En 1975, dans une salle de cinéma de Shebyville, on projette le "Casanova de Fellini". Cette petite ville de l'Indiana découvre là avant tout le monde la dernière production du réalisateur italien. Et si cette avant-première mondiale a lieu précisément dans cette ville, c'est parce que, à l'affiche, se trouve une enfant du pays.
Pourtant, avant même d'apparaître sur l'écran, la star du jour a quitté la salle, le plus discrètement possible, et a quitté le cinéma. Elle ne verra jamais ni le film dans son intégralité, ni la scène dans laquelle elle apparaît, observée clandestinement par Donald Sutherland/Casanova alors qu'elle prend son bain... Et sa carrière d'actrice n'ira pas plus loin.
Sandy Allen est née en 1955 à Chicago, mais c'est en Indiana, chez ses grands-parents, qu'elle va vivre, après que sa mère, pas vraiment faite pour ça, l'a abandonnée. A sa naissance, elle est une "normal-sized baby", un bébé de taille moyenne et rien n'indique qu'un jour, elle sera différente des autres enfants de son âge.
Pourtant, à 10 ans, elle dépasse tous ses camarades sur sa photo de classe. Et pas un peu : elle mesure... 1m87 ! Une croissance exceptionnelle que rien ne semble pouvoir endiguer. Sandy grandit, grandit, telle Alice avalant la potion dans le terrier du lapin, jusqu'à remplir toute la pièce... Et ses visites régulières chez le médecin à Indianapolis n'y changent rien.
Sandy n'est pas seulement grande, elle est aussi costaude, bien plus que la moyenne. Elle ne correspond en rien aux canons de la beauté en vigueur, et il est peu probable que ça soit le cas un jour. Elle endure les moqueries de ses camarades et se replie sur elle-même. Elle apprend à souffrir en silence, à vivre à l'écart, avec cette grand-mère si bienveillante qui ne voit en elle que sa petite-fille.
Tout devient difficile, pas seulement la vie en société, mais tous les gestes du quotidien : se déplacer (sa constitution très fragile et sa coordination l'empêcheront par exemple d'envisager une carrière sportive), s'habiller, trouver un lit dans lequel elle puisse tenir... Peut-on imaginer ce que c'est ? Il semble impossible de se mettre à sa place, surtout alors qu'elle n'est qu'une enfant...
Mais qu'arrive-t-il donc à Sandy Allen ? Comment expliquer cette croissance incontrôlable ? Est-ce l'héritage génétique d'un père qu'elle n'a pas connu ? Peu probable, s'il avait été un colosse dépassant tout le monde de plusieurs têtes, elle l'aurait su... Alors, est-elle victime d'un caprice de la nature, d'une maladie ?
Ou est-elle... un monstre... Un freak ?
Ce n'est que tardivement qu'elle découvrira la raison de cette taille hors du commun. A l'approche de ses 20 ans, elle mesure 2m32, sa taille maximale. Celle qui va lui permettre bientôt d'entrer dans le Guiness Book des records, car elle va apprendre qu'elle est officiellement la plus grande femme ayant jamais vécu sur terre...
Un record qui a tout d'une malédiction, car elle sait que cela la condamne à mourir jeune, à subir encore bien des moqueries, à devoir vivre en marge... A moins qu'elle ne prenne sa vie en main, ne renverse cul par-dessus tête le coquin de sort qui a fait d'elle une géante, et ne fasse de cette particularité physique un atout...
Isabelle Marrier ignorait tout de la vie de Sandy Allen, jusqu'à ce qu'une chaude journée d'été, elle décide d'aller voir un film dans la salle de la ville où elle passe ses vacances. Ce jour-là, dans le cadre d'un cycle rendant hommage au cinéma italien, on projette "Casanova de Fellini", avec Donald Sutherland dans le rôle du célèbre séducteur.
Mais ce n'est pas la star hollywoodienne qui va retenir l'attention, mais un personnage pourtant secondaire. On l'appelle "la Gigantessa", la Géante, et devant cette apparition troublante (Casanova lui-même lui demande si elle est une créature mythologique), l'idée de savoir qui est la femme incarnant la Géante ne la quitte plus.
