ce soit, et surtout pas à ses collègues d'usine. Et l'on découvre alors un personnage très différent.
Un être porté par une rage flamboyante qui nourrit une ambition difficilement compatible avec son parcours, ses origines. Mais au diable ce déterminisme, Abe entend bien se construire une vie et une réussite sociales incontestables, et quel endroit pourrait mieux servir son projet que Trenton, avec sa croissance économique qui semble vouloir durer toujours...
Une vingtaine d'années plus tard pourtant, la désillusion est grande. Oh, bien sûr, Abe Kunstler est arrivé à ses fins, il a construit cette existence qu'il a imaginée bien des années plus tôt, inspirée par ce rêve américain tant vanté. Mais celui-ci n'est désormais plus qu'une façade factice, un décor de théâtre, et la rage qui a permis à Abe de bâtir tout cela est devenue mauvaise.
Autour d'Abe, tout s'est écroulé. La gloire industrielle de Trenton a été balayée par une nouvelle crise économique. On parle désormais de désindustrialisation, un comble ! Les Etats-Unis sont lancés dans une guerre aux allures de bourbier au Vietnam. Il est de plus en plus évident que ce conflit va bien plus nuire au pays que cette IIe Guerre mondiale qui lui avait permis d'asseoir sa superpuissance...
Et puis, il y a ce fils qui est une immense déception : loin d'avoir hérité de la hargne et de l'ambition de son père, il est devenu un hippie, quelqu'un qui remet en cause toute la société pour laquelle Abe s'est battu... Et désormais, inactif, buvant trop, Abe redoute que ses secrets ne soient révélés. Et ça, il ne peut le permettre en aucun cas...
Dans les premières pages, les premières lignes de "Made in Trenton", on découvre cette phrase sibylline dont on se souviendra plus tard avec un coup au coeur : "Kunstler avait son plan en tête depuis le début"... Et quel plan ! En lisant la quatrième de couverture, les notions d"imposture et de terrible secret avaient évidemment frappé mon esprit et nourri mon envie de lire.
Mais comment aurais-je pu imaginer l'ampleur de tout cela, à la fois la nature de cette imposture, mais aussi l'incroyable ambition de ce plan ? Imposture, oui, certes. Mais bien au-delà de cela, l'ambition acharnée qui l'accompagne, cette soif de réussite, comme une revanche sur le sort, sur ces origines qu'on ne veut pas seulement oublier, mais éradiquer.
Le fait que le lecteur découvre assez rapidement la nature des secrets d'Abe n'est pas un problème, bien au contraire, car ensuite, c'est à la lumière de ces informations, que nous sommes seuls à connaître en dehors du principal intéressé, que nous allons suivre l'élaboration de la phase finale du projet de ce personnage pas ordinaire.
Le suspense tient donc plus dans la direction que le livre va prendre, surtout lorsqu'on découvre la construction en deux parties, à deux époques distinctes, à une vingtaine d'années d'intervalle, que dans la révélation de ces secrets gigognes, que Abe accumule dès avant qu'on le rencontre, et au fil des années qui suivent la fin de la guerre.
Et c'est justement cela qui fait de ce roman une lecture tout à fait originale, forte et dérangeante, mais également très intéressante dans le fond, puisqu'il aborde alors des thèmes qu'on a déjà pu croiser ailleurs, mais en les bousculant, en les soumettant à l'inextinguible rage et à la farouche (et le mot est faible) détermination de l'extraordinaire Abe Kunstler.
On pourrait évoquer Abe pendant des lignes et des lignes, des paragraphes et des paragraphes, mais ce serait dommage de trop en dire. Car le roman repose évidemment en grande partie sur la complexité de ce personnage, pas uniquement ses secrets, mais aussi ce fameux plan et cette personnalité qui devient, en raison de tout cela, parfaitement imprévisible...
Abe n'est pas vraiment un personnage sympathique, mais peut-être suis-je influencé par ce que je sais de lui. Ce n'est pas plus un antihéros, c'est quelqu'un d'inclassable, mais qui s'impose en renversant tout ce qu'on pourrait qualifier de système de valeurs. C'est un personnage sombre, à la moralité toute personnelle, et pourtant, j'ai du mal à n'y voir que du négatif.
Il y a quelque chose chez Abe Kunstler qui force l'admiration, malgré tout. Une volonté de s'arracher à sa condition qu'on ne peut que saluer, même si la méthode mise en place pour y parvenir est loin d'être exemplaire... Mais, il y a chez Abe une intelligence, une résolution, un machiavélisme, mais aussi un côté tragique, un désespoir si profond qui en fond un être riche et fort.
A ce point du billet, il faut aborder le sujet majeur de cette histoire. Rassurez-vous, je ne vais rien révéler explicitement, mais c'est tout de même une question qui peut être assimilé à un spoiler, même si, lorsqu'on regarde les articles ou critiques qui concernent "Made in Trenton", tous l'abordent, parfois trop ouvertement, d'ailleurs, dans les médias américains. Comment faire autrement ?
Comment faire autrement en effet, puisqu'il s'agit de la question de l'identité. Elle est vraiment au coeur du roman de Tadzio Koelb, d'une manière surprenante. Je dois dire que, rapidement, mon esprit s'est mis à tourner, à échafauder des hypothèses. L'une d'entre elles semblait vouloir s'imposer, et n'était pas si éloignée de la vérité, d'ailleurs, jusqu'à ce qu'apparaissent les faits...
On se retrouve face à une situation qu'on a déjà pu croiser dans d'autres livres (un exemple ici, attention spoiler), qui n'est donc pas inédite. Mais, ce qui est très différent avec "Made in Trenton", contrairement à ces autres romans, c'est que cet élément n'est pas celui qu'on met en avant pour attirer le lecteur. Au contraire, c'est le mystère qui l'entoure et son apparition inattendue et brutale qui change tout.
C'est vraiment une histoire de prisme, de manière d'envisager les choses. Il y a cette rage, pardon d'employer encore ce mot, qui n'est pas juste une réponse à l'injustice, au déterminisme ou aux conventions sociales. Non, elle déborde tout cela pour confiner à la folie et aboutir à un plan complètement fou et à l'accumulation de secrets et de mensonges d'Abe.
Tadzio Koelb met justement l'accent sur ce qui pouvait être le talon d'Achille des personnages équivalents à celui d'Abe. Et il y apporte une réponse, à la manière d'Abe, c'est-à-dire sans se poser de questions, avec une froide détermination, et tant pis si tout cela dérange, et même un peu plus. Et si cela fait d'Abe Kunstler une espèce de monstre...
C'est remarquablement imaginé, mais le côté malsain qu'on pourrait trouver à tout cela est aussi un formidable moyen d'interroger le lecteur sur ces questions de genre, mais aussi sur les carcans ancrés de longue date et profondément dans nos sociétés (jusqu'à en être un pilier ?). Rien ne vaut une bonne baffe pour éclaircir les idées et activer la réflexion !
Tout cela n'est pas le seul sujet très intéressant du roman. Les autres, je les ai déjà en partie abordés, mais revenons-y. La première, c'est donc un regard sur l'Amérique de l'après-guerre, période qui voit le pays devenir superpuissance, sur le plan économique, mais aussi géopolitique. Un pays encore jeune devient le leader de l'Occident et fait définitivement de l'Europe un vieux continent.
Le choix de Trenton est très intéressant, car, comme expliqué plus haut, cette ville incarne les changements qui vont se produire au cours des trois décennies suivant la guerre, et le début de cette mutation qu'on va appeler "désindustrialisation", dont les conséquences perdurent encore, et ne sont peut-être pas étrangère à l'élection d'un Donald Trump.
Dans sa version originale, le roman de Tadzio Koelb s'intitule "Trenton Makes", reprenant la première moitié du fameux slogan cité en début de billet et qui orne toujours l'un des principaux ponts de Trenton, comme un souvenir d'un lustre passé. Un titre qui fait écho au "Make America Great Again" scandé par l'actuel président, lors de sa campagne.
Trenton, c'est une ville moyenne qui ne s'est jamais vraiment remise de ces changements profonds qui ont été initiés à des niveaux auxquels elle n'a pas accès. Trenton subit ces mutations et peine à s'adapter. Le monde prend toujours, mais ce n'est plus Trenton qui fait. Et plus encore, lorsque l'on découvre la deuxième partie du livre, ce n'est plus Abe qui fait.
Mais c'est aussi un choix romanesque original, peu habituel en tout cas : Tadzio Koelb choisit de mettre sur le devant de la scène des ouvriers, des gars qui bossent dans des usines. Des membres de classes sociales qui sont assez peu visibles dans la littérature, pour ne pas dire carrément ignorées, et peut-être plus encore aux Etats-Unis.
Dans le Trenton de 1946, le statut d'ouvrier n'est pas méprisé, puisque c'est eux qui assurent la prospérité de la ville par leur travail, mais sans doute pas non plus aussi valorisé qu'il le pourrait : ils ne roulent certainement pas sur l'or, malgré la difficulté de ces travaux et les dangers inhérents au travail posté et malgré la richesse qu'ils créent à la sueur de leur front.
Le rêve américain, ce n'est pas que le self-made-man ou le golden-boy, c'est aussi la possibilité de vivre de son travail, de pouvoir construire quelque chose grâce à ses mains, ses bras, mais aussi de se sentir utile à quelque chose, de pouvoir constater les résultats de son travail et savoir que c'est un rouage à part entière de la prospérité, de la puissance...
D'une certaine façon, cette dimension sociale rejoint les questions de genre évoquées précédemment, en mettant en avant des personnalités peu visibles, oubliées, sous-estimées. Et surtout, et c'est le sujet de la deuxième partie du livre, laissés au bord du chemin lorsque, pour des tas de raison qu'on appellera rentabilité, on décide de tourner une page séculaire et d'aller produire ailleurs ("elsewhere makes").
Ces mutations, qui ne vont pas affecter que l'économie, mais aussi toute la société, entraînant une rupture entre générations, sont aussi symbolisées par les guerres qui les accompagnent. En 1946, on sort d'un conflit dont on peut être fier, on a lutté pour la liberté, on a renforcé la puissance du pays, c'est tout bénéfices, si j'ose dire.
Mais, une génération plus tard, on se retrouve embarqué dans un conflit interminable, excessivement meurtrier, pire encore, considéré comme injuste et inutile. L'image du pays est écornée, sa puissance mise en échec. Au pays aussi, on commence à avoir une mauvaise image de l'Amérique, on fait tout pour ne pas partir. Et on remet en cause jusqu'aux fondations de la société.
C'est la faillite du rêve américain. On n'y croit plus, on le dénonce, on s'en écarte. La société de consommation devient une cible, on cherche de nouvelles voies... Le fils d'Abe devient hippie, et Abe ne peut le supporter : c'est tout le contraire de ce qu'il a été, c'est surtout tout le contraire de cette rage et de cette détermination qui l'animent.
Ce n'est pas seulement un refus de pérenniser un modèle, c'est un renoncement. Une lâcheté. J'énonce ces éléments, mais il vous reste à en décrire le contexte, car la construction de cette deuxième partie est aussi très importante. Et l'on se demande bien quelle direction va prendre cette histoire, où sera le grain de sable dans la belle mécanique élaborée par Abe Kunstler...
N'allons pas plus loin, je suis déjà sacrément long... Mais, il faut tout de même parler du style de Tadzio Koelb. Une écriture sèche, cinglante, qui n'hésite pas à recourir aux ellipses. L'auteur ne favorise pas la tâche du lecteur, il veut des lecteurs actifs et non passifs. Il veut qu'il soit emporté dans le sillage d'un Abe enragé, malgré ses allures discrètes.
"Made in Trenton" n'est pas une lecture simple, à tous points de vue. Le romancier bouscule son lecteur sur le fond comme sur la forme. Par cette écriture qui ne laisse aucun répit, comme par le parcours de ce personnage hors du commun. Tout ce qu'il faut pour qu'on se souvienne longtemps du nom d'Abe Kunstler, ancien soldat et prisonnier, ouvrier modèle, ou presque, mutilé de guerre, imposteur.
Et bien d'autres choses encore...
Trenton est la capitale du New Jersey, située entre les deux immenses villes que sont New York et Philadelphie. C'est une ville importante dans l'histoire américaine : George Washington y remporta sa première victoire lors de la Guerre d'Indépendance, à Noël 1976, avant de devenir un centre industriel dès la fin du XIXe siècle, incorporant de nombreux émigrants venus d'Europe dans ses usines.
Symbole de cette période glorieuse, le slogan "Trenton makes, the world takes" ("Trenton fabrique, le monde prend"), installé en lettres majuscule sur un des principaux ponts de la ville en 1917, des lettres illuminées à partir de 1935, alors que le pays traverse pourtant une terrible dépression après le krach de 1929. Mais à Trenton, l'activité ne fléchit pas.
En 1946, lorsque commence le roman, les usines de Trenton tournent à fond. La demande suscitée par la guerre dans certains secteurs a donné un nouveau coup de fouet à la ville. La demande de fil d'acier, câbles barbelés ou non, est forte et les anciens combattants qui rentrent du front, retrouvent rapidement un emploi.
Parmi les nouveaux qui débarquent dans les usines à ce moment, se trouve Abe Kunstler. Drôle de bonhomme, celui-là. Toujours en avance, toujours efficace, n'ayant pas eu besoin d'être formé avant de prendre son poste, discret et même taiseux... L'ouvrier idéal, en quelque sorte, dont la présence ravit le chef, mais intrigue un peu ses collègues, qui trouvent qu'il lui arrive de débaucher trop tôt.
Il a débarqué là, réclamant du boulot, expliquant qu'il savait faire du fil d'acier, malgré son apparent très jeune âge et le fait que personne ne le connaisse... Un homme revenant du front, apparemment, et ça, c'est plus que respectable, d'autant qu'il a l'air d'avoir connu en Europe des événements particulièrement lourds et traumatisants...
Si ses collègues se méfient donc un peu de lui, ils vont rapidement reconnaître que Abe n'a rien d'un tire au flanc et vont l'intégrer à leur existence quotidienne, jusqu'à lui proposer de les accompagner au dancing le soir, histoire de boire quelques coups et, qui sait, faire quelques agréables rencontres. C'est à cette occasion que Abe va faire la connaissance d'Inez.
Et que tout ce qu'il a imaginé va pouvoir peu à peu se mettre en place...
Car Abe a bien des secrets. "De nombreux secrets repliés les uns sur les autres, puis fusionnés". Le lecteur, lui, va entrer petit à petit dans la vie d'Abe, dans son passé, dans tout ce qu'il n'entend pas révéler à qui que ce soit, et surtout pas à ses collègues d'usine. Et l'on découvre alors un personnage très différent.
Un être porté par une rage flamboyante qui nourrit une ambition difficilement compatible avec son parcours, ses origines. Mais au diable ce déterminisme, Abe entend bien se construire une vie et une réussite sociales incontestables, et quel endroit pourrait mieux servir son projet que Trenton, avec sa croissance économique qui semble vouloir durer toujours...
Une vingtaine d'années plus tard pourtant, la désillusion est grande. Oh, bien sûr, Abe Kunstler est arrivé à ses fins, il a construit cette existence qu'il a imaginée bien des années plus tôt, inspirée par ce rêve américain tant vanté. Mais celui-ci n'est désormais plus qu'une façade factice, un décor de théâtre, et la rage qui a permis à Abe de bâtir tout cela est devenue mauvaise.
Autour d'Abe, tout s'est écroulé. La gloire industrielle de Trenton a été balayée par une nouvelle crise économique. On parle désormais de désindustrialisation, un comble ! Les Etats-Unis sont lancés dans une guerre aux allures de bourbier au Vietnam. Il est de plus en plus évident que ce conflit va bien plus nuire au pays que cette IIe Guerre mondiale qui lui avait permis d'asseoir sa superpuissance...
Et puis, il y a ce fils qui est une immense déception : loin d'avoir hérité de la hargne et de l'ambition de son père, il est devenu un hippie, quelqu'un qui remet en cause toute la société pour laquelle Abe s'est battu... Et désormais, inactif, buvant trop, Abe redoute que ses secrets ne soient révélés. Et ça, il ne peut le permettre en aucun cas...
Dans les premières pages, les premières lignes de "Made in Trenton", on découvre cette phrase sibylline dont on se souviendra plus tard avec un coup au coeur : "Kunstler avait son plan en tête depuis le début"... Et quel plan ! En lisant la quatrième de couverture, les notions d"imposture et de terrible secret avaient évidemment frappé mon esprit et nourri mon envie de lire.
Mais comment aurais-je pu imaginer l'ampleur de tout cela, à la fois la nature de cette imposture, mais aussi l'incroyable ambition de ce plan ? Imposture, oui, certes. Mais bien au-delà de cela, l'ambition acharnée qui l'accompagne, cette soif de réussite, comme une revanche sur le sort, sur ces origines qu'on ne veut pas seulement oublier, mais éradiquer.
Le fait que le lecteur découvre assez rapidement la nature des secrets d'Abe n'est pas un problème, bien au contraire, car ensuite, c'est à la lumière de ces informations, que nous sommes seuls à connaître en dehors du principal intéressé, que nous allons suivre l'élaboration de la phase finale du projet de ce personnage pas ordinaire.
Le suspense tient donc plus dans la direction que le livre va prendre, surtout lorsqu'on découvre la construction en deux parties, à deux époques distinctes, à une vingtaine d'années d'intervalle, que dans la révélation de ces secrets gigognes, que Abe accumule dès avant qu'on le rencontre, et au fil des années qui suivent la fin de la guerre.
Et c'est justement cela qui fait de ce roman une lecture tout à fait originale, forte et dérangeante, mais également très intéressante dans le fond, puisqu'il aborde alors des thèmes qu'on a déjà pu croiser ailleurs, mais en les bousculant, en les soumettant à l'inextinguible rage et à la farouche (et le mot est faible) détermination de l'extraordinaire Abe Kunstler.
On pourrait évoquer Abe pendant des lignes et des lignes, des paragraphes et des paragraphes, mais ce serait dommage de trop en dire. Car le roman repose évidemment en grande partie sur la complexité de ce personnage, pas uniquement ses secrets, mais aussi ce fameux plan et cette personnalité qui devient, en raison de tout cela, parfaitement imprévisible...
Abe n'est pas vraiment un personnage sympathique, mais peut-être suis-je influencé par ce que je sais de lui. Ce n'est pas plus un antihéros, c'est quelqu'un d'inclassable, mais qui s'impose en renversant tout ce qu'on pourrait qualifier de système de valeurs. C'est un personnage sombre, à la moralité toute personnelle, et pourtant, j'ai du mal à n'y voir que du négatif.
Il y a quelque chose chez Abe Kunstler qui force l'admiration, malgré tout. Une volonté de s'arracher à sa condition qu'on ne peut que saluer, même si la méthode mise en place pour y parvenir est loin d'être exemplaire... Mais, il y a chez Abe une intelligence, une résolution, un machiavélisme, mais aussi un côté tragique, un désespoir si profond qui en fond un être riche et fort.
