Le 15 mai dernier, le Sénat de l'Etat de l'Alabama adoptait une nouvelle loi sur l'avortement, la législation la plus répressive en vigueur aux Etats-Unis dans ce domaine. Et sans doute le prélude à une prochaine offensive pour faire annuler par la Cour Suprême des Etats-Unis le jugement historique de l'affaire Roe vs. Wade qui, en 1973, a ouvert le droit à l'avortement au niveau fédéral. Une quinzaine de jours plus tôt, paraissait en France le nouveau livre d'une romancière très engagée, en particulier dans des combats visant à améliorer la condition des femmes, Jodi Picoult, "Une étincelle de vie" (en grand format chez Actes Sud ; traduction de Marie Chabin), qui traite justement des difficultés croissantes que rencontrent les femmes dans les Etats du sud des Etats-Unis pour se faire avorter et celles des médecins qui pratiquent encore les IVG. Un roman d'une grande ambition, car il ne s'agit pas simplement de mettre cette question au coeur d'une histoire, d'une intrigue, mais de dresser un panorama des problèmes que pose la montée d'une opposition radicale, et même extrémiste, à l'avortement. Et tout cela passe par une riche galerie de personnages, mais aussi une remarquable construction narrative...
Le Centre est un bâtiment bien connu de Jackson, Mississippi. Bien connu et bien visible, avec ses murs de couleur orange, presque fluo. Le Centre, c'est ainsi qu'on appelle désormais l'endroit, comme si, à l'inverse, on ne voulait pas risquer d'attirer l'attention sur ce qui se passe entre ses murs. Comme si on avait voulu supprimer les mots qui fâchent...
A l'origine, l'appellation exacte était "le Centre de gynécologie et de planning familial". Une première amputation n'avait laissé que "le Centre de gynécologie". Et même cette spécialité a fini par disparaître pour ne laisser qu'un nom très anodin, "le Centre", mais sans jamais réussir à rogner ses activités et leur importance au sein de la communauté.
Depuis un moment, déjà, le Centre voit son budget se réduire comme peau de chagrin. Et pourtant, il résiste, résiste... Désormais, c'est le dernier lieu dans l'Etat du Mississippi, qui compte près de 3 millions d'habitants, où l'on pratique des interruptions volontaires de grossesse, village d'irréductibles praticiens tenant bon face à la pression croissante qui lui est imposée.
Et, comme si de rien n'était, comme si ces questions n'étaient pas au coeur de débats idéologiques de plus en plus enflammés, comme si des extrémistes et des fanatiques n'avaient pas commencé à camper chaque jour à l'extérieur, slogans et menaces en bouche, comme si la violence gonflait chaque jour un peu plus, au Centre, on accueille les femmes qui ont besoin d'aide.
A 17h, ce jour-là, Wren, 15 ans, se trouve à l'intérieur du Centre, et elle a besoin d'aide. Mais pas le genre d'aide que dispense le Centre. Il s'agirait plutôt d'une aide extérieure... Car Wren est retenue en otage avec d'autres personnes par un certain George Goddard, un homme armé qui a déjà tué depuis son irruption dans le Centre...
Ce que l'on pouvait craindre s'est-il produit : le coup de folie d'un fanatique opposé à l'avortement qui s'en prend au Centre parce qu'on y pratique des IVG ? Ou bien les motivations de cet agresseur déterminé et prêt à tout ont-elles une autre origine ? Ces questions, Wren ne se les pose pas, ce n'est pas son problème, elle est surtout terriblement inquiète et morte de trouille.
A l'extérieur du Centre, les forces de l'ordre se sont organisées en fonction de ce qu'ils ont pu apprendre. Et puisqu'il y a une prise d'otages et le risque de voir Goddard tuer encore, c'est un siège qui s'organise. On a même fait appel à un négociateur, ces flics spécialisés dans le dialogue avec les preneurs d'otages.
En fait, on n'a pas vraiment fait appel à lui, il se trouve que Hugh McElroy est un des premiers policiers à être arrivé sur les lieux. Et pour cause : il est le père de Wren ! Wren dont il a appris, avec stupeur et une véritable inquiétude, qu'elle était venue au Centre ce jour-là... Mais que peut bien faire sa fille, la prunelle de ces yeux au Centre ?
Voilà la situation succinctement installée, vous allez comprendre pourquoi, mais sans doute pas complètement, car il faut lire le roman pour véritablement en appréhender la mécanique dans son ensemble. Difficile d'aller plus loin, en raison de la construction du livre, qui dévoile petit à petit tout ce qui a mené à cette situation.
D'ailleurs, contrairement à la quatrième de couverture qui le mentionne, je vais faire le choix dans ce billet de laisser dans l'ombre le second fil narratif que Jodi Picoult a tissé. Le lien entre la prise d'otages et cette seconde histoire est un des enjeux de cette lecture. Il pourrait sembler évident, mais certains éléments ne collent pas, et l'on manque, comme pour tout ce qui se passe, d'informations.
