"Personne alors ne pouvait se douter qu'il s'agissait seulement de l'effroi éprouvé par un homme comprenant, au dernier instant, qu'il mourait pour un autre crime que celui qu'il avait commis";

Il est assez troublant de voir comme, parfois, des romans portant sur des sujets proches ou des variations sur un même thème sont publiées à la même période, en même temps ou à quelques semaines, quelques mois d'intervalles. On retrouve donc aussi cela sur ce blog ces derniers jours, par la force des choses, avec une série de romans s'intéressant à la société américaine et à ses côtés les plus sombres, les plus douloureux. Après s'être intéressé à la Grande Dépression en Oklahoma dans "La Terre des Wilson", Lionel Salaün poursuit son voyage loin des grandes villes, dans des régions qui peuvent sembler figées dans le temps. "Whitesand" (paru en grand format chez Actes Sud) nous entraîne dans le Mississippi, dans un bled poussiéreux et rouillé, où règne une atmosphère poisseuse et peu hospitalière, à la rencontre d'une population qui n'entend pas partagé ses secrets avec des étrangers... C'est justement quand l'un d'eux arrive que les choses vont se gâter...
Huntsville est un minuscule point sur la carte du Mississippi, vraiment pas le genre d'endroit où l'on aurait envie de traîner, quand bien même on y serait obligé. C'est pourtant en arrivant dans ce trou perdu que la Mustang que conduit Ray Harper décide que le voyage a trop duré et se met à faire un bruit qui ne dit rien de bon...
Dans le genre entrée en fanfare, on ne saurait faire mieux : le boucan produit par cette caisse, qu'on ose encore qualifier de voiture tant elle semble plutôt proche de l'épave, attire l'attention de tous ceux qui se trouvent près de la Grand'rue... Comme Huntsville n'a rien d'un pôle touristique, l'arrivée d'un inconnu, qui plus est dans ces conditions, ne risque pas de passer inaperçu.
Ray Harper ne semble pas sentir les regards intrigués qui pèsent sur lui. Il a un gros souci et il n'a qu'une idée en tête : le régler. Il parvient in extremis jusqu'au garage local, le seul à des kilomètres à la ronde, et demande ce qu'on peut faire pour son véhicule. Réponse lapidaire de Slim Wiggins, le patron dudit garage : rien.
En tout cas, rien pour la Mustang, qui est morte de sa belle mort au moment où Ray a coupé le moteur... La seule option qui reste au jeune homme, dit Slim, c'est d'acheter une autre caisse, mais ça va lui coûter un peu cher. Bien plus que ce que Ray a en poche... Pas de réparation, pas d'occasion à prix abordable, la route de Ray s'arrête donc à Huntsville...
La Louisiane, où il dit vouloir se rendre, attendra, Ray Harper va devoir passer un petit moment ici, le temps de trouver une solution. Une solution en forme d'une liasse assez épaisse de billets verts, forcément. Il n'y a donc qu'une possibilité : s'installer quelque temps dans cet endroit si accueillant, y trouver un job, gagner de quoi acheter une nouvelle caisse et se barrer...
Car, si Ray ne perd pas son sourire et son air bonhomme, il n'en est pas tout à fait de même du côté de ses interlocuteurs. On n'aime pas beaucoup les nouvelles têtes par ici, encore moins quand elles ont l'allure de Ray... A cette époque, au tournant des années 1960 et 1970, on en voit de plus en plus, de ces jeunes fringués comme des traîne-savates. Les hippies, on aime pas trop ça non plus, à Huntsville.
Malgré la méfiance générale, Ray prend donc ses marques dans le bled. Il se dégote une piaule et un job, et même une amie, ce qui semble être le plus étonnant dans ce lieu. Norma, jeune serveuse dans le bar où le jeune homme prend ses habitudes, est la seule à ne pas le regarder en coin. Il est plutôt beau gosse, Ray, il est exotique, d'une certaine manière. Et il ne plaît pas à la majorité des habitants.
En attendant, elle va servir de guide à Ray, qui ne possède pas tous les codes de la vie dans le Mississippi. Elle va lui donner des conseils et lui expliquer ce qu'il vaut mieux éviter de faire pour ne pas s'attirer d'ennuis et passer un séjour le plus tranquille possible. C'est elle aussi qui va lui parler des Ackerman, la grande famille du coin et de leur imposante propriété.
Située à quelques kilomètres du centre de Huntsville, cette ferme s'appelle Whitesand et constitue un vestige du passé. Comprenez : le passé glorieux des Etats du sud de l'Amérique, avant que la Guerre de Sécession ne vienne tout remettre en cause... Dans ce coin du Mississippi, dire qu'on a la nostalgie de ce temps-là est un bel euphémisme...
