Alors que les questions raciales reviennent dans la violence à la une de l'actualité américaine, voici un polar historique qui nous replonge dans une période sombre de ce pays, lorsque la ségrégation était encore en vigueur et qu'on n'envisageait pas une seconde que cela change. Direction Atlanta, mais pas à une période si lointaine, puisque l'action de "Darktown", de Thomas Mullen (aux éditions Rivages ; traduction d'Anne-Marie Carrière), se déroule en 1948. Inspirée de l'histoire vraie de la première unité de la police d'Atlanta composée uniquement de noirs, ce roman nous plonge au coeur d'une intrigue que le racisme endémique de cette société entrave sans arrêt. Dans un contexte politique tendu, où la Géorgie, comme les autres Etats du sud, est vent debout contre l'idée d'une abolition de la ségrégation, on découvre les conditions de travail très particulières de ces huit policiers noirs et l'on suit l'un d'entre eux, un ancien combattant bien décidé à découvrir la vérité sur un meurtre qui n'intéresse personne, même si, pour cela, il va devoir braver tous les interdits et encourir la colère des blancs... Un polar dur, violent, mais où il est également question de respect et de tolérance, dans un monde qui en manque sacrément...
Une nuit, à Atlanta, en 1948, une voiture emboutit un des réverbères tout récemment installés sur Auburn Avenue, dans le quartier qu'on appelle Darktown, parce que la majorité de ses habitants y est noire. Pourtant, c'est un homme blanc qui est au volant et, malgré son accident, malgré le phare de sa Buick bien abîmé, il tente de reprendre sa route comme si de rien n'était.
Tout près de là, les agents Lucius Boggs et Tommy Smith sont en patrouille, ils entendent le bruit produit par le choc et décident d'intervenir. Jeunes recrues patrouillant à pied, ils sont d'autant plus fier d'arborer leur uniforme et leur équipement qu'ils font partie de la première unité de l'APD (Atlanta Police Department) composée uniquement de policiers noirs.
Une décision récente de la mairie qui n'a pas fait que des heureux, loin de là, et qui reste extrêmement controversée. Même si les huit agents qui composent cette unité sont loin d'être des policiers à part entière, on y reviendra, l'accident a eu lieu à Darktown, où les policiers blancs n'aiment pas beaucoup venir, peu importe l'heure de la journée.
Alors, ils agissent, arrêtent la voiture accidentée et contrôlent son conducteur, qui refuse de donner ses papiers, refuse que des noirs le contrôlent. Il est en position de force : Boggs et Smith ne peuvent pas, quoi qu'il arrive, l'arrêter, il faudrait qu'ils fassent appel à des policiers blancs, "les vrais policiers", pour cela... Si le ton n'a pas monté, la tension, elle, a grimpé...
Sur le siège passager, se tient une jeune fille noire, vêtue d'une robe jaune. Quand le policier l'interroge, le conducteur se fâche et lui interdit de répondre... Puis, se moquant bien de la réaction des deux flics, il redémarre et prend la fuite. Boggs et Smith, frustrés, dépités, se retrouvent seuls au milieu d'une rue déserte, sans même avoir une idée du nom du chauffard...
Mais, quelques minutes plus tard, revoilà la Buick. Les deux flics lui courent après et, à un stop, voient la passagère sortir et s'enfuir dans une traverse. Choisissant de ne pas se séparer et de s'occuper du chauffard, ils prennent la voiture en chasse, toujours à pied... Et la retrouvent à l'arrêt un peu plus loin. Arrêt sollicité par un autre duo de policiers en patrouille. Des blancs, cette fois.
Lionel Dunlow est un vieux de la vieille, un flic d'expérience et sans doute l'un des plus détestables et détestés membre de l'APD... Raciste, violent, corrompu, il a depuis peu pour partenaire une jeune recrue, Denny Rakestraw (alias Rake), qui n'apprécie guère les méthodes de son aîné, mais ne peut pas dire grand-chose pour l'en empêcher... Il risque même d'être contaminé par sa brutalité...
Et puisqu'ils sont là, Boggs et Smith peuvent repartir. "Les vrais policiers" sont là, ils vont gérer le contrôle du chauffard. Chaque tandem repart alors dans sa direction, chacun menant ses patrouilles avec les moyens dont ils disposent : les blancs, avec la loi pour eux, même quand ils dépassent allègrement les bornes ; les noirs, avec presque rien, juste le droit d'appeler les blancs à la rescousse.