On entre dans "Une étincelle de vie" de plain-pied, au coeur du drame. Le temps de quelques paragraphes pour présenter le Centre et l'on plonge à l'intérieur, dans une ambiance terriblement tendue, avec un preneur d'otages survolté, proche de l'irrationalité, et des personnes qui savent qu'elles sont toutes des cibles potentielles.
On a la sensation d'avoir une vision très parcellaire des événements, un peu comme si on regardait à travers un zoom ouvert au maximum. Il faudrait prendre du recul pour comprendre et voir ensuite comment la situation va évoluer. Or, il se trouve que cela va être un peu plus compliqué que ça... Car Jodi Picoult nous a concoctés quelques surprises...
Je sais, j'ai vendu cette construction narrative dès le préambule de ce billet. Et pourtant, je ne vais rien vous en dire ! Oui, je sais, c'est moche, mais avouez que ça titille votre curiosité, d'un seul coup... Plus sérieusement, la romancière propose à ses lecteurs un roman très original dans la forme et qui a dû demander une énorme organisation pour parvenir au résultat final.
D'abord, parce qu'on n'en sait finalement peu, lorsqu'on découvre la situation critique du Centre dans les premières pages du livre. Ensuite, parce que Wren, son père et le preneur d'otages ne sont pas les trois seuls personnages de "Une étincelle de vie". Au contraire, il y en a même une galerie assez étoffée, qui ont toutes et tous un rôle important à jouer dans la compréhension des événements.
Et il va falloir les faire entrer en scène, leur attribuer un rôle dans cette affaire déjà chaotique quand on y entre, leur donner de la chair, de l'épaisseur. Et même, à l'image de Wren, expliquer ce qui les a amenés au Centre précisément ce jour-là, car il y a plusieurs réponses possibles à cette question, contrairement à ce qu'on pourrait d'abord penser...
Et comme le pensent certainement ceux qui, à l'extérieur, ont choisi de s'installer chaque jour devant le Centre pour crier leur rejet de l'avortement, mais aussi leurs sentiments concernant celles qui y recourent et celles et ceux qui les y aident... Des sentiments qui, disons-le clairement, ressemblent fort à de la haine pour une bonne partie d'entre eux.
Or, ne voir le Centre uniquement comme un lieu où l'on pratique des IVG, c'est être complètement à côté de la plaque, ce que le lecteur, contrairement aux manifestants, va vite comprendre et intégrer. Les personnes qui travaillent dans cet établissement remplissent un ensemble de tâches auprès des patientes qui se présentent à elles.
Souvenez-vous : le nom complet du Centre, c'est "Centre de gynécologie et de planning familial". Bon, la seconde partie, le planning familial, qui sous-entend contraception, n'est sans doute pas l'argument le plus judicieux pour calmer les ardeurs des manifestants... Beaucoup militent en fonction de ce qu'ils croient être des préceptes religieux, et la pilule ou la capote y sont mis à l'index, pour reprendre une célèbre formule.
Mais la gynécologie, elle, est une nécessité pour toutes les femmes, quelles que soient leurs origines, leurs idées, leurs croyances, etc. Ainsi, va-t-on découvrir parmi les personnes présentes au Centre quand Goddard y fait irruption, une femme de près de 70 ans, Olive, qui n'est manifestement pas là pour se faire avorter, ce que personne ne pourra contester, je pense...
Sans entrer dans le détail, car vous l'aurez bien compris, les informations et les révélations sont savamment distillées tout au long du livre, on découvre peu à peu que Jodi Picoult a composé une galerie de personnages qui répond justement à cette particularité : les femmes présentes sont là pour des raisons différentes qui leur appartiennent.
Et il faut encore ajouter à tout cela le personnel du Centre, sa directrice, les infirmières et le médecin. Ah, je vais quand même vous parler de lui, car sa personnalité est un peu un concentré des problématiques développées dans "Une étincelle de vie". Oui, je sais, je vais parler d'un homme dans un roman où les personnages féminins sont majoritaires, mais c'est le seul dont on sait tout de suite ce qu'il fait là !
Il s'appelle Louie, ce courageux médecin. C'est un homme noir, ce qui dans le contexte que nous venons de découvrir est non négligeable. Ce n'est plus un jeune homme et cela fait un moment qu'il exerce la médecine. Et presque aussi longtemps qu'il pratique des IVG, au mépris des réactions qu'un tel acte médical engendre.
Pourtant, il pourrait tout à fait se trouver de l'autre côté de la barrière, avec ceux qui hurlent et cofondent insultes et prières. Car il est issue d'une famille extrêmement croyante, au point qu'il va longtemps cacher cette pratique à ses proches. Mais, jamais il n'a mélangé son éducation, ses convictions, ses croyances et son métier.
C'est même le contraire : s'il pratique des IVG, c'est par charité, par esprit de service envers ses prochaines qui se retrouvent dans une situation difficile. Louie est un homme qui fait l'unanimité au Centre : son professionnalisme, sa disponibilité, sa gentillesse sont notées par toutes celles qui le croisent. Son empathie, sa douceur, sa capacité d'écoute et son humour en ces instants difficiles sont aussi mis en avant.
Ne croyez pas qu'il ne reste rien à connaître de Louie. Comme tous les autres personnages de ce roman, on va le découvrir au-delà de sa présence au Centre et découvrir d'autres aspects de sa vie... Il faut saluer le talent de Jodi Picoult à ce sujet, car au-delà des thématiques fortes qu'elle met en avant dans ce roman, elle n'oublie pas son rôle de raconteuse d'histoires et tisse une toile d'une belle densité.
Car "Une étincelle de vie" n'est pas un documentaire, c'est vraiment un roman captivant, riche de toutes les révélations qui sont faites, des plus graves aux plus anodines, mais qui dans le contexte, prennent un relief particulier aussi, et une lecture qui suscite jusqu'aux dernières lignes de très fortes émotions, de l'attendrissement à la tristesse.
Oui, indépendamment de la dimension très forte qui touche à la question de l'avortement et, comme je l'ai dit, plus largement, de l'accès aux soins pour les femmes dans certaines régions d'Amérique, indépendamment des aspects politiques et militants, "Une étincelle de vie" est d'abord un livre de fiction très réussi.
Mais une fiction abondamment et remarquablement nourrie par un travail de recherche et de documentation d'une très grande ampleur. Dans une note, que l'on peut lire en fin d'ouvrage, Jodi Picoult explique ses démarches, les interrogatoires qu'elle a menés (dont 151 femmes ayant subi une IVG, mais aussi des militants, pro et anti, et des professionnels de santé).
Ajoutez à cela une imposante bibliographie, également citée à la fin du roman, et l'on mesure que la romancière, qui mène par ailleurs de nombreux combats au sein d'associations et d'ONG, n'a pas voulu se lancer dans un tel projet sans avoir envisagé tous les aspects. Un travail impressionnant qui, de mon point de vue, a pour but d'éviter que le roman ne tombe dans le manichéisme.
Au contraire, "Une étincelle de vie", par son "casting", par la personnalité des protagonistes et leurs motivations, par les liens qu'elles tissent entre eux et les secrets qu'ils taisent, évite cet écueil. Plus exactement, elle l'intègre pour mieux le dissoudre : ces hommes et ces femmes ont tous de bonnes raisons pour se trouver où ils se trouvent et agir comme il le font. Car rien n'est aussi simple qu'un clivage "bien et mal".
Au-delà de la fiction, il y a les messages que Jodi Picoult place au coeur de son histoire. A commencer par cette situation très insidieuse et peut-être plus néfaste encore que les lois : la disparition progressive, et qui s'accélère, des lieux où l'on pratique l'IVG. Et, comme avec le Centre du livre, des endroits où les femmes peuvent être suivies en gynécologie, mais aussi être écoutées et conseillées.
Il y a là des "dommages collatéraux" qui sont terriblement inquiétants. Le Mississippi, l'Alabama... La tache d'huile s'étend peu à peu. C'est encore dans les Etats du sud, certainement les plus conservateurs dans le domaine, mais l'opposition à l'IVG gagne du terrain, sans même parler des actes violents et des crimes visant les praticiens. Jusqu'à remettre en cause Roe vs. Wade.
Jodi Picoult évoque tout au long de son récit les questions politiques, mais aussi philosophiques, qui concernent le sujet de l'avortement aux Etats-Unis. A l'image de la phrase placée en titre de ce billet, qui vise bien sûr les positions religieuses ou au contraire athées, mais également des législations qui diffèrent d'un Etat à l'autre, en particulier sur la période légale d'avortement, et les changements qui se produisent bien souvent, au gré des élections...
La romancière met en évidence toutes les contradictions, les hypocrisies qui président à ces questions. Mais sans doute aussi l'impossibilité de s'entendre sur un tel sujet, de trouver un consensus raisonnable qui satisfasse une majorité... Et, comme évoqué en ouverture de ce billet, il faut également intégrer le durcissement des opinions dans une Amérique de plus en plus conservatrice...
"Une étincelle de vie", ce n'est pourtant pas un manifeste ou un plaidoyer, c'est d'abord un livre plein d'humanité et d'empathie, qui ne laisse personne de côté, bien au contraire, et réaffirme que le plus important, c'est d'abord d'avoir le choix. De garantir ce choix, qu'il s'agisse de recourir ou pas à l'IVG, en fonction de ses opinions.
Et aujourd'hui, avec le texte voté ce printemps en Alabama, qui pourrait vite être suivi par d'autres projets de loi du même genre, et même peut-être plus restrictifs encore, c'est bel et bien cette garantie qui est remise en cause. Et donc la possibilité de faire un choix en toute conscience... Dites, les Etats-Unis, c'est bien le "Land of Freedom" ?