La nouvelle du décès de Toni Morrison nous est parvenue hier, et les nécrologies des journaux en France font assez voir l’importance de son œuvre dans le monde. Elle joignait magnifiquement littérature et politique, et ce n’est pas un hasard si notre gouvernement, à l’heure où j’écris, ne lui a rendu aucun hommage public, alors qu’en 2010 elle recevait la Légion d’Honneur.
Toutefois, c’est d’une autre grande écrivaine aux longs cheveux gris que je voudrais parler aujourd’hui. Starhawk est le nom de plume d’une militante éco-féministe et néo-païenne qui a ceci de commun avec Toni Morrison qu’elle réintroduit la politique dans son domaine de spécialité : non pas la littérature, mais la spiritualité. Isabelle Cambourakis a donné un nouveau souffle tout récent à l’œuvre de Starhawk en rééditant Rêver l’obscur en 2015, Chroniques altermondialistes en 2016, et Quel monde voulons-nous? en 2019. Le choix était risqué : rien n’assurait que la « sorcière » auto-proclamée, au pseudonyme grandiloquent, recevrait un bon accueil en France, terre des Lumières et de la Raison.
Quel monde voulons-nous? est le plus concret et le plus pratique des livres de Starhawk : en un sens, c’est son handbook of good manners. Il est paru en 2002 mais n’a guère perdu de sa pertinence. Elle s’y adresse à qui voudrait s’engager dans un monde plus juste, mais douterait de la marche à suivre. Sur bien des points, son livre semble vouloir corriger les travers du mouvement altermondialiste né dans les années 1980.
Trois idées paradoxales chez une militante écologique m’ont frappées en particulier. Premièrement, sa distinction théorique entre « pouvoir intérieur » et « pouvoir-sur » permet d’écarter la paralysie anarchiste qui consisterait à ne rien faire par peur d’imposer autoritairement sa volonté. Deuxièmement, Starhawk redonne sa noblesse au « travail », qui a détruit tant de vies mais qui demeure nécessaire au militantisme. Enfin, la communauté militante utopique, longuement décrite à travers le livre, n’a aucune crainte d’être traitée de sectaire : l’ouverture à l’Autre n’est pas bonne en soi, et il arrive que l’Autre soit un « faux allié », ou un poids mort.
La religion de « la Déesse » est évoquée surtout comme outil au service de la constitution d’un collectif de confiance dans lequel il soit possible de « rire ensemble » (ce rire correspond sans doute à ce que saint Augustin appelle, dans les communautés chrétiennes : rire aimablement et tendrement). En un sens, le culte de la Déesse (ou de la nature, comme dirait Spinoza) mène à la fierté de sa lignée biologique, de sa dignité de race : mais Starhawk en a conscience et rappelle, p. 99, que les généalogies, pas plus que les psychés, ne sont pures ni exemptes d’oppression et de violence. Rappel salutaire aux identity politics américaines, dont la mort de Toni Morrison ne marque certainement pas la fin.
Une présentation de l’historienne des sciences Isabelle Stenghers, dans cette nouvelle édition de l’ouvrage, rend la pensée de Starhawk d’autant plus abordable dans le contexte français.
Ailleurs : voir les chroniques du blog de Moon, de Tapage mag et de Clémentine Gallot pour Causette.
Starhawk, Quel monde voulons-nous?, Cambourakis, 2019, 195 p., 21€.