Jusqu'à ce que, quelques jours après cette nuit mouvementée, Boggs et Smith ne fassent une terrible découverte. Après un gros orage, les deux policiers sont alertés par une désagréable odeur, celle de la mort. Un peu plus loin, sur un dépotoir, là où les habitants du quartier viennent déposer leurs ordures, ils trouvent un cadavre.
Un cadavre qui porte une robe jaune que les deux jeunes policiers reconnaissent aussitôt. C'est celle de la jeune fille qui se trouvait sur le siège passager du chauffard, celle qui s'est enfuie au stop et qu'ils ont laissée courir... Le choc est rude, la colère et la culpabilité aussi : ils auraient pu la sauver. Arrêter celui qui est sans doute son meurtrier...
Mais qui s'intéressera à la mort d'une jeune noire à Darktown ? Boggs en est persuadé : ce crime restera impuni, le dossier prendra la poussière sur une étagère, ou bien un noir, arrêté pour tout autre chose, avouera ce crime et paiera pour un autre. Comme souvent. Comme toujours dans cet Etat où les noirs ne sont pas des citoyens à part entière.
Fils de pasteur, ancien combattant entré dans la police poussé par un réel sens de la justice, intègre et révolté, Lucius Boggs refuse que le crime de la jeune femme à la robe jaune reste inexpliqué. Il se lance dans une enquête interdite qui pourrait lui coûter très cher. Mais, avec le peu de moyens à sa disposition, que peut-il espérer ?
C'est alors qu'il va recevoir un renfort de poids. Car il n'est pas le seul à être choqué par ce drame et l'indifférence qui l'entoure : Rake aussi voudrait faire la lumière, pour des raisons différentes, certes, mais puisque l'objectif est commun, pourquoi ne pas s'entraider ? Pas travailler ensemble, c'est impossible, et si Rake n'est pas Dunlow, il n'est pas non plus un saint...
Chacun va donc chercher à comprendre, à remonter la piste de cet assassin et de son mobile. Une situation qui leur fait prendre d'énormes risques, car sortir des clous lorsqu'on appartient à l'APD n'est pas bien vu... D'autant que les jeunes recrues vont vite déranger du beau monde avec leurs recherches. Et pourraient se retrouver vite en danger...
Si Boggs et Smith sont des personnages de fiction, ceux qu'on a appelé les Huit de Butler Street ont vraiment existé. Dès l'exergue du roman, d'ailleurs, Thomas Mullen leur rend hommage, à travers l'extrait d'un discours prononcé par l'un d'entre eux, Willard Strickland, qui plante le décor en évoquant le serment qu'il a prêté en 1948...
"Moi, Willard Strickland, nègre, je jure solennellement d'exercer les fonctions d'un policier nègre". Pardon pour la double mention de ce mot, mais hélas, il semble important de le signaler, car il instaure dès l'entrée sous l'uniforme une ségrégation au sein même de l'APD. Oui, il y aura des policiers noirs, mais "les vrais policiers", ce seront les blancs.
Le constat se poursuit au fil des informations que l'on glane dans le cours du roman sur cette nouvelle unité dont la création, je le redis, a beaucoup fâché les plus conservateurs. En 1948, alors que Harry Truman est à la Maison Blanche, le débat autour de l'abolition de la ségrégation raciale est lancé, en particulier par Harry Wallace, ancien vice-président de Roosevelt et Truman.
80 ans ont passé depuis la Guerre de Sécession, et pourtant, ces questions restent toujours aussi sensibles dans les Etats du sud et particulièrement la Géorgie. Les noirs y sont toujours considérés comme inférieurs, ne disposent pas des mêmes droits que les blancs et sont à la merci d'une caste qui se conduit encore comme à l'époque des grands propriétaires tout-puissants...
A l'APD, ce n'est donc pas différent. Les policiers noirs ont droit à un uniforme, un équipement (qui comprend un revolver, mais c'est à peu près tout. Nettement moins payés que leurs collègues blancs, ils doivent patrouiller à pied et leur secteur se limite donc à Darktown, les quartiers noirs. Ils sont chargés d'y maintenir l'ordre, mais n'ont aucun pouvoir d'investigation.