Il y a une espèce de parallèle assez étonnant, car la réaction d'Isabelle Marrier est peu ou prou (mais pas tout à fait pour les mêmes raisons) la même que celle de Casanova : un choc, et l'incapacité de passer à autre chose. Et puisque ce qu'elle fait de mieux, c'est écrire, alors elle écrira et racontera la vie de Sandy Allen...
Pour autant, "Le silence de Sandy Allen" n'est pas une simple biographie romanesque. On va suivre cette femme de sa naissance à sa mort, c'est vrai, mais Isabelle Marrier ne se contente pas de ça. Elle a la volonté de mettre en perspective cette existence extraordinaire avec les éternelles questions de l'être, du paraître et de la différence.
Sandy Allen est différente, sans pour autant avoir envie de l'être. Et cette différence rime avec souffrance, même si elle semble encaisser tous les coups durs sans broncher, avec un courage qui force l'admiration. Elle finira même pas utiliser sa propre histoire pour faire passer un message de tolérance et de respect de l'autre, quelle que soit sa différence.
Sandy Allen ne passe pas inaperçue, où qu'elle se trouve... Une image qu'elle va également chercher à dompter, comme lorsqu'elle bat tous les hommes au bras de fer dans le film de Fellini. On la voit comme un monstre, comme un freak, on a pitié d'elle ou on se moque, et alors ? Le destin a voulu qu'elle mesure 2m32, alors elle essaiera d'en tirer profit, de faire de sa taille... un métier.
Mais qui est vraiment Sandy Allen ? Que pense-t-elle véritablement ? On ne peut savoir ce qu'il y a dans sa tête, ou alors faire oeuvre de romancière, comme Isabelle Marrier. Seule, tellement seule, une solitude poignante qui imprègne tout le livre, elle ne s'est jamais résigné, elle n'a pas manifesté de rancoeur ou de colère, elle a toujours été d'une extrême bienveillance. Un modèle...
Dans "Le silence de Nancy Allen", se pose la question de ce qu'on appelle les canons de la beauté, auxquels nous sommes tous soumis. A l'ère des réseaux sociaux, il ne se passe quasiment pas une journée sans qu'on critique le poids de telle ou telle actrice, le physique de tel ou tel homme en vue, sans compter le racisme et l'homophobie galopant de tweet en tweet...
Sandy Allen n'a pas eu à subir cela, mais elle a connu son lot d'avanies du même genre... Le "Ho-ho-ho" de la publicité du Géant vert chanté sur son passage, les sobriquets bien peu aimables, l'apitoiement ou pire, les personnes trop bien intentionnées pour être honnêtes... Si l'on croise de plus en plus souvent le mot grossophobie, Sandy Allen, elle, a subi la gigantophobie...
Isabelle Marrier replace sans cesse la vie de Sandy Allen dans son contexte historique. Elle naît en 1955, l'année de la création du Guiness Book, curieux hasard (remarquez, c'est aussi l'année de la mort de James Dean, juste après avoir tourné son dernier film... "Géant"). La romancière utilise en particulier toute l'imaginaire collectif qui peut entourer le gigantisme.
J'ai évoqué la publicité, avec le Géant vert, mais il y a aussi le cinéma, la littérature, la photographie (dont un cliché glaçant de Diane Arbus) la musique, tout ce qui peut entrer en résonance avec la femme la plus grande du monde et son parcours de vie loin d'être évident. Elle-même va finir par s'y inscrire, à travers le Guiness Book (et pas uniquement le livre, vous verrez), et évidemment par le film de Fellini.
Un film qui tient une place particulière dans le livre, car ce n'est pas un épisode comme les autres. Dans la première partie du livre, l'histoire de ce tournage, la fascination de Fellini pour Sandy avant même de la rencontrer, la découverte de Rome, enfin, plutôt de Cinecitta, et surtout, une période hors de son quotidien, tout cela alterne avec la jeunesse de Sandy.
Je ne vais pas cacher que les images du film de Fellini me mettent assez mal à l'aise. Mais elles me bouleversent aussi, en particulier cet ultime plan, avec les larmes coulant des yeux de la Géante. A cet instant, comment distinguer le personnage de la personne qui l'incarne ? Ces larmes ne sont-elles pas celles de Sandy ?
Entendons-nous bien, c'est un avis très personnel, qui ne remet pas en cause l'esthétique de cette scène, avec ce brouillard sur les quais, cette scène de voyeurisme et un Casanova métamorphosé en personnage de commedia dell'arte. Sandy Allen est magnifiée sous la caméra de Fellini, elle n'a peut-être jamais été aussi femme qu'en cet instant.
On oublie sa taille, sa différence, et l'on ressent autre chose, une émotion, un émoi... un désir, qui sait ? Et l'on voit Sandy Allen sous un jour, enfin un clair-obscur, totalement... différent. Ah, tiens, encore ce mot, décidément, on n'en sort pas ! Oui, c'est à la fois la même personne et une autre, magie du cinéma, magie de l'image...
Ces quelques semaines passées à Rome sont probablement les jours les plus heureux de la vie de Sandy. C'est l'impression que j'ai en lisant le livre d'Isabelle Marrier, en tout cas. Jusqu'ici, seule sa grand-mère avait posé un regard sincèrement respectueux pour elle, et elle va retrouver ça au milieu de l'équipe de tournage.
Le chapitre intitulé "Une soirée romaine" est l'un de ceux qui m'a le plus touché. Parce que Sandy Allen, si timide, si discrète, si mal à l'aise en société, devient une sorte de Reine d'un jour. Et pour une fois, pas parce qu'elle est la plus grande femme du monde, non, mais parce qu'elle fait partie de cette équipe qui la salue, la remercie pour son dernier jour de tournage.
Le dernier mot de ce chapitre est "ensemble", et on ressent le sourire qui illumine le visage de celle qui a déjà si souvent été seule, mise à l'écart... C'est un instant fugace, mais elle-même ne tenait pas à devenir actrice, ce n'était pas son monde, un souvenir chéri, une expérience inédite et inestimable. Un instant heureux dans une vie qui ne l'a pas été souvent. Et pour le lecteur que je suis, un instant merveilleux.
J'ai été bouleversé par cette histoire, ce destin hors norme, c'est le cas de le dire, mais aussi par le travail effectué par Isabelle Marrier pour dénoncer les diktats de nos sociétés, ces canons de beauté, qui évoluent, c'est vrai, en fonction des époques, mais laisseront toujours des personnes comme Sandy Allen de côté.
J'ai été extrêmement touché par cette femme, si digne, malgré toutes les difficultés qu'il a fallu affronter, malgré ce corps malade et bien peu pratique, malgré les moqueries et les regards... Le plus longtemps possible, elle a au contraire prôner la tolérance et le respect, allant à la rencontre des enfants dans les écoles, tenant un discours remarquable et d'une grande puissance.
Elle venait d'un milieu modeste, n'avait pas fait d'études longue durée, n'avait pu compter que sur la bonté de sa grand-mère, sans laquelle elle n'aurait sans doute pas connu le même parcours, et pourtant, on sent chez elle une intelligence, une manière d'envisager la vie qui, malgré les périodes de découragement, n'est jamais tombé dans la résignation.
On passe, en lisant "Le silence de Sandy Allen", par des moments révoltants, désolants, attristants... Le voyeurisme, la mesquinerie et même la méchanceté de notre monde saute aux yeux, et le sensationnalisme que nous tolérons, depuis Barnum jusqu'au Guiness Book dans le cas précis, fait mal au coeur.
De Sandy Allen, je ne veux surtout pas garder l'image d'un freak signant des autographes payants dans un musée aux allures de ménagerie humaine. Mais celle des sourires et des larmes immortalisés par Fellini, celle de ses visites aux écoles, alors qu'elle ne peut plus se déplacer autrement qu'en fauteuil. Celle de son plaisir d'écouter la chanson qu'a écrite pour elle le groupe Néo-zélandais Split Enz.
L'image d'une femme extraordinaire, mais pas uniquement parce qu'elle mesurait 2m32.