Mais qui est donc ce personnage ainsi habillé pour l'hiver par le narrateur de notre roman du jour ? Encore un peu de suspense, même si ça n'a rien d'un secret. En fait, l'ignorance du jeune garçon dont nous allons suivre l'histoire est l'occasion d'un quiproquo sur lequel repose tout le livre, artifice littéraire pour évoquer un personnage historique majeur et la période à laquelle il a vécu. Robert Littell, 84 ans, publie aux éditions Baker Street son vingtième livre, "Koba" (traduction de Martine Leroy-Battistelli), à mi-chemin du roman et pièce de théâtre, où il imagine l'improbable rencontre entre un jeune garçon et un vieil homme au caractère changeant qui semble en savoir beaucoup sur la politique du pays et les pensées de son leader emblématique... L'occasion pour l'ancien journaliste, auteur de romans d'espionnage et de plusieurs ouvrages ayant pour cadre l'Union soviétique, de retourner à Moscou. Il nous offre ici un récit drôle et touchant autour de l'innocence et de l'insouciance d'un enfant, mises à mal par la violence de la tyrannie...
Léon Rozental a une dizaine d'années et vit à Moscou, dans la Maison du quai, un vaste bâtiment dont les appartements sont réservés aux apparatchiks. Mais désormais, Léon vit seul dans le vaste appartement familial, ce qui ne semble pas l'inquiéter plus que cela. Et pourtant, il n'a plus rien à faire là, ce n'est plus ici qu'il est censé vivre...
En réalité, son père, un physicien atomiste de talent qui travaillait sur le projet nucléaire soviétique, est mort quelques années plus tôt dans un accident à son laboratoire, et sa mère a été victime des purges antisémites visant les milieux médicaux. Elle a été arrêtée et le garçon ignore où on l'a emmenée. Ni même depuis quand il est livré à lui-même...
La mère de Léon l'a sauvé lors de son arrestation, en expliquant qu'il n'était pas à Moscou. Derrière elle, elle a laissé le souvenir de disputes un peu trop régulières, des roubles en quantité assez importante et une arme à feu, un pistolet de marque Chagan et quelques munitions. Désormais devenu l'homme de la maison, Léon se fait fort de survivre...
Pour cela, parce que les roubles ne sont pas éternels, il envisage d'aller vendre des objets se trouvant dans l'appartement où ne vit plus sa famille. Pour sortir, il décide donc d'emprunter le tunnel qui se trouve sous la Maison du quai et passe sous la Moskova, afin de sortir sans se faire remarquer. Et sans risquer de se faire attraper.
Léon sait qu'il y a au bout une porte, avec une grosse roue dessus pour l'ouvrir. Le parcours n'est pas aisé, mais Léon l'accomplit sans problème et réussit à trouver la personne à qui vendre un tableau contre quelques centaines de roubles. Mais, il faut encore faire le chemin dans le sens inverse et c'est au cours de ce trajet que Léon fait une découverte...
Une porte. Une porte en fer qu'il n'avait jamais remarquée lors de ses précédents passages. Une porte dont le cadenas est tellement rouillé qu'il tombe en poussière lorsque l'enfant frappe... Alors, il entre et, stupeur, découvre une salle immense, une salle de bal avec ses lustres impressionnants et une galerie de tableaux aux murs...
Tout au fond, des hommes jouent aux échecs. Léon apprécie ce jeu et, sans rien demander, il s'installe et commence à regarder. C'est alors qu'un vieil homme lui demande ce qu'il fait là, avant de lui proposer une glace et de lui demander de le suivre à l'étage, dans ce qui est, semble-t-il, son appartement...
Obéissant, Léon suit le vieil homme, qui se présente sous plusieurs noms, dont celui de Koba, qui est le préféré du gamin. Et peu à peu, une conversation va se nouer entre l'enfant et le vieillard, une conversation qui ne sera pas la seule : désormais, Léon va revenir régulièrement voir Koba pour échanger sur tout et n'importe quoi.
Le vieil homme semble amusé par ce garçon qui n'a pas froid aux yeux et semble ignorer sincèrement à qui il parle. Alors, il accueille volontiers ce visiteur, fort candide, c'est vrai, mais également intelligent et plein de bon sens... De son côté, Léon écoute et, à son retour chez lui, note sur un carnet l'essentiel de ces conversations avec le vieil homme.