Pire encore, le surnom de "Huit de Butler Street" vient du fait qu'ils n'ont pas accès au commissariat central d'Atlanta et n'ont donc pas de bureaux... C'est finalement dans les sous-sols d'un YMCA proche, situé dans Butler Street, qu'ils vont s'installer, à la demande du propriétaire des lieux. C'est là que se trouveront donc leurs bureaux et leurs vestiaires...
Ces premiers policiers noirs ne sont donc que huit, âgés de 21 à 32 ans. Ils sont tous nés à Atlanta et sept d'entre eux ont participé à la récente guerre. Tous ont abandonné un métier pour entrer sous l'uniforme et, quelques mois à peine après leur prise de fonction, ils se demandent ce qu'ils font là... Et combien de temps passera avant que l'un d'entre eux ne démissionne...
Frustrés de n'avoir aucun pouvoir, lassés d'être des boucs émissaires commodes pour leurs collègues blancs, racistes et corrompus pour beaucoup, malmenés jusque devant les tribunaux devant lesquels ils sont appelés à témoigner, ils connaissent des débuts très difficiles et sont vite revenus de leur enthousiasme à l'idée de briser une barrière aussi importante.
Seul Lucius, finalement, conserve son idéalisme de départ et sa farouche volonté de réussir. Pour lui, un peu par orgueil, d'ailleurs, mais aussi pour sa communauté, car un échec serait un terrible recul. Alors, il tient bon, malgré les pressions, qui émanent aussi bien des blancs que des noirs... Un contexte vraiment difficile pour le jeune homme.
Il faut aussi dire un mot de l'officier chargé de diriger cette nouvelle unité. Le lieutenant McInnis n'est pas du tout content d'avoir été nommé à ce poste, il ne s'en cache pas, mais il est intègre et respecte ses hommes (ce qui ne veut pas dire qu'il soit un antiraciste forcené). Il les soutient contre vents et marées, alors qu'il pourrait les lâcher.
Je l'évoque, car il est l'un des éléments de la dimension politique de ce roman, et sa position est un indicateur frappant des maux qui rongent l'APD en 1948. Car oui, évidemment, "Darktown" est un roman éminemment politique. La création même de l'unité est un geste politique, et chaque élu ou candidat à un poste est en train de se positionner sur la question de la ségrégation...
Ce contexte politique, on le voit s'installer, devenir un arrière-plan incontournable de cette histoire. C'est aussi cette dimension-là qui donne de la force à cette histoire, parce que les faits et gestes des personnages principaux sont forcément conditionnés par cette situation. Pour que Boggs et Rake sortent du cadre, il faut que ce cadre existe, et il est d'une implacable dureté envers les noirs...
On assiste donc à une double enquête, contrainte et forcée, puisque Boggs et Rake, les deux qui veulent le plus savoir qui a tué la femme à la robe jaune, ne peuvent enquêter aussi librement qu'ils le voudraient. Boggs, vous l'aurez compris, parce qu'il n'a aucun pouvoir, et Rake parce qu'il ne peut accéder aisément aux éventuels témoins de Darktown, qui ne parleront jamais à un blanc.
De fait, ils se découvrent complémentaires malgré eux. Car, s'ils poursuivent le même but, leurs motivations sont sensiblement différentes et leur volonté de voir justice rendue ne suffit pas à abattre les barrières qui les séparent. Encore une fois, Rake n'est sans doute pas un mauvais bougre, mais ce n'est pas, lui non plus, un militant farouche de l'abolition de la ségrégation.
Là encore, ces détails peuvent sembler anodins, mais en lisant le roman, on prend conscience du gouffre qui s'étend entre eux. Il n'est pas question d'amitié entre ces deux jeunes flics ambitieux, déterminés et courageux. C'est une relation strictement professionnelle, clandestine, et forcément déséquilibrée à l'arrivée...
Cela donne donc un roman avec un découpage narratif très précis, puisque, chose finalement assez curieuse et inhabituelle, les deux enquêteurs qui visent le même objectif ne travaillent jamais de concert. On les suit chacun dans leurs recherches, aux prises avec des obstacles différents, mais malgré tout, seuls contre tous, ou presque.
