Avant l’écologie du réchauffement climatique, il y eut l’écologie de la pollution des sols. En septembre 1962, dans un contexte de croissance et de progrès technique triomphants, une voix se fit entendre, qui exhortait à la prudence en matière d’insecticides et de pesticides. Rachel L. Carson, biologiste dans la marine américaine, constatait depuis les années 1940 la mort des poissons et des oiseaux autour des champs d’épandage expérimentaux. Mais elle ne publiait encore que des ouvrages d’ichtyologie vulgarisée : Under the Sea Wind, en 1941, l’avait fait connaître auprès des enfants et de leurs parents.
Quelle ne fut pas la surprise de ces familles américaines qui, ouvrant vingt ans plus tard un nouveau best-seller de Rachel Carson, y découvraient une voix lyrique préoccupée jusqu’au tragique. La cause : dans de nombreux villages des États-Unis, on voyait venir des printemps silencieux, sans coassement ni gazouillis. Des pratiques agricoles agressives avaient tué les bruits annonciateurs du printemps. L’essai, écrit durant la lutte de Rachel Carson contre son cancer du sein, était peut-être le premier cri du cœur écologiste.
Lyrique, Carson est aussi documentée. L’essai, en un sens, est une méta-étude. Les résultats de centaines d’articles scientifiques sont condensés dans ces pages, et les références en notes ne citent que les principales. Certains chapitres sont d’ardus condensés de biologie moléculaire. Les notes de fin d’ouvrage, pourtant, ne sont pas annoncées par des ancres, et les références sont seulement listées en fin de volume, par numéro de page : on lit ainsi l’essai comme un roman, sans interruption, si l’on veut. Souvent d’ailleurs les résultats d’études sont rapportés par Rachel Carson comme des micro-récits : qui a pris la décision d’autoriser la vente libre du terrible DDT ? Comment tel enfant – pris par l’autrice comme exemple-type parmi beaucoup d’autres – en est-il mort dans d’atroces souffrances ?
L’homme, selon Silent Spring, est incapable de comprendre la diversité infinie de son environnement, et toutes ses tentatives pour le maîtriser revient à simplifier sa variété jusqu’à l’extinction que nous savons. L’écologie, dès son apparition, est mélancolique, et Rachel Carson, devant la catastrophe, cite Edmond Rostand : « The obligation to endure gives us the right to know » (p. 13).
Mais le monde des insecticides est aussi en un sens un monde enchanté et mystérieux, que l’autrice compare au « Wonderland » de Lewis Carroll. « It is a world where a flea bites a dog, and dies because the dog’s blood has been made poisonous » (p. 33). Le 2,4-D dont l’agriculteur arrose son champ aiguise l’appétit de ses vaches qui s’empoisonnent (p. 76). Le DDT produit des moustiques androgynes (p. 212). Etc.
L’essai a véritablement initié le mouvement écologique en même temps que contribué à l’interdiction du DDT et d’autres insecticides. Elle a mis fin au « Vietnam de l’entomologie » que constituait, selon Edward O. Wilson, l’épandage d’insecticides. Silent Spring est sans doute à l’écologie ce que La Case de l’Oncle Tom est à l’esclavagisme. La critique littéraire elle-même, en Amérique, l’a considéré comme un essai fondateur pour l’ecocriticism – c’était à ce titre que je voulais le lire.
Rachel Carson, Silent Spring [1962], Houghton Mifflin Harcourt, 2002, 378 p., 14.95$ (U.S.).