"C'était le visage putréfié d'un mort entre les joncs et les sacs en plastique que le vent ramenait de la route, un masque sombre où grouillaient une myriade de couleuvres noires, et qui souriait".

Rien ne vaut une bonne image pour ouvrir un billet, n'est-ce pas ? Direction le Mexique, et l'Etat de Veracruz, au sud du pays, sur la façade Atlantique. Un nom qui fait rêver, mais notre roman du jour a pour cadre une destination nettement moins glamour. Un bled paumé où il se passe des trucs étranges, et de longue date, jusqu'à ce qu'un crime (vous l'avez encore en tête, l'image ? Le masque, les couleuvres ? Le sourire ?) viennent bouleverser encore plus la situation... "La Saison des ouragans", de Fernanda Melchor (en grand format aux éditions Grasset ; traduction de Laura Alcoba), nous entraîne dans un Mexique qui n'a rien d'une carte postale, on touche le fond de la misère humaine... Mais c'est pour mieux dénoncer les travers d'une société aux mauvaises habitudes solidement ancrées, entre machisme et superstitions. Et, pour y parvenir, la romancière, dont c'est le deuxième livre, place au coeur de son récit une figure universelle : celle de la sorcière.
La Matosa est un village perdu au milieu des champs, quelque part au sud du Mexique. Un jour de mai, des enfants qui s'amusent près des canaux d'irrigation font une bien macabre découverte : un corps sans vie et bien abîmé. Il s'agit de celui de la Sorcière. Son véritable nom, la plupart l'ignorent, et personne n'est certain qu'on lui en ait donné un.
Pour être plus précis, la morte est en réalité la Petite Sorcière. La véritable Sorcière était sa mère et a emporté dans la tombe tous ses secrets, et en particulier celui du trésor qu'elle est censée avoir volé lorsque son époux s'est éteint. Personne n'aurait jamais osé s'en prendre à la Sorcière, mais il est tout aussi difficile d'imaginer qu'on ait pu assassiner la Petite Sorcière.
Car une fois le cadavre sorti de l'eau, il ne fait aucun doute qu'il n'y a rien de naturel dans ce décès. Elle a été tuée et balancée dans le canal, c'est presque certain. Mais pour quelle raison s'en serait-on pris à cette personne ? Sa mère terrorisait la Matosa et sans doute bien au-delà des limites du village, mais sa fille n'était pas aussi effrayante.
Oh, bien sûr, on lui prêtait des pouvoirs hérités de sa défunte mère, on allait la voir pour ses talents de guérisseuse. Mais il semble aussi qu'elle ait proposé d'autres services, plus intimes... Des services qui allaient, dit-on, de la simple écoute pour ceux qui cherchaient une confidente discrète et peu susceptible de parler à qui que ce soit, jusqu'à d'autres de nature sexuelle...
Alors, amants de passage ou plus réguliers, personnes ayant confié d'inavouables secrets ou personnages cupides en voulant au mythique trésor de la Sorcière, la mère, qu'on n'a jamais retrouvé, mais dont on est sûr qu'il est planqué quelque part, le tueur se cache-t-il parmi toutes celles et ceux qui fréquentaient la Sorcière, la fille ?
Pourtant, suite à un témoignage direct, les soupçons vont se concentrer sur trois hommes : Luismi, le junky, Munra, le routier, et Brando, le macho. Chacun à leur manière, ils incarnent la misère, et pas uniquement matérielle, qui frappe la Matosa. Ce sont de pauvres types, certains qu'on peut plaindre, d'autres qu'on peut trouver méprisables.
Mais tout cela ne dit pas qui est l'assassin de la Sorcière, ni comment celle-ci a terminé dans le canal d'irrigation... Les circonstances de ce meurtre sont l'enjeu de ce roman noir, au style et au rythme bien particuliers, et vont se dévoiler au fil des chapitres et apprendre au lecteur ce que, sur place, tout le monde savait sans doute déjà...
J'ai volontairement choisi d'en dire moins que la quatrième de couverture, ça arrive, quelquefois. Ou, plus exactement, j'ai choisi d'évoquer certains aspects différemment, et non pas forcément à travers les trois personnages centraux de ce roman. Vous en savez un minimum, et de mon point de vue, c'est très bien, parce qu'il vous faut découvrir la mécanique de ce livre très intéressant.
Oui, je ne vous ai pas proposé de rapides biographies des protagonistes du livre, comme je le fais très souvent, pour une raison simple : Luismi, Munra et Brando n'apparaissent pas immédiatement dans le livre. Luismi plus rapidement que les autres, mais pas encore tout à fait identifiable, dans le récit du témoin qui va en faire un suspect...