Oui, ils mettent en danger non seulement leur carrière, mais également leur vie, dans un univers qu'on pourrait qualifier de sans foi, ni loi, ce qui ne manque pas de piquant dans un contexte policier... L'ordre l'a clairement emporté sur la loi à Atlanta. Et le maintien du premier se fait bien souvent à l'encontre du respect de la seconde...
Pas de doute, on est donc bien dans un polar, puisqu'il y a une intrigue, une enquête, des flics, tous les éléments qui fondent ce genre. Et pourtant, est-ce cette période des années 1940 qui fait ça, on se croirait également dans un pur roman noir, tant Boggs et Rake doivent lutter contre une société qui ne leur fait aucun cadeau et voudrait même les broyer sans état d'âme.
La dimension politique, mais aussi cette corruption omniprésente qui fait des flics les plus grands voyous de la ville, renforce cette impression, et si Boggs et Rake ne sont ni Philip Marlowe ni Sam Spade, leur travail à conte-courant, en prenant tous les risques et en ne pouvant faire confiance à quasiment personne, avec comme seule reconnaissance la satisfaction du devoir accompli, pourrait être le leur.
J'ai beaucoup lié les parcours de Boggs et de Rake dans ce billet alors que, vous l'aurez compris, ce n'est pas si évident que ça. Il y a une autre raison à cela : "Darktown" est annoncé comme le premier volet d'une série de polars dans ce contexte bien particulier de l'après-guerre à Atlanta. Or, ils s'imposent dans cette ouverture comme les deux personnages centraux.
Le deuxième tome est déjà sorti aux Etats-Unis sous le titre "Ligthning Men", il faudra sans doute attendre un peu avant de pouvoir le lire en français, mais je pense qu'on y reverra Boggs et Rake en tête d'affiche. Et je suis vraiment curieux de voir la tournure que prendra leur relation, encore très distante dans "Darktown".
Avec ce roman, Thomas Mullen signe en tout cas un polar violent, très sombre, qui dit énormément de choses de l'Amérique d'hier, mais sans doute hélas aussi de celle d'aujourd'hui. Le contexte éprouvant dans lequel se déroule est incontestablement le point fort de ce livre, porté par une intrigue un poil manichéenne, mais comment pourrait-il en être autrement ?
Et pour terminer, je vous invite à approfondir le sujet des "Huit de Butler Street", avec ce long article signé par Thomas Mullen lui-même pour le mensuel "Atlanta". Il y revient sur l'histoire de cette unité de l'APD et sur la genèse de "Darktown". C'est aussi l'occasion de voir en photo ces huit policiers pas comme les autres, et de leur rendre hommage, et pas seulement à travers la fiction...
"Black in blue", de Thomas Mullen, pour "Atlanta".
Une nuit, à Atlanta, en 1948, une voiture emboutit un des réverbères tout récemment installés sur Auburn Avenue, dans le quartier qu'on appelle Darktown, parce que la majorité de ses habitants y est noire. Pourtant, c'est un homme blanc qui est au volant et, malgré son accident, malgré le phare de sa Buick bien abîmé, il tente de reprendre sa route comme si de rien n'était.
Tout près de là, les agents Lucius Boggs et Tommy Smith sont en patrouille, ils entendent le bruit produit par le choc et décident d'intervenir. Jeunes recrues patrouillant à pied, ils sont d'autant plus fier d'arborer leur uniforme et leur équipement qu'ils font partie de la première unité de l'APD (Atlanta Police Department) composée uniquement de policiers noirs.
Une décision récente de la mairie qui n'a pas fait que des heureux, loin de là, et qui reste extrêmement controversée. Même si les huit agents qui composent cette unité sont loin d'être des policiers à part entière, on y reviendra, l'accident a eu lieu à Darktown, où les policiers blancs n'aiment pas beaucoup venir, peu importe l'heure de la journée.
Alors, ils agissent, arrêtent la voiture accidentée et contrôlent son conducteur, qui refuse de donner ses papiers, refuse que des noirs le contrôlent. Il est en position de force : Boggs et Smith ne peuvent pas, quoi qu'il arrive, l'arrêter, il faudrait qu'ils fassent appel à des policiers blancs, "les vrais policiers", pour cela... Si le ton n'a pas monté, la tension, elle, a grimpé...
