Juan Guillermo est au milieu des années 1950, dans une famille vivant dans l'agglomération de Mexico City. Il grandit avec ses parents, son frère aîné, Carlos, et sa grand-mère. Mais aussi un fantôme, le premier de la nombreuse collection qui va le hanter. Celui de son frère jumeau mort-né... Il n'y avait apparemment pas assez de vie pour deux, et c'est Juan Guillermo qui a survécu...
Mais ce premier drame, comme un signe du destin, n'est rien à côté de la mort de Carlos, survenu alors que Juan Guillermo n'est qu'un adolescent (presque) sans histoire. Et là encore, le garçon montre une effroyable culpabilité, comme s'il avait tué lui-même son frère... Pour comprendre cette réaction, il faudra attendre que Juan Guillermo poursuive sa douloureuse confession...
Pourtant, les malheurs de Juan Guillermo ne s'arrêtent pas là. Car, en quelques mois, quelques années, tout au plus, ce sont tous ses proches qui vont disparaître. Le chagrin a prélevé son écot, impitoyable. La grand-mère, d'abord, puis les parents, qui se sont tués dans un accident de a route qui ressemble fort à un suicide...
Ne reste donc que Juan Guillermo, habité par des émotions d'une rare intensité. Une immense culpabilité, encore accrue par la suite des événements, une immense colère également, qu'il dirige contre lui-même, mais dont il garde une bonne partie pour les assassins de son frère. La vengeance est un moteur pour celui qui aurait pu jeter l'éponge et mettre fin à sa douleur...
Juan Guillermo s'enfonce un peu plus chaque jour dans ses ténèbres personnelles, ressassant les drames de son existence jusqu'à perdre toute notion du réel. Dans ce marasme, l'adolescent peut heureusement compter sur l'amour de le belle Chelo, une voisine du quartier, son premier amour, la dernière de ses amies et sa planche de salut au milieu de cette tempête qui ne s'arrête jamais...
Une jeune femme qui a connu aussi son lot de moments difficiles. Des blessures physiques, qui la marqueront à vie, mais aussi des blessures plus intimes. En cela, Juan Guillermo et Chelo se ressemblent : ce sont des êtres marginalisés, mis de côté. Des solitaires par la force des choses... Deux âmes qui pourraient facilement partir à la dérive.
A la mort de Carlos, Juan Guillermo était un jeune garçon, même pas 15 ans, bien assez pour vouloir se venger de ceux qui ont détruit sa famille, mais bien trop jeune pour envisager quoi que ce soit. D'autant que les ennemis désignés ne sont pas n'importe qui : une bande de garçons menée par Humberto, une espèce de fou de Dieu, leader charismatique et cinglé de la pire espèce...
Humberto et ses amis ont imposé au quartier leur vision fanatisée, avec le soutien des autorités locales. Bien sûr, les autorités ecclésiastiques, bien heureuse de pouvoir compter sur des fidèles aussi motivés et lancés dans une véritable mission de conversion... Mais aussi le pouvoir politique, incarné par le commandant Zurita, un policier qui fait régner avec violence l'ordre du plus offrant...
C'est dire si le seul Juan Guillermo ne pèse pas lourd face à eux. Et pourtant, il n'en démord pas, il aura sa vengeance. Enfin, celle de Carlos et de toute sa famille. Et tant pis si le grand frère qu'il a tant aimé, tant admiré, ne se révèle pas tout à fait être le modèle qu'il imaginait... Mais la vengeance est la seule option : la justice est pour lui une escroquerie, et le pardon, il ne veut même pas en entendre parler...
Alors que l'on découvre la vie pour le moins mouvementée de Juan Guillermo, ainsi que celle de Carlos, un autre fil narratif s'invite dans votre lecture. Une autre histoire bien curieuse, car on se demande ce qu'elle vient faire là. S'agit-il d'une des lectures de Carlos, qui adorait lire, mais surtout de la philosophie ? Ou un rêve de Juan Guillermo ?
Toujours est-il que l'on rencontre Amaruq, homonyme du personnage des légendes inuits. Cet homme est un trappeur, à l'histoire elle aussi assez originale, lancé dans une poursuite sans merci à travers le Grand Nord du continent américain. Tel Achab menant un combat féroce contre la baleine blanche, Amaruq essaye de chasser un grand loup gris, impressionnant et majestueux...
Cette course-poursuite dans des conditions extrêmes, un froid intense, la neige très épaisse, au coeur de paysages somptueux, vierges de présence humaine, va revenir à intervalles réguliers en parallèle du récit de Juan Guillermo. Et proposer une autre histoire de folie et de mort qui résonne en fait parfaitement avec ce que traverse le jeune Mexicain.