Un homme qu'il trouve donc bien laid, plutôt sale et pas très malin. Même si, et ce n'est pas anodin, car c'est ce qui impressionne le plus l'enfant, il semble très bien connaître le camarade Staline. Il semble même connaître les pensées et les actes du Petit Père des Peuples. Mais il se moque peut-être de lui, qui sait ?
Il n'y a pas vraiment de suspense, et dès l'illustration de couverture (signée par le peintre Jesse Littell, l'un des fils de Robert), le lecteur sait quelle est l'identité de ce mystérieux vieillard : Staline en personne. Mais, à aucun moment de leur relation, cette idée ne viendra à l'esprit de Léon. Et pour cause : Koba ne ressemble pas du tout au camarade Staline dont la photo est partout en ville.
Léon a raison sur un point, c'est un vieillard qu'il a en face de lui, usé par une vie de lutte politique, par l'exercice du pouvoir et par la maladie. Et puis, que ferait Staline dans cette salle de bal perdue, à jouer aux échecs ? Que ferait-il dans le modeste appartement qu'occupe Koba, alors qu'il dirige un des pays les plus puissants au monde ?
Ce quiproquo est alors l'occasion de savoureux échanges, au cours desquels la fraîcheur, la franchise naturelle, l'esprit vif et la naïveté de Léon offrent à Koba un regard original et sincère sur la vie d'un citoyen soviétique. Qui plus est d'un citoyen soviétique qui a quelques légitimes griefs envers le pouvoir et celui qui l'incarne depuis près de 30 ans...
Face à Léon, cet homme au caractère changeant, capable de se montrer affable et même drôle, attentif et curieux, mais qui peut, en quelques instants, passer à la colère la plus noire et à un discours beaucoup moins souple... Un drôle de vieux bonhomme qui, même lorsqu'il tempête, n'effraie pas le garçon, car ce dernier ne le prend pas du tout au sérieux...
Robert Littell met en scène cette rencontre improbable et ces dialogues à fleurets pas toujours mouchetés, en faisant de Léon son narrateur. Cela donne un point de vue particulier, car si l'auteur ne cherche pas particulièrement à reproduire une langue enfantine, en revanche, il s'appuie sur cette naïveté qui est vraiment la clé du livre.
Débrouillard, malin, franc du collier, possédant une certaine culture (puisée dans des livres majoritairement interdits) et un réel talent pour les échecs, il offre à Koba une opposition intellectuelle à laquelle ce dernier n'est plus habitué. Forcément, tous ses opposants ont mal fini au fil des années et les derniers qui restent à ses côtés font profil bas.
Au moins, Léon ne lui ment pas et il n'est pas loin d'apprécier cela... L'impertinence, voire l'insolence de l'enfant (un comble !), le sorte de sa routine, de son isolement, lui qui semble plus que jamais prisonnier d'une tour d'ivoire. Ces échanges instructifs, s'ils ne ravissent pas toujours le dictateur, ne l'offusquent pas non plus. On croirait presque que cela l'amuse !
Au fil des discussions, d'abord badines, puis nettement plus sérieuses, Léon va s'approcher des sujets qui fâchent, parmi lesquels se trouve sa situation familial. Le fait qu'il soit juif, que sa mère ait été victime des purges visant souvent cette communauté, sa clandestinité... Qui d'autre que Léon pourrait ainsi aborder ces sujets sans risquer de prendre illico un aller simple pour la Sibérie ?
Cette fraîcheur, on la ressent tout au long de cette histoire, qu'il ne faut certainement pas prendre au premier degré, cela serait assez peu crédible. Cette rencontre est surtout le prétexte que prend Robert Littell pour dresser un portrait de Staline sous un angle inhabituel, loin du strict cadre biographique ou de contextes plus classiques dans lesquels le faire évoluer.
Et par ce biais, il nous donne à voir Staline sous un jour différent, plus contrasté que la simple image du dictateur sanguinaire. Oh, cet aspect-là n'est pas passé sous silence, et l'indifférence ou la violence que manifeste Koba sur certaines questions concernant les déportations, la guerre et son exercice d'un pouvoir sans partage nous le rappelle vite.
Mais, on découvre aussi un Staline que l'approche de la mort rend nostalgique de sa jeunesse géorgienne, de sa famille et de ses amis d'antan... D'une vie différente, que l'insouciance de Léon semble lui rappeler... Staline raconte Soso, comme l'appelait sa mère, ou Koba, son nom de guerre, jusqu'à ce que Koba s'efface pour laisser place au Staline colérique et virulent...
Il y a presque un dédoublement de personnalité, que semble provoquer le quiproquo initié par Léon et qui découvre l'homme derrière Staline, derrière le tyran, derrière l'homme des purges et des goulags... Une espèce de Docteur Jeryll et Mister Hyde, ou plus exactement de Dorian Gray, la dégradation physique de Koba s'opposant aux images de propagande glorieuses représentant Staline...
Mais on aurait tort de limiter ce roman au personnage de Koba, à la personnalité historique traitée de façon plutôt originale. Car Léon est aussi un personnage passionnant. Et, s'il passe de longs moments en compagnie de Koba, mangeant de la glace à la vanille nappée de chocolat, jouant aux échecs et devisant d'égal à égal avec Staline, il a aussi une vie en dehors de cet appartement...
La vie de Léon, dont j'ai évoqué certains aspects au début de ce billet, est aussi un des enjeux du livre, ainsi que son existence à la Maison du quai, avec sa bande de copains, dont beaucoup ont vu aussi leurs parents être arrêtés... Lors des scènes avec les autres enfants de la Maison du quai vont se produire un certain nombre d'événements, dans un registre différent des rencontres avec Koba.
Là encore, on a l'impression d'une sorte de dédoublement, de deux mondes qui cohabitent. Il y a l'appartement de Koba, comme un refuge, comme un lieu protégé. Une impression paradoxale, quand on sait qui est véritablement Koba. Et puis, il y a cette vie clandestine, dans un lieu où il ne devrait pas se trouver, dans lequel les policiers circulent régulièrement...
Cette vie souterraine réserve quelques surprises, les enfants découvrant des lieux, à l'image de la fameuse salle de bal, dont ils n'imaginaient même pas l'existence. Ils doivent également faire face à ce danger permanent, qui a déjà frappé durement leurs familles. Ce qui va les entraîner dans des situations bien délicates à gérer quand on est si jeunes...
Léon est un personnage étonnant, surprenant, attachant et touchant, qui s'imagine en Holden Caufield, le héros de "L'Attrape-coeur", qu'il a lu alors même que ce livre était sans doute interdit en Union Soviétique... Mais c'est sans doute l'indépendance du personnage créé par J.D. Salinger qui fascine Léon et en fait un modèle pour lui.
Contrairement à Holden, Léon est livré à lui-même par la force des choses, et non par sa volonté de voler de ses propres ailes. La situation géopolitique mondiale n'étant visiblement pas le fort du jeune garçon, on ne pensera pas forcément que cette fascination est renforcée par le fait qu'il s'agisse d'un roman américain, sur un jeune garçon américain, déambulant dans une ville américaine...
Non, c'est vraiment ce sentiment de liberté qui fait que Léon s'identifie à Holden. Et il y a quelque chose de très logique dans tout cela. Car le sujet principal de "Koba", c'est véritablement l'enfance. Cette période si particulière de l'existence, au cours de laquelle tant de choses se joue, qui auront une influence sur la suite de nos vies.
Mais c'est surtout le temps de l'innocence et de la candeur, sentiments qu'incarne parfaitement Léon, enfant prodige, mais qui a encore tellement de choses à apprendre du monde dans lequel il évolue. L'enfance qu'évoque aussi Koba, avec nostalgie, comme je l'ai dit plus haut, mais peut-être encore autre chose... Un soupçon de regret ?
Robert Littell offre à cette histoire un final riche en émotions, tant pour le personnage de Léon que pour le lecteur, même s'ils ne les ressentiront pas forcément de la même manière, ni au même moment. Comme Holden, il fait de Léon un individu en complet décalage avec le monde, la société dans lesquels il évolue.
La douzième et dernière partie du livre va offrir, en guise de conclusion, un regard croisé sur les deux protagonistes du livre. Je ne vais évidemment pas révéler ce qui est raconté dans ces dernières pages, mais ces derniers moments passés avec Léon et avec Koba permettent de mettre en perspective ces questions liées à l'enfance et aux événements qui peuvent influer sur leur vie à venir...
Jusqu'aux dernières lignes de son livre, Robert Littell nous emmène aux côtés de Koba, cet alter ego (presque) attendrissant de Staline, rappelle qu'on ne naît pas tyran et apporte ainsi un démenti à la phrase que le Petit Père des Peuples aime à scander lorsque l'énervement le prend face à Léon : "Personne n'est innocent !"
Léon Rozental a une dizaine d'années et vit à Moscou, dans la Maison du quai, un vaste bâtiment dont les appartements sont réservés aux apparatchiks. Mais désormais, Léon vit seul dans le vaste appartement familial, ce qui ne semble pas l'inquiéter plus que cela. Et pourtant, il n'a plus rien à faire là, ce n'est plus ici qu'il est censé vivre...
En réalité, son père, un physicien atomiste de talent qui travaillait sur le projet nucléaire soviétique, est mort quelques années plus tôt dans un accident à son laboratoire, et sa mère a été victime des purges antisémites visant les milieux médicaux. Elle a été arrêtée et le garçon ignore où on l'a emmenée. Ni même depuis quand il est livré à lui-même...
La mère de Léon l'a sauvé lors de son arrestation, en expliquant qu'il n'était pas à Moscou. Derrière elle, elle a laissé le souvenir de disputes un peu trop régulières, des roubles en quantité assez importante et une arme à feu, un pistolet de marque Chagan et quelques munitions. Désormais devenu l'homme de la maison, Léon se fait fort de survivre...
Pour cela, parce que les roubles ne sont pas éternels, il envisage d'aller vendre des objets se trouvant dans l'appartement où ne vit plus sa famille. Pour sortir, il décide donc d'emprunter le tunnel qui se trouve sous la Maison du quai et passe sous la Moskova, afin de sortir sans se faire remarquer. Et sans risquer de se faire attraper.
Léon sait qu'il y a au bout une porte, avec une grosse roue dessus pour l'ouvrir. Le parcours n'est pas aisé, mais Léon l'accomplit sans problème et réussit à trouver la personne à qui vendre un tableau contre quelques centaines de roubles. Mais, il faut encore faire le chemin dans le sens inverse et c'est au cours de ce trajet que Léon fait une découverte...
Une porte. Une porte en fer qu'il n'avait jamais remarquée lors de ses précédents passages. Une porte dont le cadenas est tellement rouillé qu'il tombe en poussière lorsque l'enfant frappe... Alors, il entre et, stupeur, découvre une salle immense, une salle de bal avec ses lustres impressionnants et une galerie de tableaux aux murs...
Tout au fond, des hommes jouent aux échecs. Léon apprécie ce jeu et, sans rien demander, il s'installe et commence à regarder. C'est alors qu'un vieil homme lui demande ce qu'il fait là, avant de lui proposer une glace et de lui demander de le suivre à l'étage, dans ce qui est, semble-t-il, son appartement...
Obéissant, Léon suit le vieil homme, qui se présente sous plusieurs noms, dont celui de Koba, qui est le préféré du gamin. Et peu à peu, une conversation va se nouer entre l'enfant et le vieillard, une conversation qui ne sera pas la seule : désormais, Léon va revenir régulièrement voir Koba pour échanger sur tout et n'importe quoi.
Le vieil homme semble amusé par ce garçon qui n'a pas froid aux yeux et semble ignorer sincèrement à qui il parle. Alors, il accueille volontiers ce visiteur, fort candide, c'est vrai, mais également intelligent et plein de bon sens... De son côté, Léon écoute et, à son retour chez lui, note sur un carnet l'essentiel de ces conversations avec le vieil homme.
Un homme qu'il trouve donc bien laid, plutôt sale et pas très malin. Même si, et ce n'est pas anodin, car c'est ce qui impressionne le plus l'enfant, il semble très bien connaître le camarade Staline. Il semble même connaître les pensées et les actes du Petit Père des Peuples. Mais il se moque peut-être de lui, qui sait ?
Il n'y a pas vraiment de suspense, et dès l'illustration de couverture (signée par le peintre Jesse Littell, l'un des fils de Robert), le lecteur sait quelle est l'identité de ce mystérieux vieillard : Staline en personne. Mais, à aucun moment de leur relation, cette idée ne viendra à l'esprit de Léon. Et pour cause : Koba ne ressemble pas du tout au camarade Staline dont la photo est partout en ville.
Léon a raison sur un point, c'est un vieillard qu'il a en face de lui, usé par une vie de lutte politique, par l'exercice du pouvoir et par la maladie. Et puis, que ferait Staline dans cette salle de bal perdue, à jouer aux échecs ? Que ferait-il dans le modeste appartement qu'occupe Koba, alors qu'il dirige un des pays les plus puissants au monde ?
Ce quiproquo est alors l'occasion de savoureux échanges, au cours desquels la fraîcheur, la franchise naturelle, l'esprit vif et la naïveté de Léon offrent à Koba un regard original et sincère sur la vie d'un citoyen soviétique. Qui plus est d'un citoyen soviétique qui a quelques légitimes griefs envers le pouvoir et celui qui l'incarne depuis près de 30 ans...
Face à Léon, cet homme au caractère changeant, capable de se montrer affable et même drôle, attentif et curieux, mais qui peut, en quelques instants, passer à la colère la plus noire et à un discours beaucoup moins souple... Un drôle de vieux bonhomme qui, même lorsqu'il tempête, n'effraie pas le garçon, car ce dernier ne le prend pas du tout au sérieux...
Robert Littell met en scène cette rencontre improbable et ces dialogues à fleurets pas toujours mouchetés, en faisant de Léon son narrateur. Cela donne un point de vue particulier, car si l'auteur ne cherche pas particulièrement à reproduire une langue enfantine, en revanche, il s'appuie sur cette naïveté qui est vraiment la clé du livre.
Débrouillard, malin, franc du collier, possédant une certaine culture (puisée dans des livres majoritairement interdits) et un réel talent pour les échecs, il offre à Koba une opposition intellectuelle à laquelle ce dernier n'est plus habitué. Forcément, tous ses opposants ont mal fini au fil des années et les derniers qui restent à ses côtés font profil bas.
Au moins, Léon ne lui ment pas et il n'est pas loin d'apprécier cela... L'impertinence, voire l'insolence de l'enfant (un comble !), le sorte de sa routine, de son isolement, lui qui semble plus que jamais prisonnier d'une tour d'ivoire. Ces échanges instructifs, s'ils ne ravissent pas toujours le dictateur, ne l'offusquent pas non plus. On croirait presque que cela l'amuse !
Au fil des discussions, d'abord badines, puis nettement plus sérieuses, Léon va s'approcher des sujets qui fâchent, parmi lesquels se trouve sa situation familial. Le fait qu'il soit juif, que sa mère ait été victime des purges visant souvent cette communauté, sa clandestinité... Qui d'autre que Léon pourrait ainsi aborder ces sujets sans risquer de prendre illico un aller simple pour la Sibérie ?
Cette fraîcheur, on la ressent tout au long de cette histoire, qu'il ne faut certainement pas prendre au premier degré, cela serait assez peu crédible. Cette rencontre est surtout le prétexte que prend Robert Littell pour dresser un portrait de Staline sous un angle inhabituel, loin du strict cadre biographique ou de contextes plus classiques dans lesquels le faire évoluer.
Et par ce biais, il nous donne à voir Staline sous un jour différent, plus contrasté que la simple image du dictateur sanguinaire. Oh, cet aspect-là n'est pas passé sous silence, et l'indifférence ou la violence que manifeste Koba sur certaines questions concernant les déportations, la guerre et son exercice d'un pouvoir sans partage nous le rappelle vite.
Mais, on découvre aussi un Staline que l'approche de la mort rend nostalgique de sa jeunesse géorgienne, de sa famille et de ses amis d'antan... D'une vie différente, que l'insouciance de Léon semble lui rappeler... Staline raconte Soso, comme l'appelait sa mère, ou Koba, son nom de guerre, jusqu'à ce que Koba s'efface pour laisser place au Staline colérique et virulent...