Sur le siège passager, se tient une jeune fille noire, vêtue d'une robe jaune. Quand le policier l'interroge, le conducteur se fâche et lui interdit de répondre... Puis, se moquant bien de la réaction des deux flics, il redémarre et prend la fuite. Boggs et Smith, frustrés, dépités, se retrouvent seuls au milieu d'une rue déserte, sans même avoir une idée du nom du chauffard...
Mais, quelques minutes plus tard, revoilà la Buick. Les deux flics lui courent après et, à un stop, voient la passagère sortir et s'enfuir dans une traverse. Choisissant de ne pas se séparer et de s'occuper du chauffard, ils prennent la voiture en chasse, toujours à pied... Et la retrouvent à l'arrêt un peu plus loin. Arrêt sollicité par un autre duo de policiers en patrouille. Des blancs, cette fois.
Lionel Dunlow est un vieux de la vieille, un flic d'expérience et sans doute l'un des plus détestables et détestés membre de l'APD... Raciste, violent, corrompu, il a depuis peu pour partenaire une jeune recrue, Denny Rakestraw (alias Rake), qui n'apprécie guère les méthodes de son aîné, mais ne peut pas dire grand-chose pour l'en empêcher... Il risque même d'être contaminé par sa brutalité...
Et puisqu'ils sont là, Boggs et Smith peuvent repartir. "Les vrais policiers" sont là, ils vont gérer le contrôle du chauffard. Chaque tandem repart alors dans sa direction, chacun menant ses patrouilles avec les moyens dont ils disposent : les blancs, avec la loi pour eux, même quand ils dépassent allègrement les bornes ; les noirs, avec presque rien, juste le droit d'appeler les blancs à la rescousse.
Jusqu'à ce que, quelques jours après cette nuit mouvementée, Boggs et Smith ne fassent une terrible découverte. Après un gros orage, les deux policiers sont alertés par une désagréable odeur, celle de la mort. Un peu plus loin, sur un dépotoir, là où les habitants du quartier viennent déposer leurs ordures, ils trouvent un cadavre.
Un cadavre qui porte une robe jaune que les deux jeunes policiers reconnaissent aussitôt. C'est celle de la jeune fille qui se trouvait sur le siège passager du chauffard, celle qui s'est enfuie au stop et qu'ils ont laissée courir... Le choc est rude, la colère et la culpabilité aussi : ils auraient pu la sauver. Arrêter celui qui est sans doute son meurtrier...
Mais qui s'intéressera à la mort d'une jeune noire à Darktown ? Boggs en est persuadé : ce crime restera impuni, le dossier prendra la poussière sur une étagère, ou bien un noir, arrêté pour tout autre chose, avouera ce crime et paiera pour un autre. Comme souvent. Comme toujours dans cet Etat où les noirs ne sont pas des citoyens à part entière.
Fils de pasteur, ancien combattant entré dans la police poussé par un réel sens de la justice, intègre et révolté, Lucius Boggs refuse que le crime de la jeune femme à la robe jaune reste inexpliqué. Il se lance dans une enquête interdite qui pourrait lui coûter très cher. Mais, avec le peu de moyens à sa disposition, que peut-il espérer ?
C'est alors qu'il va recevoir un renfort de poids. Car il n'est pas le seul à être choqué par ce drame et l'indifférence qui l'entoure : Rake aussi voudrait faire la lumière, pour des raisons différentes, certes, mais puisque l'objectif est commun, pourquoi ne pas s'entraider ? Pas travailler ensemble, c'est impossible, et si Rake n'est pas Dunlow, il n'est pas non plus un saint...
Chacun va donc chercher à comprendre, à remonter la piste de cet assassin et de son mobile. Une situation qui leur fait prendre d'énormes risques, car sortir des clous lorsqu'on appartient à l'APD n'est pas bien vu... D'autant que les jeunes recrues vont vite déranger du beau monde avec leurs recherches. Et pourraient se retrouver vite en danger...
Si Boggs et Smith sont des personnages de fiction, ceux qu'on a appelé les Huit de Butler Street ont vraiment existé. Dès l'exergue du roman, d'ailleurs, Thomas Mullen leur rend hommage, à travers l'extrait d'un discours prononcé par l'un d'entre eux, Willard Strickland, qui plante le décor en évoquant le serment qu'il a prêté en 1948...
"Moi, Willard Strickland, nègre, je jure solennellement d'exercer les fonctions d'un policier nègre". Pardon pour la double mention de ce mot, mais hélas, il semble important de le signaler, car il instaure dès l'entrée sous l'uniforme une ségrégation au sein même de l'APD. Oui, il y aura des policiers noirs, mais "les vrais policiers", ce seront les blancs.
Le constat se poursuit au fil des informations que l'on glane dans le cours du roman sur cette nouvelle unité dont la création, je le redis, a beaucoup fâché les plus conservateurs. En 1948, alors que Harry Truman est à la Maison Blanche, le débat autour de l'abolition de la ségrégation raciale est lancé, en particulier par Harry Wallace, ancien vice-président de Roosevelt et Truman.
80 ans ont passé depuis la Guerre de Sécession, et pourtant, ces questions restent toujours aussi sensibles dans les Etats du sud et particulièrement la Géorgie. Les noirs y sont toujours considérés comme inférieurs, ne disposent pas des mêmes droits que les blancs et sont à la merci d'une caste qui se conduit encore comme à l'époque des grands propriétaires tout-puissants...
A l'APD, ce n'est donc pas différent. Les policiers noirs ont droit à un uniforme, un équipement (qui comprend un revolver, mais c'est à peu près tout. Nettement moins payés que leurs collègues blancs, ils doivent patrouiller à pied et leur secteur se limite donc à Darktown, les quartiers noirs. Ils sont chargés d'y maintenir l'ordre, mais n'ont aucun pouvoir d'investigation.
Pire encore, le surnom de "Huit de Butler Street" vient du fait qu'ils n'ont pas accès au commissariat central d'Atlanta et n'ont donc pas de bureaux... C'est finalement dans les sous-sols d'un YMCA proche, situé dans Butler Street, qu'ils vont s'installer, à la demande du propriétaire des lieux. C'est là que se trouveront donc leurs bureaux et leurs vestiaires...
Ces premiers policiers noirs ne sont donc que huit, âgés de 21 à 32 ans. Ils sont tous nés à Atlanta et sept d'entre eux ont participé à la récente guerre. Tous ont abandonné un métier pour entrer sous l'uniforme et, quelques mois à peine après leur prise de fonction, ils se demandent ce qu'ils font là... Et combien de temps passera avant que l'un d'entre eux ne démissionne...
Frustrés de n'avoir aucun pouvoir, lassés d'être des boucs émissaires commodes pour leurs collègues blancs, racistes et corrompus pour beaucoup, malmenés jusque devant les tribunaux devant lesquels ils sont appelés à témoigner, ils connaissent des débuts très difficiles et sont vite revenus de leur enthousiasme à l'idée de briser une barrière aussi importante.
Seul Lucius, finalement, conserve son idéalisme de départ et sa farouche volonté de réussir. Pour lui, un peu par orgueil, d'ailleurs, mais aussi pour sa communauté, car un échec serait un terrible recul. Alors, il tient bon, malgré les pressions, qui émanent aussi bien des blancs que des noirs... Un contexte vraiment difficile pour le jeune homme.
Il faut aussi dire un mot de l'officier chargé de diriger cette nouvelle unité. Le lieutenant McInnis n'est pas du tout content d'avoir été nommé à ce poste, il ne s'en cache pas, mais il est intègre et respecte ses hommes (ce qui ne veut pas dire qu'il soit un antiraciste forcené). Il les soutient contre vents et marées, alors qu'il pourrait les lâcher.
Je l'évoque, car il est l'un des éléments de la dimension politique de ce roman, et sa position est un indicateur frappant des maux qui rongent l'APD en 1948. Car oui, évidemment, "Darktown" est un roman éminemment politique. La création même de l'unité est un geste politique, et chaque élu ou candidat à un poste est en train de se positionner sur la question de la ségrégation...
Ce contexte politique, on le voit s'installer, devenir un arrière-plan incontournable de cette histoire. C'est aussi cette dimension-là qui donne de la force à cette histoire, parce que les faits et gestes des personnages principaux sont forcément conditionnés par cette situation. Pour que Boggs et Rake sortent du cadre, il faut que ce cadre existe, et il est d'une implacable dureté envers les noirs...
On assiste donc à une double enquête, contrainte et forcée, puisque Boggs et Rake, les deux qui veulent le plus savoir qui a tué la femme à la robe jaune, ne peuvent enquêter aussi librement qu'ils le voudraient. Boggs, vous l'aurez compris, parce qu'il n'a aucun pouvoir, et Rake parce qu'il ne peut accéder aisément aux éventuels témoins de Darktown, qui ne parleront jamais à un blanc.
De fait, ils se découvrent complémentaires malgré eux. Car, s'ils poursuivent le même but, leurs motivations sont sensiblement différentes et leur volonté de voir justice rendue ne suffit pas à abattre les barrières qui les séparent. Encore une fois, Rake n'est sans doute pas un mauvais bougre, mais ce n'est pas, lui non plus, un militant farouche de l'abolition de la ségrégation.
Là encore, ces détails peuvent sembler anodins, mais en lisant le roman, on prend conscience du gouffre qui s'étend entre eux. Il n'est pas question d'amitié entre ces deux jeunes flics ambitieux, déterminés et courageux. C'est une relation strictement professionnelle, clandestine, et forcément déséquilibrée à l'arrivée...
Cela donne donc un roman avec un découpage narratif très précis, puisque, chose finalement assez curieuse et inhabituelle, les deux enquêteurs qui visent le même objectif ne travaillent jamais de concert. On les suit chacun dans leurs recherches, aux prises avec des obstacles différents, mais malgré tout, seuls contre tous, ou presque.
Oui, ils mettent en danger non seulement leur carrière, mais également leur vie, dans un univers qu'on pourrait qualifier de sans foi, ni loi, ce qui ne manque pas de piquant dans un contexte policier... L'ordre l'a clairement emporté sur la loi à Atlanta. Et le maintien du premier se fait bien souvent à l'encontre du respect de la seconde...
Pas de doute, on est donc bien dans un polar, puisqu'il y a une intrigue, une enquête, des flics, tous les éléments qui fondent ce genre. Et pourtant, est-ce cette période des années 1940 qui fait ça, on se croirait également dans un pur roman noir, tant Boggs et Rake doivent lutter contre une société qui ne leur fait aucun cadeau et voudrait même les broyer sans état d'âme.
La dimension politique, mais aussi cette corruption omniprésente qui fait des flics les plus grands voyous de la ville, renforce cette impression, et si Boggs et Rake ne sont ni Philip Marlowe ni Sam Spade, leur travail à conte-courant, en prenant tous les risques et en ne pouvant faire confiance à quasiment personne, avec comme seule reconnaissance la satisfaction du devoir accompli, pourrait être le leur.
J'ai beaucoup lié les parcours de Boggs et de Rake dans ce billet alors que, vous l'aurez compris, ce n'est pas si évident que ça. Il y a une autre raison à cela : "Darktown" est annoncé comme le premier volet d'une série de polars dans ce contexte bien particulier de l'après-guerre à Atlanta. Or, ils s'imposent dans cette ouverture comme les deux personnages centraux.
Le deuxième tome est déjà sorti aux Etats-Unis sous le titre "Ligthning Men", il faudra sans doute attendre un peu avant de pouvoir le lire en français, mais je pense qu'on y reverra Boggs et Rake en tête d'affiche. Et je suis vraiment curieux de voir la tournure que prendra leur relation, encore très distante dans "Darktown".
Avec ce roman, Thomas Mullen signe en tout cas un polar violent, très sombre, qui dit énormément de choses de l'Amérique d'hier, mais sans doute hélas aussi de celle d'aujourd'hui. Le contexte éprouvant dans lequel se déroule est incontestablement le point fort de ce livre, porté par une intrigue un poil manichéenne, mais comment pourrait-il en être autrement ?
Et pour terminer, je vous invite à approfondir le sujet des "Huit de Butler Street", avec ce long article signé par Thomas Mullen lui-même pour le mensuel "Atlanta". Il y revient sur l'histoire de cette unité de l'APD et sur la genèse de "Darktown". C'est aussi l'occasion de voir en photo ces huit policiers pas comme les autres, et de leur rendre hommage, et pas seulement à travers la fiction...
"Black in blue", de Thomas Mullen, pour "Atlanta".