Ray, qui vient de Cincinnati, semble découvrir un monde nouveau, dans lequel il aura bien du mal à se fondre. Quelle importance, puisqu'il s'en ira dès qu'il aura gagné assez d'argent pour se payer une nouvelle bagnole ? Et pourtant, pour quelqu'un arrivé là par hasard et pressé de repartir, Ray Harper ne semble plus si contrarié d'avoir échoué à Huntsville...
Tout près du domaine de Whitesand...
Ce nouveau roman de Lionel Salaün est un roman très intéressant pour le blogueur que je suis. Il y a la matière à un bel exercice, en particulier pour savoir ce qu'il faut évoquer et ce qu'il faut laisser dans l'ombre, pour les lecteurs qui n'auraient pas lu ce livre. Et de fait, ce résumé est finalement assez neutre, on ne voit pas vraiment où cela peut bien vouloir nous mener.
La raison est assez simple : il manque un élément crucial à ce résumé. Et cet élément, que j'ai volontairement choisi de ne pas évoquer, c'est le prologue du roman, qui va apporter des informations utiles au lecteur, même s'il faudra évidemment lire l'intégralité du livre pour appréhender l'histoire dans son ensemble.
Ces quelques pages, haletantes, terriblement violentes, plongent le lecteur dès les premières lignes dans un climat oppressant et le placent dans une position inconfortable. On sait à quoi on a assisté, il y a clairement un mot pour ça et il fait froid dans le dos, mais ce qui manque, c'est tout le contexte qui entoure cet événement...
Et puis, le premier chapitre arrive, la Mustang bringuebalante et à bout de souffle qui débarque à Huntsville et attire l'attention de toute la Grand'rue... Bon... L'ambiance a radicalement changé, malgré l'impression, que le lecteur partage avec Ray, que nous ne sommes pas les bienvenus dans cette petite ville.
Ray est une pièce rapporté, un étranger, le mot ne paraît pas trop fort, et il faut le prendre dans les deux sens : les habitants de Huntsville ne le connaissent pas, mais lui ne connaît pas Huntsville... Un gouffre, donc. Et pas franchement le sentiment que, quoi qu'il mette en oeuvre, Ray parviendra à devenir autre chose qu'un étranger. Et en plus, il ressemble à un hippie !
En fait, on se retrouve dans une situation ultra-classique, celle du chien dans un jeu de quilles, qui peut aussi bien aboutir à une situation de comédie qu'à un drame. Sans trop de surprise, c'est dans cette seconde direction que l'on va se diriger, avec un Ray Harper qui devient le centre de l'attention de toute une ville, sans véritable raison pour cela...
Alors, bien sûr, il y a Ray, qui est le déclencheur de ce roman, malgré lui, juste en arrivant à Huntsville. Il y a Norma, son unique véritable soutien. Et puis, il y a tous les autres, depuis les personnes travaillant au garage où la voiture de Ray expire, jusqu'aux Ackerman, dans leur grande ferme, à l'écart.
Lionel Salaün met en place une sacrée galerie de portraits, des "gueules", pourrait-on dire si on était au cinéma, des personnages de bouseux, disons-le, ce qui contraste assez fortement avec le personnage de Ray, originaire de la ville, une grande ville du nord, qui poursuit des études, et des études d'anthropologie, rien que le mot impressionne !
Ray a vraiment tout pour déplaire à Huntsville, par son physique, son allure, ses origines, son statut... Il n'est pas juste un étranger, il est ce que les habitants du coin ne seront jamais. Et, plus encore, quand on présente tout cela ainsi, on se dit qu'il n'a vraiment rien à faire là. Des ennuis, voilà ce qu'il amène, ce hippie !
Les habitants de Huntsville ne sont pas de simple faire-valoir face à un personnage central, un héros sans peur et sans reproche. Non, ils sont partie prenante de cette histoire, ils en sont les acteurs, et des acteurs clés de ce roman, ils la font avancer au même titre que Ray, et cela pour une raison qui va vite s'imposer à nous...
Personne n'est vraiment franc du collier dans cette histoire. Tout le monde se méfie de tout le monde et cache son jeu. La simple méfiance que peut inspirer un étranger (un hippie, oui, j'insiste !) n'est pas suffisante pour expliquer les réactions face à l'arrivée de Ray. Le fait qu'il reste là, qu'il s'incruste presque, n'aide pas. C'est un intrus !