Il y a presque un dédoublement de personnalité, que semble provoquer le quiproquo initié par Léon et qui découvre l'homme derrière Staline, derrière le tyran, derrière l'homme des purges et des goulags... Une espèce de Docteur Jeryll et Mister Hyde, ou plus exactement de Dorian Gray, la dégradation physique de Koba s'opposant aux images de propagande glorieuses représentant Staline...
Mais on aurait tort de limiter ce roman au personnage de Koba, à la personnalité historique traitée de façon plutôt originale. Car Léon est aussi un personnage passionnant. Et, s'il passe de longs moments en compagnie de Koba, mangeant de la glace à la vanille nappée de chocolat, jouant aux échecs et devisant d'égal à égal avec Staline, il a aussi une vie en dehors de cet appartement...
La vie de Léon, dont j'ai évoqué certains aspects au début de ce billet, est aussi un des enjeux du livre, ainsi que son existence à la Maison du quai, avec sa bande de copains, dont beaucoup ont vu aussi leurs parents être arrêtés... Lors des scènes avec les autres enfants de la Maison du quai vont se produire un certain nombre d'événements, dans un registre différent des rencontres avec Koba.
Là encore, on a l'impression d'une sorte de dédoublement, de deux mondes qui cohabitent. Il y a l'appartement de Koba, comme un refuge, comme un lieu protégé. Une impression paradoxale, quand on sait qui est véritablement Koba. Et puis, il y a cette vie clandestine, dans un lieu où il ne devrait pas se trouver, dans lequel les policiers circulent régulièrement...
Cette vie souterraine réserve quelques surprises, les enfants découvrant des lieux, à l'image de la fameuse salle de bal, dont ils n'imaginaient même pas l'existence. Ils doivent également faire face à ce danger permanent, qui a déjà frappé durement leurs familles. Ce qui va les entraîner dans des situations bien délicates à gérer quand on est si jeunes...
Léon est un personnage étonnant, surprenant, attachant et touchant, qui s'imagine en Holden Caufield, le héros de "L'Attrape-coeur", qu'il a lu alors même que ce livre était sans doute interdit en Union Soviétique... Mais c'est sans doute l'indépendance du personnage créé par J.D. Salinger qui fascine Léon et en fait un modèle pour lui.
Contrairement à Holden, Léon est livré à lui-même par la force des choses, et non par sa volonté de voler de ses propres ailes. La situation géopolitique mondiale n'étant visiblement pas le fort du jeune garçon, on ne pensera pas forcément que cette fascination est renforcée par le fait qu'il s'agisse d'un roman américain, sur un jeune garçon américain, déambulant dans une ville américaine...
Non, c'est vraiment ce sentiment de liberté qui fait que Léon s'identifie à Holden. Et il y a quelque chose de très logique dans tout cela. Car le sujet principal de "Koba", c'est véritablement l'enfance. Cette période si particulière de l'existence, au cours de laquelle tant de choses se joue, qui auront une influence sur la suite de nos vies.
Mais c'est surtout le temps de l'innocence et de la candeur, sentiments qu'incarne parfaitement Léon, enfant prodige, mais qui a encore tellement de choses à apprendre du monde dans lequel il évolue. L'enfance qu'évoque aussi Koba, avec nostalgie, comme je l'ai dit plus haut, mais peut-être encore autre chose... Un soupçon de regret ?
Robert Littell offre à cette histoire un final riche en émotions, tant pour le personnage de Léon que pour le lecteur, même s'ils ne les ressentiront pas forcément de la même manière, ni au même moment. Comme Holden, il fait de Léon un individu en complet décalage avec le monde, la société dans lesquels il évolue.
La douzième et dernière partie du livre va offrir, en guise de conclusion, un regard croisé sur les deux protagonistes du livre. Je ne vais évidemment pas révéler ce qui est raconté dans ces dernières pages, mais ces derniers moments passés avec Léon et avec Koba permettent de mettre en perspective ces questions liées à l'enfance et aux événements qui peuvent influer sur leur vie à venir...
Jusqu'aux dernières lignes de son livre, Robert Littell nous emmène aux côtés de Koba, cet alter ego (presque) attendrissant de Staline, rappelle qu'on ne naît pas tyran et apporte ainsi un démenti à la phrase que le Petit Père des Peuples aime à scander lorsque l'énervement le prend face à Léon : "Personne n'est innocent !"