Quant à ce qu'ils sont, ce qu'ils vivent, comment ils vivent, c'est le coeur même du roman, puisque de tout cela découle l'assassinat sordide de la Sorcière... Et pour comprendre tout cela, il va falloir suivre l'histoire concoctée par Fernanda Melchor, qui s'inspire ici d'un véritable fait divers pour nous offrir un panorama bien peu engageant de la société mexicaine...
Avant d'aller plus loin, un mot du style et du rythme qu'il impose au lecteur. Il y a sous la plume de Fernanda Melcor, fer de lance d'une très prometteuse générations de romancières mexicaines, comme un déferlement de mots... Des phrases longues, où la virgule s'impose au point, où les idées et les faits se bousculent, comme en apnée...
Si vous avez eu l'occasion de voir des films espagnols ou sud-américains, on retrouve cette propension à parler très vite et sans vraiment faire de pause (bon, j'ai bien conscience en écrivant cela qu'un Mexicain qui m'écouterait parler penserait certainement la même chose, mais il faut se faire comprendre !). C'est en tout cas une forme d'écriture qui impose son rythme et au lecteur de suivre !
On prend une bonne inspiration, et on y va ! Car tous ces mots qui dégringolent racontent une histoire noire, assez glauque aussi, et l'on a l'impression que c'est une des commères de la Matosa qui nous confie la teneur de ces événements qui vont marquer pour longtemps la mémoire de ce village et de ses habitants...
Alors, oui, il faut s'y faire, cela demande peut-être un temps d'adaptation, mais c'est aussi une lecture envoûtante, enivrante, où chaque détail, chaque retour en arrière, apporte son lot d'informations sur les personnages, et en particulier les trois principaux suspects. Comme si, brusquement, les langues se déliaient et qu'on se débarrassaient enfin de ces vilains secrets qui ont trop longtemps empoisonné l'atmosphère.
Dès le départ, on ressent cette colère et ce mépris. Dès l'ouverture du roman, qui nous retrace l'histoire de la Sorcière et de la Petite Sorcière, avant de nous livrer le témoignage décisif. Celui qui implique immédiatement Luismi. Il y a une hargne, une haine, même, qui se dégage de ce chapitre, c'est frappant, et cela met tout de suite en situation...
Oh, bien sûr, on pourra se dire que, dans ce témoignage, il y a aussi toute l'aigreur d'une femme qui s'est sentie laissée de côté au bénéfice d'un garçon comme Luismi, qui n'a jamais mérité l'amour et la générosité de sa vieille grand-mère. Qui l'a presque tuée, par ses frasques et ses dérives... Oui, la tonalité du témoignage est vengeresse, mais est-ce pour cela un mensonge ?
Trait après trait, Fernanda Melchor va nous tracer le portrait sans fard des personnages qui animent son livre. Pas seulement les trois suspects, mais aussi la victime, car c'est chez la Sorcière que se trouve certainement une partie des réponses expliquant le drame. Mais l'autre partie, celle qui peut avoir été la cause du passage à l'acte, c'est ailleurs qu'on la trouve...
Et c'est ailleurs, c'est la société mexicaine, au sens large du terme. Avant tout, on n'est loin des histoires de cartels et de mafias impitoyables qui sèment treize cadavres à la douzaine. La drogue, on en reparlera, tient un rôle dans ce roman, mais ce n'en est pas un enjeu. Ce Mexique que l'on découvre sous la plume de Fernanda Melchor, il ne va pas bien...
La Matosa, c'est la misère. Economique, mais également morale et psychologique. C'est un coin qui semble complètement à l'abandon, perdu, oublié... Et qui en plus, se prépare à vivre une période bien compliquée, car la chaleur étouffante de ce mois de mai promet une saison des ouragans d'une violence redoutable...
La jeunesse qui vit là, à l'image de Luismi, garçon gentil, mais pas très malin, influençable et sans grand espoir de faire quelque chose de sa vie, est en plein désoeuvrement. L'avenir, c'est un mot qui n'a guerre de sens, dans ces conditions. Alors, à la pauvreté, viennent vite s'ajouter l'alcool et la drogue, qui n'arrangent pas du tout les choses, bien au contraire.
C'est le portrait d'une région et d'une génération comme on en croise sans doute dans bien des pays à travers le monde, mais ici, d'autres éléments vont venir s'ajouter. Des éléments profondément incrustés dans la société mexicaine jusqu'à faire presque partie de son ADN. Le plus important, je vais en parler en employant une expression qu'on lit souvent en ce moment : la masculinité toxique.
La culture hispanique a inventé un mot parfait pour définir cela : le macho. Si le mot est souvent employé dans un sens péjoratif ou moqueur en France, dans les pays d'Amérique du Sud, ce n'est pas du tout le cas. Le Macho, c'est l'homme, le vrai. Et cette virilité exacerbée, affichée, revendiquée, a souvent des allures de piliers de ces sociétés.
Avec le machisme, voyagent le patriarcat, la misogynie (par exemple à travers l'opposition à l'avortement), mais également l'homophobie, bref tout ce qui est extérieure à cette domination masculine en tous domaines. Dans le roman, Brando incarne le macho, bas du front, sûr de sa force, ravalant les femmes au rang d'objets et haïssant les homosexuels au point de sans cesse cracher ce qu'il pense d'eux.
Ces questions, comme les circonstances du meurtre, n'apparaissent pas immédiatement. Elles ne s'imposent pas tout de suite au lecteur, dès les premières pages, dans lesquelles il est d'ailleurs essentiellement questions de personnages féminins. C'est peu à peu, et au fil des révélations sur les événements qui ont mené à la mort violente de la Sorcière que cela va devenir une évidence...
Dans cet univers limité, frustré, pauvre en éducation et en morale, mais également en raisonnement, il ne reste bien souvent que la violence pour s'exprimer. Exprimer ses idées, enfin ses ersatz d'idées, mais aussi ses émotions, ses interrogations, ses doutes... Tout ce qui, faute de repères suffisamment solides sur le plan éducatif et émotionnel, devient incompréhensible, inexplicable...
Tous ces éléments vont entrer en ébullition à partir d'un événement qui va provoquer une réaction en chaîne et faire de la Sorcière le parfait bouc émissaire de tous les échecs d'hommes qui ne collent plus aux modèles qui leur ont été inculqués, par les traditions, mais aussi la culture collective, la pression quotidienne de ces hommes, ces vrais hommes auxquels il faut impérativement ressembler...
Il y a dans "La Saison des ouragans" quelque chose qui rappelle un classique du cinéma mexicain, "Los Olvidados", de Luis Buñuel. Le roman de Fernanda Melchor pourrait en être le descendant dans le Mexique d'aujourd'hui, un peu plus loin de la capitale devenue tentaculaire, mais où l'on retrouve cette même sensation de misère, sans que cela préoccupe grand-monde en hauts lieux.
Déjà dans son film, Luis Buñuel avait sérieusement assombri la tradition du roman picaresque, pour signer un véritable drame, porté par une violence qui n'est plus aussi caricaturale que dans le modèle original. Une violence qui, comme dans notre roman du jour, est omniprésente, intrinsèque parce que dernier recours de ceux qui n'ont aucune autre arme à disposition...
"La Saison des ouragans" est également d'une grande noirceur, dans laquelle se noie la possible dimension picaresque qu'un Luismi pourrait incarner. Mais, plus j'ai avancé dans cette lecture et plus une idée s'est imposée à moi : que donnerait ce roman à l'écran si un réalisateur comme Pedro Almodovar s'en emparait ?
On retrouve un certain nombre de sujets de prédilection du réalisateur espagnol dans ce livre, mais également une sorte de sens du grotesque qui lui irait bien. Allons même un peu plus loin : certaines scènes semblent presque sorties d'un de ses films. On est peut-être dans un univers plus sombre et féroce que celui qui préside à ses films les plus récents, mais je serais très partisan de lui faire lire ce roman au plus vite !
Un dernier thème, assez marginal dans le roman, mais non négligeable, parce qu'il parle encore de cette société mexicaine, c'est la musique. "La saison des ouragans" n'est pas un roman très musicalisé, il n'est pas porté par la musique, mais on entend des chansons à plusieurs moments, parfois des moments charnières, et ces chansons nous en disent beaucoup.
D'abord, sachez pour nous, lecteurs européens, identifier les chansons entendues dans le roman demande un peu de recherche, car on n'a pas toujours les titres ni les interprètes, mais plutôt des paroles... Un bon moteur de recherches règle le problème, mais il faut prendre le temps de mener l'enquête pour retrouver ces chansons.
Peu importe, ce qui compte, c'est que ces titres sont de véritables signes d'appartenance sociale et générationnelle : il y a ceux qui écoutent des musiques traditionnelles ou du mariachi, d'autres qui font péter les basses de morceaux de rap. Et puis, ceux qui préfèrent les crooners à la voix sucrée et aux textes sentimentaux.
Parmi ces chanteuses et ces chanteurs, j'ai choisi d'en mettre un en évidence, c'est Luis Miguel, surnommé par ses fans "El Sol de Mexico" ("Le Soleil de Mexico"). Pas uniquement par ce qu'il incarne, d'ailleurs, même s'il cadre bien avec le contexte du roman de Fernanda Melchor, par qu'une de ses chansons y occupent une place particulière...