A l'inverse de la Mustang de Ray Harper, la mécanique de "Whitesand" est bien huilée et tourne comme un coucou. Les éléments donnés aux lecteurs ne s'assemblent pas, en tout cas pas de manière évidente. On peut bien sûr échafauder des hypothèses, on peut même approcher intuitivement d'une partie de la vérité, mais pas de la totalité de ce qu'on peut qualifier d'intrigue.
On n'est pas dans un polar, on touche plus au roman noir, même s'il ne semble pas qu'on puisse rattacher formellement "Whitesand" à ce genre. Pourtant, il y a bien des questions en suspens et il va falloir démêler l'écheveau pour découvrir non pas seulement le rôle de chacun, mais quel genre de pièce ils sont en train de jouer.
Lionel Salaün nous emmène dans le Mississippi et s'applique à nous y immerger. On est loin des grands centres urbains américains, où l'on a plus l'habitude d'aller par le biais de la littérature. On est aussi dans un coin très particulier où, comme je l'ai dit en préambule, le temps semble s'être figé... Ce sud qui n'a jamais fait le deuil de son glorieux passé, aussi scandaleux soit-il, est un excellent terrain de jeu.
Le risque, c'est de tomber dans le cliché, l'image d'Epinal. C'est un exercice de funambulisme pour un écrivain : qu'il s'agisse de l'ambiance, de l'atmosphère, des personnages, il ne faut pas aller trop loin pour en faire des caricatures. On pourra toujours penser qu'à tel ou tel moment, l'auteur en fait trop, mais dans l'ensemble, l'exercice est réussi.
Les personnages, on en a déjà parlé, sont certes assez typés, mais ils ne font pas non plus trop "rednecks", trop "Délivrance". Leur méfiance de l'étranger va de paire avec un racisme bien ancré, mais c'est hélas une réalité, point n'est besoin de forcer le trait. Au début des années 1970, alors que la ségrégation raciale a été abolie depuis des années, le blanc reste le maître...
L'atmosphère, elle, est très prenante, lourde, un poil angoissante alors qu'on ne sait pas vraiment pourquoi. Il y a presque un côté Sergio Leone dans cette scène d'ouverture, même si Ray ne joue pas de l'harmonica et se fait plus remarquer pas une pétarade. Pour le reste, et sur un mode plus bavard, on pourrait presque imaginer une série de plans façon "Il était une fois dans l'ouest".
N'oublions pas ce prologue, qui nous conditionne, nous raidit un peu la nuque, nous met sur nos gardes : ce qui va se passer dans ce roman ne sera pas joli-joli, c'est certain ! On marche donc sur des oeufs et chaque regard porté sur Ray dans ce premier chapitre, et au-delà, prend aussitôt des airs de menace, sans qu'on sache si c'est vraiment rationnel.
Huntsville, c'est un bled qui sent la poussière, j'en suis sûr. C'est aride, un peu grisâtre, ça manque de douceur de vivre. Ca ne respire pas l'opulence non plus, bref, c'est pas un eldorado. Habiter là, ça ne doit pas être simple tous les jours et ce n'est pas la garantie d'une existence hédoniste... Pas même du côté de Whitesand, sorte de Xanadu où les souvenirs ne ressemblent pas à des boutons de roses...
Il y a beaucoup de secrets, beaucoup de non-dits, dans cette histoire, mais quelle en est la nature ? Tout cela va se révéler petit à petit, entraînant une montée de la tension dramatique, jusqu'à un final rude, musclé, très visuel, là encore, au cours duquel les vérités cachées vont être enfin révélées (vous pouvez lire la fin de la phrase qui précède avec le ton M6).
Si "Whitesand" pourra sembler un peu moins original que "La Terre des Wilson", sans doute parce que la Grande Dépression n'est pas une période si souvent évoqué et que les romans, les films ou les séries "sudistes", avec la violence inhérente, le racisme et les reliquats d'une page d'histoire jamais totalement tournée, sont plus courants.
Pour autant, ce nouveau roman de Lionel Salaün, qui marque son arrivée chez Actes Sud, est un roman de qualité, porté par le style aiguisé de l'auteur, qui élimine tout "gras" superflu, et par un intéressant travail sur les dialogues, qui tiennent compte de l'accent si particulier de ces Etats du sud et semblent servir de frontière aux camps en présence.
Non, Hunstsville n'est vraiment pas un coin d'Amérique où on a envie de traîner. En tout cas pas au-delà du temps qu'il faut pour lire "Whitesand". Mais, au fil de ce récit, bien des personnages vont se révéler, parfois à eux-mêmes, sans qu'ils s'y attendent forcément. Et l'on pourra, si ce n'est oublier, enfin ranger le passé dans une boîte d'où on ne le sortira plus jamais, espérons-le...