Et c'est aussi dans la cohabitation de ces deux histoires apparemment aux antipodes l'une de l'autre que le lecteur commence à se poser la question du titre de ce roman : mais qui est donc le Sauvage ? Car, au fur et à mesure des informations, apparaissent d'autres candidats aux côtés d'un Juan Guillermo pourtant en "pole-position" pour récupérer le titre...
Pour être complet sur la construction narrative du livre, il faut évoquer les titres de chapitres, un simple mot à chaque fois, dont le sens éclaire le déroulement de l'histoire et d'une certaine manière, l'évolution des personnages. Une impression caractérisée par le premier et le dernier de ces titres. Le premier, c'est le mot "Sang" ; quant au dernier, il dit tellement de chose de ce roman...
Enfin, il faut ajouter ces moments où l'on plonge directement dans l'esprit de Juan Guillermo, à travers ce qu'on va appeler des miscellanées ou des réflexions. Le garçon n'a pas l'expérience philosophique de son aîné, mais il couche souvent sur le papier ses pensées, expression de son état d'esprit bien sombre...
Ce fil qui intervient de différentes manières, parfois à la façon d'un texte oulipien, parfois sous forme d'abécédaire, etc., forme des interludes pour le lecteur, mais c'est probablement la soupape de sécurité qui permet à Juan Guillermo de ne pas exploser sous la pression de son insatiable colère... Elle nous en dit long aussi sur lui, sur ce garçon dont la vie ne fait que commencer.
On assiste ainsi au combat intérieur que se livre à chaque instant le pauvre Juan Guillermo. Un combat qui n'oppose pas le bien au mal, ce sont des notions qui n'ont plus réellement de sens pour lui, mais la lumière et les ténèbres et plus encore la vie et la mort. A l'image de la citation en titre de ce billet, il pose très clairement les problématiques.
La plus importante d'entre elles étant sans doute le vide immense qu'il ressent en lui, privé de sa famille, de son existence, qui n'était pas parfaite, mais qui était un fil conducteur. Soudain, il n'y a plus de repères, il n'y a plus de garde-fou, il n'y a plus de guide, qu'il s'agisse du père ou du frère aîné. Mais, dans ce vide, demeure une étincelle d'espoir. Saura-t-il l'entretenir, l'attiser ?
Je ne vais pas le cacher, j'ai beaucoup aimé lire "Le Sauvage", j'ai apprécié cette histoire d'un écorché vif qui pense ne plus rien avoir à perdre. L'intelligence de Guillermo Arriaga, c'est de lui ménager une porte de sortie et donc de ne pas faire de son livre une simple histoire de vengeance qui, une fois assouvie, laisserait son personnage exsangue, sans plus aucun but dans l'existence.
La présence de Chelo à ses côtés est une bénédiction, elle n'est d'ailleurs pas le seul personnage à aider Juan Guillermo. Au départ, il y a ses amis d'enfance, sa petite bande turbulente, que les événements et la tournure prise par Juan Guillermo vont disperser. Quant aux deux autres personnages très importants, ils sont liés, et je ne vais pas vous en parler ici...
Tout semble réuni pour avoir un solide roman noir lorsqu'on entame la lecture du "Sauvage". Avec à la clé un schéma classique, vieux comme le monde, vieux comme la littérature : un drame qui appelle une vengeance et l'exécution de celle-ci. Une vengeance portée par un garçon désespérée, qui semble peu se soucier de la vie, encore moins des risques qu'imposeront sa vengeance.
Dès le début du roman, Juan Guillermo place son histoire sous le signe de la mort. Et s'il doit y avoir un combat entre la vie et la mort pour savoir ce qu'il adviendra de lui, difficile de ne pas se dire que la seconde aura l'avantage... La personnalité de Juan Guillermo est d'un noir d'encre, incapable après la mort des siens, d'envisager que la vie puisse valoir quelque chose.
Et, au fil de cette histoire, qui retrace la jeune existence du garçon, on se demande quelle autre issue il pourrait y avoir à cette histoire. Une mort en exerçant sa vengeance ? Un suicide à l'issue de celle-ci ? Je pose les mots tels que je les pense, j'expose le sentiment qui a été le mien devant les réactions et les comportements du garçon, son désespoir retenu...
Il y a quelque chose de magnifique et presque d'héroïque dans cette démarche sans issue engagée par Juan Guillermo. On s'attache à ce garçon tellement meurtri, mort debout, rongé par une culpabilité dévorante, qui s'est fixé une ultime mission. Et l'on aimerait lui apporter un soutien, trouver les mots pour briser cette spirale macabre qui ne peut avoir qu'une fin...
Guillermo Arriaga n'en est pas à son premier roman. Mais ce sont surtout ses scénarios qui ont fait sa renommé dans le monde, des scénarios dont la plupart ont été écrits pour son compatriote Alejandro Gonzalez Iñarritu. On a donc en main un livre écrit par un homme qui sait construire une histoire, lui donner de la chair, de la vie, de l'émotion.
Ici, il profite du format romanesque pour brouiller les pistes d'une histoire dont le dénouement semble quasiment écrit d'avance. Il introduit de nouveaux éléments qui instillent le doute. Certains, en lien direct avec son personnage, en nous plongeant dans ses réflexions ; d'autres qui n'ont rien à voir a priori et qui posent question.
Et puis, dans sa propre aventure romanesque, Guillermo Arriaga n'est pas parti les poches vides. Il s'est placé sous l'égide de quelques maîtres du roman : Hermann Melville et Jack London, vous les aurez sans doute repérés à travers l'épisode d'Amaruq, qui conjugue une histoire à la "Croc-Blanc" et une trame à la "Moby Dick".
Il y a là une volonté de mettre en place un récit aux coeurs des grands espaces, à l'opposé de la ville de Mexico, lieu de concentration humaine à forte densité, espace urbain qu'on appréhende différemment du Grand Nord. Mais, la sauvagerie, l'hostilité peuvent justement être humaines, et ne sont pas réservées à une nature indomptable ou à des animaux sauvages...
Il reste une troisième référence, et de taille, puisqu'il est nommément cité dans le livre : William Faulkner. Le passage où Guillermo Arriaga place l'auteur du "Bruit et la Fureur" est un moment important de cette histoire, un roman fort aussi entre Carlos et Juan Guillermo. Et ce qui est encore moins anodin, c'est le roman qui y est mentionné : "Absalon, Absalon !".
Un livre complexe, à la construction très particulière, inspiré d'un passage biblique (l'un des fils du roi David, qui se rebella contre son père) transposé dans le sud des Etats-Unis, au moment de la Guerre de Sécession et après. Je ne vais pas jouer les professeurs de littérature, ni paraphraser "Le Sauvage", on comprend bien la référence dans en lisant le roman.
La référence à Faulkner apporte la noirceur initiale, le côté oppressant qu'on ressent à la lecture de ses livres, cette tension palpable qui risque à tout moment de dégénérer en violence. Même si la trame centrale du "Sauvage" se déroule dans un contexte beaucoup plus urbain que les romans de Faulkner, c'est cette violence contenue qu'on y retrouve.
J'ai lu ce roman il y a quelques semaines, déjà et me reviennent à l'esprit certaines scènes marquantes. Dans des registres très différents. Je ne vais pas toutes les évoquer, certaines sont au coeur de l'intrigue. Mais, l'annonce de la mort de Carlos à ses parents fait partie de ces moments qui me bouleversent encore.
Partis en vacances pour la première fois de leur vie en Europe (rappelons que le roman débute à la fin des années 1970), ils n'appellent leur fils que lors de certaines étapes, pour ne pas dépenser trop d'argent. Et ils sont en retour presque injoignable... Ce voyage, qui faisait leur joie, va tourner au cauchemar, quand ils vont apprendre la mort de leur fils, avec plusieurs jours de retard...
Plus léger et amusant, il y a cet épisode où Carlos a trouvé un filon : organiser des séances de cinéma un peu particulière, puisqu'on n'y gobe pas du popcorn, mais du LSD... Sous l'effet de cette substance, "Jason et les Argonautes" et ses effets spéciaux deviennent une expérience bien particulière, la source d'un trip mémorable. Succès assuré !
Reste la figure du loup, qui apparaît dès la couverture de l'édition française. Elle traverse le roman, sous une forme prédatrice, certes, mais incarne également la liberté. Une liberté sans cesse menacée, sans cesse entravée. Il y a quelque chose d'un loup chez Juan Guillermo, d'un animal tenu enfermé, rendu enragé par cette réclusion et qui n'aspire qu'à retrouver les grands espaces.
Peu à peu, alors que la situation du garçon évolue, qu'autour de lui, on essaye de l'aider, on commence à se dire que l'espoir, si mince soit-il, existe. Que la volonté de mort de Juan Guillermo pourrait peut-être se muer en une quête différente. Qu'il se libère enfin de tous ses carcans, la vengeance, la colère, même la culpabilité, pour reprendre le cours de sa vie.
Progressivement, Guillermo Arriaga injecte de l'oxygène dans son roman noir. D'abord par un minuscule orifice, puis par une brèche qui s'agrandit. Le romancier dissipe la noirceur dans une respiration salvatrice et offre à son personnage une alternative à la mort. "Le Sauvage" débutait dans les ténèbres. Il pourrait s'orienter vers l'histoire d'une résilience.
Non, mieux encore : d'une renaissance !