A ce point du billet, il faut aborder le sujet majeur de cette histoire. Rassurez-vous, je ne vais rien révéler explicitement, mais c'est tout de même une question qui peut être assimilé à un spoiler, même si, lorsqu'on regarde les articles ou critiques qui concernent "Made in Trenton", tous l'abordent, parfois trop ouvertement, d'ailleurs, dans les médias américains. Comment faire autrement ?
Comment faire autrement en effet, puisqu'il s'agit de la question de l'identité. Elle est vraiment au coeur du roman de Tadzio Koelb, d'une manière surprenante. Je dois dire que, rapidement, mon esprit s'est mis à tourner, à échafauder des hypothèses. L'une d'entre elles semblait vouloir s'imposer, et n'était pas si éloignée de la vérité, d'ailleurs, jusqu'à ce qu'apparaissent les faits...
On se retrouve face à une situation qu'on a déjà pu croiser dans d'autres livres (un exemple ici, attention spoiler), qui n'est donc pas inédite. Mais, ce qui est très différent avec "Made in Trenton", contrairement à ces autres romans, c'est que cet élément n'est pas celui qu'on met en avant pour attirer le lecteur. Au contraire, c'est le mystère qui l'entoure et son apparition inattendue et brutale qui change tout.
C'est vraiment une histoire de prisme, de manière d'envisager les choses. Il y a cette rage, pardon d'employer encore ce mot, qui n'est pas juste une réponse à l'injustice, au déterminisme ou aux conventions sociales. Non, elle déborde tout cela pour confiner à la folie et aboutir à un plan complètement fou et à l'accumulation de secrets et de mensonges d'Abe.
Tadzio Koelb met justement l'accent sur ce qui pouvait être le talon d'Achille des personnages équivalents à celui d'Abe. Et il y apporte une réponse, à la manière d'Abe, c'est-à-dire sans se poser de questions, avec une froide détermination, et tant pis si tout cela dérange, et même un peu plus. Et si cela fait d'Abe Kunstler une espèce de monstre...
C'est remarquablement imaginé, mais le côté malsain qu'on pourrait trouver à tout cela est aussi un formidable moyen d'interroger le lecteur sur ces questions de genre, mais aussi sur les carcans ancrés de longue date et profondément dans nos sociétés (jusqu'à en être un pilier ?). Rien ne vaut une bonne baffe pour éclaircir les idées et activer la réflexion !
Tout cela n'est pas le seul sujet très intéressant du roman. Les autres, je les ai déjà en partie abordés, mais revenons-y. La première, c'est donc un regard sur l'Amérique de l'après-guerre, période qui voit le pays devenir superpuissance, sur le plan économique, mais aussi géopolitique. Un pays encore jeune devient le leader de l'Occident et fait définitivement de l'Europe un vieux continent.
Le choix de Trenton est très intéressant, car, comme expliqué plus haut, cette ville incarne les changements qui vont se produire au cours des trois décennies suivant la guerre, et le début de cette mutation qu'on va appeler "désindustrialisation", dont les conséquences perdurent encore, et ne sont peut-être pas étrangère à l'élection d'un Donald Trump.
Dans sa version originale, le roman de Tadzio Koelb s'intitule "Trenton Makes", reprenant la première moitié du fameux slogan cité en début de billet et qui orne toujours l'un des principaux ponts de Trenton, comme un souvenir d'un lustre passé. Un titre qui fait écho au "Make America Great Again" scandé par l'actuel président, lors de sa campagne.
Trenton, c'est une ville moyenne qui ne s'est jamais vraiment remise de ces changements profonds qui ont été initiés à des niveaux auxquels elle n'a pas accès. Trenton subit ces mutations et peine à s'adapter. Le monde prend toujours, mais ce n'est plus Trenton qui fait. Et plus encore, lorsque l'on découvre la deuxième partie du livre, ce n'est plus Abe qui fait.
Mais c'est aussi un choix romanesque original, peu habituel en tout cas : Tadzio Koelb choisit de mettre sur le devant de la scène des ouvriers, des gars qui bossent dans des usines. Des membres de classes sociales qui sont assez peu visibles dans la littérature, pour ne pas dire carrément ignorées, et peut-être plus encore aux Etats-Unis.
Dans le Trenton de 1946, le statut d'ouvrier n'est pas méprisé, puisque c'est eux qui assurent la prospérité de la ville par leur travail, mais sans doute pas non plus aussi valorisé qu'il le pourrait : ils ne roulent certainement pas sur l'or, malgré la difficulté de ces travaux et les dangers inhérents au travail posté et malgré la richesse qu'ils créent à la sueur de leur front.
Le rêve américain, ce n'est pas que le self-made-man ou le golden-boy, c'est aussi la possibilité de vivre de son travail, de pouvoir construire quelque chose grâce à ses mains, ses bras, mais aussi de se sentir utile à quelque chose, de pouvoir constater les résultats de son travail et savoir que c'est un rouage à part entière de la prospérité, de la puissance...
D'une certaine façon, cette dimension sociale rejoint les questions de genre évoquées précédemment, en mettant en avant des personnalités peu visibles, oubliées, sous-estimées. Et surtout, et c'est le sujet de la deuxième partie du livre, laissés au bord du chemin lorsque, pour des tas de raison qu'on appellera rentabilité, on décide de tourner une page séculaire et d'aller produire ailleurs ("elsewhere makes").
Ces mutations, qui ne vont pas affecter que l'économie, mais aussi toute la société, entraînant une rupture entre générations, sont aussi symbolisées par les guerres qui les accompagnent. En 1946, on sort d'un conflit dont on peut être fier, on a lutté pour la liberté, on a renforcé la puissance du pays, c'est tout bénéfices, si j'ose dire.
Mais, une génération plus tard, on se retrouve embarqué dans un conflit interminable, excessivement meurtrier, pire encore, considéré comme injuste et inutile. L'image du pays est écornée, sa puissance mise en échec. Au pays aussi, on commence à avoir une mauvaise image de l'Amérique, on fait tout pour ne pas partir. Et on remet en cause jusqu'aux fondations de la société.
C'est la faillite du rêve américain. On n'y croit plus, on le dénonce, on s'en écarte. La société de consommation devient une cible, on cherche de nouvelles voies... Le fils d'Abe devient hippie, et Abe ne peut le supporter : c'est tout le contraire de ce qu'il a été, c'est surtout tout le contraire de cette rage et de cette détermination qui l'animent.
Ce n'est pas seulement un refus de pérenniser un modèle, c'est un renoncement. Une lâcheté. J'énonce ces éléments, mais il vous reste à en décrire le contexte, car la construction de cette deuxième partie est aussi très importante. Et l'on se demande bien quelle direction va prendre cette histoire, où sera le grain de sable dans la belle mécanique élaborée par Abe Kunstler...
N'allons pas plus loin, je suis déjà sacrément long... Mais, il faut tout de même parler du style de Tadzio Koelb. Une écriture sèche, cinglante, qui n'hésite pas à recourir aux ellipses. L'auteur ne favorise pas la tâche du lecteur, il veut des lecteurs actifs et non passifs. Il veut qu'il soit emporté dans le sillage d'un Abe enragé, malgré ses allures discrètes.
"Made in Trenton" n'est pas une lecture simple, à tous points de vue. Le romancier bouscule son lecteur sur le fond comme sur la forme. Par cette écriture qui ne laisse aucun répit, comme par le parcours de ce personnage hors du commun. Tout ce qu'il faut pour qu'on se souvienne longtemps du nom d'Abe Kunstler, ancien soldat et prisonnier, ouvrier modèle, ou presque, mutilé de guerre, imposteur.
Et bien d'autres choses encore...