Lorsqu'il avait trois ans, Jan Kosta a survécu miraculeusement à une effroyable catastrophe, un gigantesque glissement de terrain, dont la cause reste inexpliquée, qui a rayé de la carte le village de Zavoï, à l'est de la Serbie. Profondément marqué par ce drame, Jan fait encore chaque nuit des cauchemars dans lesquels il revit ces instants d'horreur, passés dans l'eau et la boue glacées.
C'est Hatsa, le chien de la famille, un Leonberg, qui a tiré l'enfant de l'eau. Puis, abandonné par les sauveteurs, Jan a été recueilli par Djol, une sorte d'ermite vivant dans les montagnes du Grand Balkan, qui s'élèvent autour de Zavoï. Ce n'est que plusieurs jours après le glissement de terrain qu'il a été remis à ses grands-parents.
Adulte, Jan Kosta a essayé de se reconstruire. Devenu hydrogéologue, comme s'il s'était fixé la mission de comprendre la catastrophe de Zavoï, il a choisi de quitter son pays natal, pour s'installer à Dubaï. Il a épousé Jasna, Serbe elle aussi, et est devenu le père de Fjona, dont il est gaga. Mais l'entente entre Jan et Jasna n'est plus au beau fixe, les disputes se multiplient.
Aussi, commence-t-il à se dire qu'il ne serait pas si mal de s'éloigner un peu, le temps de faire le point, de respirer. L'occasion se présente alors sous la forme de l'appel d'un vieil ami, qui annonce son arrivée à Dubaï. Jan et Vladimir Krstic sont devenus amis pendant leurs études et sont restés longtemps proches, avant que Jan ne parte dans le Golfe.
Vladimir vient proposer à Jan de revenir en Serbie, pour un boulot. Il est devenu l'ingénieur en chef d'une centrale hydroélectrique construite trois ans plus tôt à un endroit que Jan connaît bien : sur les rives du lac formé par le glissement de terrain ayant englouti Zavoï... Il a besoin d'aide car il craint un nouvel accident, bien plus grave encore que celui qu'a vécu Jan.
Jan accepte, même si ce retour à la maison lui coûte. Mais, après tout, on lui propose de travailler sur ce lieu maudit, qu'il a toujours souhaité étudier. Alors, il y va, et comprend vite que Vladimir n'a pas été complètement franc avec lui. La situation à Zavoï est bien plus critique qu'il ne pensait : la centrale, construite en partie avec des fonds privés, a été bâtie avec des matériaux au rabais.
Des fissures sont apparues sur la turbine, et pire encore, sur le barrage... Si ce dernier lâche, toute la région connaîtra le même sort que Zavoï, 42 ans plus tôt ! Jan découvre que les promoteurs de la centrale ont économisé sur tout, à commencer par les matériaux, fragilisant la centrale... Et puis, il y a les menaces des Ombres noires...
Depuis quelques mois, ce groupe écologiste radical et clandestin, profère des menaces sur internet et la centrale de Zavoï correspondrait parfaitement au genre de cible que ces écoterroristes pourraient attaquer pour faire passer leur message... Mais rien ne prouve que les Ombres noires soient dans la place. Non, il doit y avoir autre chose...
Vladimir se met alors à table... Oui, il se passe des trucs bizarres autour de Zavoï. Les employés de la centrale se montrent de plus en plus agressifs et même violents. Sans oublier la mystérieuse et brutale disparition d'une trentaine de moines d'un monastère voisin... Dans les bâtiments restés inoccupés, c'est un tout autre genre d'institution qui s'est bien vite installé : un hôpital psychiatrique...
Jan Kosta revient donc là où il est né, dans un contexte bien spécial, inquiétant, même. Et d'autres événements, dont Jan va lui-même être témoin, vont encore rendre les choses plus incroyables. Que se passe-t-il donc à Zavoï ? Flanqué de Marija, une journaliste venue de Belgrade, ce qui ne le ravit guère, l'hydrogéologue va essayer de faire toute la lumière pour empêcher une nouvelle catastrophe...
Beaucoup de choses dans ce résumé, trop peut-être, et encore, vous verrez qu'on est loin de tout savoir. Mais, planter le décor est fondamental pour bien comprendre que le retour de Jan Kostadinovic, devenu Jan Kosta, est loin d'être le retour du fils prodigue. Zavoï n'est plus son village natal, il n'existe d'ailleurs plus, ce village, noyé sous le lac...
Mais ce n'est pas simplement le glissement de terrain qui donne ce sentiment : l'accumulation d'événements et de phénomènes étranges, inquiétants, parfois inexplicables, donne le sentiment que l'hydrogéologue débarque dans un monde inconnu. On baigne, si vous permettez ce mot pas très heureux, dans une atmosphère de mystère...
Le thriller n'est pas encore tout à fait lancer qu'il confine déjà au fantastique, et Sonja Delzongle joue avec les codes du genre, qu'il s'agisse de codes littéraires et cinématographiques, pour installer ce climat pesant et dérangeant. Eh oui, exactement comme dans "Boréal", mais dans un décor différent et moins impressionnant... A priori.
Les montagnes du Grand Balkan, chaîne qui traverse la frontière serbo-bulgare, ne sont pas l'inlandsis groenlandais, disons qu'on se sent dans un décor plus... familier. Pourtant, on se sent vite mal à l'aise sur les rives du lac Zavoï. Le lac, les mouvements de terrain incompréhensibles, les montagnes... Tout cela peut vite paraître hostile...
Et les explorations entreprises par Jan pour se faire une idée du réseau hydrogéologique alentour ne vont guère atténuer ces impressions... Décidément, il se passe vraiment des choses bizarres autour de Zavoï, et l'idée d'une malédiction, ou de la présence d'esprits mauvais dans la montagne prend de l'épaisseur...
Sonja Delzongle pose ainsi les bases d'un élément fort de son livre, dont la portée dépasse pourtant largement le simple cadre d'un livre : la lutte entre l'homme et la nature. Ou l'inverse... Depuis son apparition, l'homme cherche à apprivoiser, contrôler, exploiter la nature, jusqu'aux excès que nous connaissons aujourd'hui.
Et depuis tout ce temps, la nature ne lui a jamais facilité les choses. Un véritable bras de fer qui semble vouloir tourner en faveur de l'un, puis à l'avantage de l'autre. Un conflit permanent au cours duquel l'homme a fini par oublier que la planète sur laquelle il est né n'est pas éternelle, imputrescible, inépuisable...
Mais alors, ces mouvements de terrain qui agitent la région de Zavoï, sans qu'on en comprenne l'origine, dans un secteur qui n'est pas considéré comme une zone sismique à risque, comment les expliquer ? Cela pourrait-il être la réponse, la revanche d'une nature qui en a marre d'être maltraitée par l'homme et entend reconquérir son espace ?
Il semble clair que ces thématiques lient étroitement "Boréal" et "Cataractes", comme deux tomes d'un cycle autour des questions écologiques majeures qui devraient nous (pré)occuper sans doute bien plus qu'actuellement. Une manière, en jouant avec le roman catastrophe, de nous faire flipper et de nous réveiller. Un peu comme Jan Kosta lorsqu'il cauchemarde...
Dans "Cataractes", le titre parle de lui-même, c'est l'eau qui tient une place majeure. Il y a ce lac, à la formation mystérieuse, suite à ce glissement de terrain d'une ampleur inédite. Mais, et le titre de ce billet donne un indice à ce sujet, l'eau du lac n'est pas la seule eau qui va intéresser les personnages, à commencer par Jan.
Et à travers le cycle de l'eau, de nombreux enjeux vont apparaître, sans oublier tout l'imaginaire que véhicule ce liquide vital, indispensable à toute vie, qui pourrait bientôt devenir un enjeu tel à travers le monde que l'on prédit déjà des guerres de l'eau... A Zavoï, l'eau est source de vie, bien sûr, mais aussi d'énergie, puisque la centrale produit de l'électricité pour toute la région.
Dans ces conditions, contrôler l'eau, c'est posséder un pouvoir gigantesque, qu'il faut savoir utiliser avec sagesse et respect. Et pas uniquement pour le profit. Ah, le profit... Celui qui a poussé les investisseurs à rogner les coûts de construction de la centrale, au risque de faire courir à toutes les populations voisines un danger insensé...
Il y a la lutte entre l'homme et la nature, c'est vrai, mais la nature n'a pas besoin de se venger ; si elle attend assez longtemps, elle verra un jour passer le cadavre de l'humanité charrié par l'eau des rivières et des fleuves... Le pire ennemi de l'homme, c'est encore et toujours lui-même, prêt à tout, même à détruire la planète sur laquelle il vit pour un peu de pouvoir ou de richesse...
Une vraie folie (oui, je suis un as de la transition...). Revenons à ce mot, lancé en ouverture de ce billet et qui, pour moi, est l'élément central de la dimension romanesque du livre. Oh, évidemment, difficile d'aller très loin dans cette partie-là, car bien sûr, on est au coeur de l'intrigue et donc on en dévoilerait trop.
Mais, Sonja Delzongle s'intéresse à ce sujet d'emblée, avec cette impression générale que, autour du lac de Zavoï, tout le monde est en train de devenir fou... Fou, je vous l'ai dit, le mot est trop général, trop vague. Et employé dans des sens trop variés et trop éloigné de l'idée de maladie. Or, la présence d'un hôpital psychiatrique dans le secteur nous renvoie aussitôt à l'idée de pathologie...
Sans être fou à proprement parler, Jan lui-même souffre. Le traumatisme lié au passé est là aussi un élément très important dans "Cataractes". Son retour au pays est à double tranchant : un risque de raviver les douleurs et de renforcer les cauchemars qui le hantent, ou alors une sorte d'exorcisme, un retour aux sources (encore elles !) pour essayer de guérir...
Ce passé, on le connaît, puisque la catastrophe de Zavoï nous est raconté dès le début du roman. Sans elle, pas d'histoire, d'ailleurs. Mais, n'oublions pas aussi où nous sommes : en Serbie. Une des composantes de l'ex-Yougoslavie, une des nations centrale du conflit qui a déchiré la région dans les années 1990 et dont les conséquences perdurent.
Ce conflit est encore présent dans les mémoires, dans les corps, parfois, et l'on sent qu'il alimente certaines tensions. Parmi les employés de la centrale, il ne fait pas bon avoir un patronyme ne sonnant pas vraiment serbe... Et pire encore, si c'est un nom d'origine croate, la méfiance et la colère se réveillent bien vite...
Je m'éloigne de la question stricte de la folie, mais dans le contexte de Zavoï, le moindre accrochage semble pouvoir basculer dans la folie... Et l'on pourrait également ajouter les questions liées à la religion et à la politique : le fanatisme peut-il être une forme de folie ? Dans "Cataractes", sont exposées des théories aussi passionnantes que controversées et délicates, qui méritent le coup d'oeil.
Sonja Delzongle ménage ses effets, joue avec le lecteur comme un chat avec la souris. Ouvre des pistes, les referme, nous emmène ici, là, suscite des soupçons, prépare soigneusement son coup... Comme "Boréal", "Cataractes" est un roman assez composite, du moins en apparence. A un moment, il y a un basculement (où exactement ? Je n'en suis pas certain !), mais pas celui qu'on imagine.
C'est un roman d'une grande noirceur, on la ressent très tôt dans le cours de l'histoire. Mais à ce point ! Accrochez-vous, Sonja Delzongle a décidé de ne rien nous épargner. Cela passe forcément par une violence qui n'est pas seulement celle d'une catastrophe naturelle, mais bien celle que sont capables de déchaîner les êtres humains...
"Cataractes" est un roman captivant, enivrant, aussi. On se perd dans les montagnes serbes, dans ce grand air qui saoule. On flâne sur les rives de ce lac d'apparence paisible, mais qui, si le barrage cède, deviendra un fléau d'une extrême violence et contre lequel il n'y aura rien à faire... C'est aussi cette étonnante cohabitation entre le calme le plus profond et la colère la plus froide qui glace...
Je vais terminer avec quelques précisions, et j'espère qu'on me corrigera si je dis des bêtises. En fait, pour être franc, j'ai un peu regretté de ne pas avoir trouvé ces informations en fin d'ouvrage, soit en annexe, soit dans les remerciements. Car "Cataractes" est une oeuvre de fiction, mais tout n'y est pas imaginaire, loin de là.
En fait, c'est le cadre dans lequel Sonja Delzongle qui n'est pas inventé. Zavoï existe, le mot veut mêe dire "pansement" en serbe, ne soyez donc pas surpris des photos que vous proposeront les moteurs de recherche si vous leur soumettez ce mot. