Il y a souvent sur les réseaux sociaux des débats sur les genres et les sous-genres, des notions qui sont à la fois importantes, mais répondant à une nomenclature qui n'est plus en phase avec ce que l'on trouve en librairie : des livres qui se jouent des codes, s'hybrident, fusionnent les genres ou rapprochent des genres qu'on a l'habitude d'opposer. Petit laïus pour vous dire que notre roman du jour est véritablement un roman noir, mais d'une qualité littéraire impeccable et mettant en scène un personnage qui clame son admiration pour un âge d'or de la science-fiction. Le responsable de ce mélange à glacer les sangs de certains lecteurs qui ne jurent que par des genres clairement définis s'appellent James Sallis et son dernier roman, "Willnot" (paru en grand format aux éditions Rivages, dans la collection Noir ; traduction d'Hubert Tézenas), nous entraîne dans une ville imaginaire, qui semble être en marge du monde tel qu'il va, ce qui ne la protège pourtant pas du destin, des coups durs de la vie et même, de drames terribles. A travers le quotidien d'un observateur privilégié de cette ville, le médecin, James Sallis nous offre une fascinante chronique d'un endroit qui pourrait être un parfait havre, s'il ne faisait pas, malgré tout, partie d'un monde devenu fou...
Tout commence avec la découverte de corps... A quelques kilomètres à l'extérieur de Willnot se trouve une ancienne carrière de gravier et c'est là qu'un chasseur est tombé sur les corps qui affleuraient, sans doute n'avaient-ils pas été enterrés assez profondément. Mais, après inspection, tout cela ressemble fort à une fosse commune...
Sur place, Lamar, le médecin de Willnot, a rejoint le shérif Hobbes après avoir été appelé sur place. Il a quitté son bloc opératoire, mais il n'y a pas grand-chose à tirer de tout cela, pas même le nombre de corps qui peuvent avoir été enterrés dans ce coin... Il ne manquait plus que la pluie pour gâcher un peu plus la journée de tout le monde, et la voilà qui se met à tomber...
Repassé à son cabinet pour se changer, Lamar essaye de se remettre au boulot, mais il est de nouveau interrompu. Par un visiteur, cette fois. Quelqu'un qui semble surgi d'un passé lointain... Brandon, qui se fait maintenant appeler Bobby, est de retour en ville après, dit-il, une période passée chez les Marines. Pas mal pour un garçon qui avait connu une période de coma dans son adolescence...
Il explique qu'il ne fait que passer et qu'il est juste venu saluer Lamar, le médecin qui l'a suivi et veillé lors de son coma... Un simple bonjour, et Brandon repart comme il est venu, sans que Lamar en sache plus sur ce qu'il a fait toutes ces années loin de Willnot. Une visite en coup de vent qui coïncide avec la découverte macabre faite le même jour... Décidément, c'est vraiment une drôle de journée !
Dans les jours qui suivent, la nouvelle de la découverte de ce charnier fait grand bruit. Elle est évidemment arrivée aux oreilles de Richard, un des enseignants de Willnot, qui est aussi le compagnon de longue date de Lamar, qui lui en parle au petit-déjeuner, sous le regard de Dickens, le vieux chat recueilli par le couple.
Pour Lamar, peu importe les morts, même enterrés en nombre dans un coin de forêt et recouverts de chaux vive, ce sont les vivants qui comptent. Son quotidien, entre le cabinet et la salle d'opération, est bien rempli, mais est aussi une position privilégiée pour connaître une grande partie des habitants de Willnot et remplir, si besoin, un rôle de confident.
Car il y a les malades, les vrais, ceux qui ont besoin de soins ou d'une ordonnance, mais il y a aussi ceux qui ont besoin qu'on les écoute, qu'on les réconforte, qu'on les rassure... Et si vraiment il y a besoin, Lamar peut faire office de vétérinaire, même si ce n'est pas sa formation. Aider ses concitoyens passe aussi par ces gestes-là.
Bref, à Willnot, Lamar est un peu un phare, une personnalité centrale et quasiment indispensable, et tant pis si ce constat froisse sa modestie. Le temps passe, l'âge avance, il ne pourra peut-être pas continuer longtemps sur ce rythme, mais pour le moment, il est au service de la population locale et cela ne lui pose aucun souci.
Et si Lamar est une figure locale aussi respectée, c'est parce que Willnot n'est pas une ville comme les autres. Où se trouve-t-elle ? On n'a pas vraiment de précision, si ce n'est une mention de l'Arizona, mais d'une manière qui pourrait laisser entendre que c'est un Etat voisin... Mais, le flou géographique n'est certainement pas le plus remarquable à Willnot.
Si vous flânez dans ses rues, vous serez certainement surpris, pas par ce que vous allez voir, mais au contraire, par ce que vous n'allez pas voir. Vous n'y verrez pas d'église, pas plus de panneaux publicitaires, ni d'affiches dans les vitrines des magasins. Des magasins qui sont tous des commerces indépendants : pas de boutiques sous franchises de grandes marques ou de grandes surfaces...
Willnot semble s'être refusée à toutes les marques et toutes les conventions de la société qui l'entoure. Politique, argent roi, religion, tout cela est interdit de séjour à Willnot, non pas par des décisions explicites, mais comme si tous les habitants s'étaient entendus tacitement sur ces sujets et avaient tout mis en oeuvre pour préserver leur liberté individuelle et un certain confort de vie.
Jamais le mot "utopie" n'apparaît dans le cours du roman, et pourtant c'est la sensation que l'on a en découvrant cette ville pas ordinaire. Oui, Willnot pourrait bien être une utopie devenue réalité, qui a su rester assez discrète depuis des décennies (Richard y est ainsi arrivé au début des années 1970) pour perdurer.
Un calme et une douceur de vivre qui pourraient bien être perturbés, voire mis en péril, par les événements de cette journée qui n'aurait pas dû être différentes des autres. Entre la découverte, fort inhabituelle, convenons-en, d'une tombe contenant un nombre de corps difficilement quantifiable, et le retour d'un Brandon qui, de son propre aveu, n'a pas grand-chose à faire là, Willnot semble rattrapée par la violence du monde extérieur.
Pourtant, et j'en reviens à mon avertissement initial, ne vous attendez pas à voir Lamar se muer en enquêteur pour prêter main forte au shérif Hobbes afin de découvrir qui a enterré les corps près de la carrière, et au passage comprendre le pourquoi du retour de Brandon. Non, "Willnot" n'est justement pas un polar. Les réponses à ces questions ne sont pas des enjeux centraux.
James Sallis signe en fait une chronique de la vie quotidienne dans cet endroit si spécial, en privilégiant le regard d'un homme averti, le médecin, dont il fait son narrateur. Une vie quotidienne avec son lot de joies et de peines, avec ses moments de tranquillité et ses soucis, mais sans la pression écrasante qu'une société traditionnelle imposerait.
C'est aussi l'occasion de découvrir le parcours de Lamar, ce médecin si dévoué aux autres que, parfois, on se dit qu'il oublie un peu de vivre pour lui. On apprend alors que son père était un auteur de science-fiction connu et reconnu par ses pairs, dont la carrière a été longue et prolifique. Enfant, Lamar a fréquenté aux côté de son père quelques figures majeures de la SF, comme Robert Heinlein.
Ainsi est née une passion pour cette littérature qui ne s'est jamais démentie au fil des années. Lamar s'est même constitué une riche culture dans ce domaine au gré de ses lectures et relectures et il n'est pas rare de le voir dans le roman évoquer cette époque avec une certaine nostalgie, mais également de faire référence à des textes devenus des classiques de la science-fiction.
Quant aux textes de son père aujourd'hui disparu, ils continuent de nourrir ses pensées. "La vie de chaque homme et de chaque femme est un monde. Je m'y pose, puis je redécolle vers le vide". Une citation qui colle parfaitement à l'image que le lecteur a du médecin ; on y retrouve son dévouement à ses patients et à ses proches, mais aussi une espèce d'insatisfaction que l'on ressent chez lui.
Mais, lorsqu'il évoque "Révolte sur la Lune", de Robert Heinlein, il en tire également des enseignements qui sont aussi en phase avec sa vie : "l'idée d'un monde caché sous la surface, tapi en-des apparences. Et en même temps une croyance inébranlable en la victoire de notre héros tenace et plein de ressources. il résoudrait tous les problèmes, redresserait les torts et remettrait la société sur la bonne voie".
Et ce passage se conclut par une expression qui pourrait parfaitement définir Lamar : "Un ingénieur du bien !" Et si elle était là, l'insatisfaction de Lamar : ne pas pouvoir résoudre tous les problèmes, ne pas pouvoir redresser tous les torts, ne pas pouvoir remettre la société sur la bonne voie ? Il y a comme un découragement face à l'absurdité d'une vie qui peut s'achever n'importe quand.
Un sentiment que les événements pourraient bien venir accréditer. Car la mécanique du drame est enclenchée, inexorablement. Eh oui, "Willnot" n'est certainement pas un polar, mais c'est bel et bien un roman noir, qui va mettre ses personnages face à des situations hors du commun, bien éloignées du contexte si paisible de la petite ville...
"Willnot" est décidément un roman très atypique. A commencer par ce titre, qui est certainement une référence au personnage de Bartleby, créé par Hermann Melville et à sa célèbre formule "I would prefer not to". On retrouve dans les choix faits par les habitants de Willnot une volonté de s'isoler, de rejeter un modèle dominant de société. Mais sans les pincettes de Bartleby, ici, la réponse est affirmative.
James Sallis crée donc une société particulière, originale, inédite, mais il met toute la ville en émoi par la macabre découverte initiale, puis par d'autres événements qu'il va vous falloir découvrir. Ce qu'observe l'auteur, c'est la manière dont cette société différente va affronter l'irruption d'une violence qui dépasse tout ce qu'elle a connu.
Il flotte aussi sur ce roman un petit air d'absurde... Elle ne concerne pas forcément Willnot, mais ces événements qui semblent se produire sans raison, sans but, sans résolution. Car, si tout ne disparaît pas, il faut bien reconnaître que l'enquête sur le charnier avance bizarrement, et les questions que pose le retour de Brandon restent lettre morte (mais est-ce bien Brandon, d'ailleurs ?).
James Sallis a traduit Raymond Queneau en anglais, il fait également souvent référence dans ses livres à "L'Etranger", d'Albert Camus, il n'est donc finalement pas si surprenant de se retrouver avec, en main, un roman où l'absurde affleure par moment, comme en opposition à la normalité et au train-train de la ville de Willnot.
Mais on ne peut pas oublier cette phrase placée en titre de ce billet... Et si, malgré tout, malgré toute la bonne volonté de construire un endroit meilleur, c'était Willnot, le problème ? Et si l'utopie nécessitait une énergie dévorante pour être tenue, pour être viable ? Et si les corps avaient pour origine Willnot ? Et si Brandon revenait avec une volonté de prendre sa revanche sur cette ville qui l'a exclu ?
Ce ne sont pas les seules références que l'on peut trouver dans ce roman, mais beaucoup mènent à James Sallis lui-même. La passion pour la science-fiction en général et pour Heinlein en particulier, la vocation médicale (il a été inhalothérapeute), la proximité de Willnot avec l'Arizona, où James Sallis enseigne depuis quelques années...
Lamar pourrait être une sorte de James Sallis alternatif, qui aurait suivi une voie autre que celle du romancier. Dans une interview, il confie d'ailleurs avoir fait beaucoup de mauvais choix au cours de sa jeunesse, avoir été autodestructeur. Dans ces conditions, le médecin de Willnot pourrait bien être sa version apaisée de lui-même, celle qui a fait les bons choix.
Et pourtant, cela reste un personnage insatisfait, presque triste. Non pas qu'il soit malheureux ou dépressif, le couple qu'il forme avec Richard ("un cliché de vieux western. Le doc et la maîtresse d'école. Enfin, la jupe en moi", dit-il avec son humour grinçant) un couple attendrissant et inséparable. Mais cela ne suffit pas à combattre le sentiment que tout cela est absurde et approche de sa fin.
"Chaque jour est un cadeau – emballé dans du papier poisseux", dit ce même Richard, pince-sans-rire. Car, malgré tout, malgré tout ce que Willnot et ses habitants vont traverser, malgré ces événements graves et hors du commun, la vie va devoir reprendre son cours. Presque comme si de rien n'était...
Jusqu'à ce que tout s'arrête et qu'on passe le relais à d'autres...
Tout commence avec la découverte de corps... A quelques kilomètres à l'extérieur de Willnot se trouve une ancienne carrière de gravier et c'est là qu'un chasseur est tombé sur les corps qui affleuraient, sans doute n'avaient-ils pas été enterrés assez profondément. Mais, après inspection, tout cela ressemble fort à une fosse commune...
Sur place, Lamar, le médecin de Willnot, a rejoint le shérif Hobbes après avoir été appelé sur place. Il a quitté son bloc opératoire, mais il n'y a pas grand-chose à tirer de tout cela, pas même le nombre de corps qui peuvent avoir été enterrés dans ce coin... Il ne manquait plus que la pluie pour gâcher un peu plus la journée de tout le monde, et la voilà qui se met à tomber...
Repassé à son cabinet pour se changer, Lamar essaye de se remettre au boulot, mais il est de nouveau interrompu. Par un visiteur, cette fois. Quelqu'un qui semble surgi d'un passé lointain... Brandon, qui se fait maintenant appeler Bobby, est de retour en ville après, dit-il, une période passée chez les Marines. Pas mal pour un garçon qui avait connu une période de coma dans son adolescence...
Il explique qu'il ne fait que passer et qu'il est juste venu saluer Lamar, le médecin qui l'a suivi et veillé lors de son coma... Un simple bonjour, et Brandon repart comme il est venu, sans que Lamar en sache plus sur ce qu'il a fait toutes ces années loin de Willnot. Une visite en coup de vent qui coïncide avec la découverte macabre faite le même jour... Décidément, c'est vraiment une drôle de journée !
Dans les jours qui suivent, la nouvelle de la découverte de ce charnier fait grand bruit. Elle est évidemment arrivée aux oreilles de Richard, un des enseignants de Willnot, qui est aussi le compagnon de longue date de Lamar, qui lui en parle au petit-déjeuner, sous le regard de Dickens, le vieux chat recueilli par le couple.
Pour Lamar, peu importe les morts, même enterrés en nombre dans un coin de forêt et recouverts de chaux vive, ce sont les vivants qui comptent. Son quotidien, entre le cabinet et la salle d'opération, est bien rempli, mais est aussi une position privilégiée pour connaître une grande partie des habitants de Willnot et remplir, si besoin, un rôle de confident.
Car il y a les malades, les vrais, ceux qui ont besoin de soins ou d'une ordonnance, mais il y a aussi ceux qui ont besoin qu'on les écoute, qu'on les réconforte, qu'on les rassure... Et si vraiment il y a besoin, Lamar peut faire office de vétérinaire, même si ce n'est pas sa formation. Aider ses concitoyens passe aussi par ces gestes-là.
Bref, à Willnot, Lamar est un peu un phare, une personnalité centrale et quasiment indispensable, et tant pis si ce constat froisse sa modestie. Le temps passe, l'âge avance, il ne pourra peut-être pas continuer longtemps sur ce rythme, mais pour le moment, il est au service de la population locale et cela ne lui pose aucun souci.
Et si Lamar est une figure locale aussi respectée, c'est parce que Willnot n'est pas une ville comme les autres. Où se trouve-t-elle ? On n'a pas vraiment de précision, si ce n'est une mention de l'Arizona, mais d'une manière qui pourrait laisser entendre que c'est un Etat voisin... Mais, le flou géographique n'est certainement pas le plus remarquable à Willnot.
Si vous flânez dans ses rues, vous serez certainement surpris, pas par ce que vous allez voir, mais au contraire, par ce que vous n'allez pas voir. Vous n'y verrez pas d'église, pas plus de panneaux publicitaires, ni d'affiches dans les vitrines des magasins. Des magasins qui sont tous des commerces indépendants : pas de boutiques sous franchises de grandes marques ou de grandes surfaces...
Willnot semble s'être refusée à toutes les marques et toutes les conventions de la société qui l'entoure. Politique, argent roi, religion, tout cela est interdit de séjour à Willnot, non pas par des décisions explicites, mais comme si tous les habitants s'étaient entendus tacitement sur ces sujets et avaient tout mis en oeuvre pour préserver leur liberté individuelle et un certain confort de vie.
Jamais le mot "utopie" n'apparaît dans le cours du roman, et pourtant c'est la sensation que l'on a en découvrant cette ville pas ordinaire. Oui, Willnot pourrait bien être une utopie devenue réalité, qui a su rester assez discrète depuis des décennies (Richard y est ainsi arrivé au début des années 1970) pour perdurer.
Un calme et une douceur de vivre qui pourraient bien être perturbés, voire mis en péril, par les événements de cette journée qui n'aurait pas dû être différentes des autres. Entre la découverte, fort inhabituelle, convenons-en, d'une tombe contenant un nombre de corps difficilement quantifiable, et le retour d'un Brandon qui, de son propre aveu, n'a pas grand-chose à faire là, Willnot semble rattrapée par la violence du monde extérieur.
Pourtant, et j'en reviens à mon avertissement initial, ne vous attendez pas à voir Lamar se muer en enquêteur pour prêter main forte au shérif Hobbes afin de découvrir qui a enterré les corps près de la carrière, et au passage comprendre le pourquoi du retour de Brandon. Non, "Willnot" n'est justement pas un polar. Les réponses à ces questions ne sont pas des enjeux centraux.
James Sallis signe en fait une chronique de la vie quotidienne dans cet endroit si spécial, en privilégiant le regard d'un homme averti, le médecin, dont il fait son narrateur. Une vie quotidienne avec son lot de joies et de peines, avec ses moments de tranquillité et ses soucis, mais sans la pression écrasante qu'une société traditionnelle imposerait.
C'est aussi l'occasion de découvrir le parcours de Lamar, ce médecin si dévoué aux autres que, parfois, on se dit qu'il oublie un peu de vivre pour lui. On apprend alors que son père était un auteur de science-fiction connu et reconnu par ses pairs, dont la carrière a été longue et prolifique. Enfant, Lamar a fréquenté aux côté de son père quelques figures majeures de la SF, comme Robert Heinlein.
Ainsi est née une passion pour cette littérature qui ne s'est jamais démentie au fil des années. Lamar s'est même constitué une riche culture dans ce domaine au gré de ses lectures et relectures et il n'est pas rare de le voir dans le roman évoquer cette époque avec une certaine nostalgie, mais également de faire référence à des textes devenus des classiques de la science-fiction.
Quant aux textes de son père aujourd'hui disparu, ils continuent de nourrir ses pensées. "La vie de chaque homme et de chaque femme est un monde. Je m'y pose, puis je redécolle vers le vide". Une citation qui colle parfaitement à l'image que le lecteur a du médecin ; on y retrouve son dévouement à ses patients et à ses proches, mais aussi une espèce d'insatisfaction que l'on ressent chez lui.
Mais, lorsqu'il évoque "Révolte sur la Lune", de Robert Heinlein, il en tire également des enseignements qui sont aussi en phase avec sa vie : "l'idée d'un monde caché sous la surface, tapi en-des apparences. Et en même temps une croyance inébranlable en la victoire de notre héros tenace et plein de ressources. il résoudrait tous les problèmes, redresserait les torts et remettrait la société sur la bonne voie".
Et ce passage se conclut par une expression qui pourrait parfaitement définir Lamar : "Un ingénieur du bien !" Et si elle était là, l'insatisfaction de Lamar : ne pas pouvoir résoudre tous les problèmes, ne pas pouvoir redresser tous les torts, ne pas pouvoir remettre la société sur la bonne voie ? Il y a comme un découragement face à l'absurdité d'une vie qui peut s'achever n'importe quand.
Un sentiment que les événements pourraient bien venir accréditer. Car la mécanique du drame est enclenchée, inexorablement. Eh oui, "Willnot" n'est certainement pas un polar, mais c'est bel et bien un roman noir, qui va mettre ses personnages face à des situations hors du commun, bien éloignées du contexte si paisible de la petite ville...
"Willnot" est décidément un roman très atypique. A commencer par ce titre, qui est certainement une référence au personnage de Bartleby, créé par Hermann Melville et à sa célèbre formule "I would prefer not to". On retrouve dans les choix faits par les habitants de Willnot une volonté de s'isoler, de rejeter un modèle dominant de société. Mais sans les pincettes de Bartleby, ici, la réponse est affirmative.
James Sallis crée donc une société particulière, originale, inédite, mais il met toute la ville en émoi par la macabre découverte initiale, puis par d'autres événements qu'il va vous falloir découvrir. Ce qu'observe l'auteur, c'est la manière dont cette société différente va affronter l'irruption d'une violence qui dépasse tout ce qu'elle a connu.
Il flotte aussi sur ce roman un petit air d'absurde... Elle ne concerne pas forcément Willnot, mais ces événements qui semblent se produire sans raison, sans but, sans résolution. Car, si tout ne disparaît pas, il faut bien reconnaître que l'enquête sur le charnier avance bizarrement, et les questions que pose le retour de Brandon restent lettre morte (mais est-ce bien Brandon, d'ailleurs ?).
James Sallis a traduit Raymond Queneau en anglais, il fait également souvent référence dans ses livres à "L'Etranger", d'Albert Camus, il n'est donc finalement pas si surprenant de se retrouver avec, en main, un roman où l'absurde affleure par moment, comme en opposition à la normalité et au train-train de la ville de Willnot.
Mais on ne peut pas oublier cette phrase placée en titre de ce billet... Et si, malgré tout, malgré toute la bonne volonté de construire un endroit meilleur, c'était Willnot, le problème ? Et si l'utopie nécessitait une énergie dévorante pour être tenue, pour être viable ? Et si les corps avaient pour origine Willnot ? Et si Brandon revenait avec une volonté de prendre sa revanche sur cette ville qui l'a exclu ?
Ce ne sont pas les seules références que l'on peut trouver dans ce roman, mais beaucoup mènent à James Sallis lui-même. La passion pour la science-fiction en général et pour Heinlein en particulier, la vocation médicale (il a été inhalothérapeute), la proximité de Willnot avec l'Arizona, où James Sallis enseigne depuis quelques années...
Lamar pourrait être une sorte de James Sallis alternatif, qui aurait suivi une voie autre que celle du romancier. Dans une interview, il confie d'ailleurs avoir fait beaucoup de mauvais choix au cours de sa jeunesse, avoir été autodestructeur. Dans ces conditions, le médecin de Willnot pourrait bien être sa version apaisée de lui-même, celle qui a fait les bons choix.
Et pourtant, cela reste un personnage insatisfait, presque triste. Non pas qu'il soit malheureux ou dépressif, le couple qu'il forme avec Richard ("un cliché de vieux western. Le doc et la maîtresse d'école. Enfin, la jupe en moi", dit-il avec son humour grinçant) un couple attendrissant et inséparable. Mais cela ne suffit pas à combattre le sentiment que tout cela est absurde et approche de sa fin.
"Chaque jour est un cadeau – emballé dans du papier poisseux", dit ce même Richard, pince-sans-rire. Car, malgré tout, malgré tout ce que Willnot et ses habitants vont traverser, malgré ces événements graves et hors du commun, la vie va devoir reprendre son cours. Presque comme si de rien n'était...
Jusqu'à ce que tout s'arrête et qu'on passe le relais à d'autres...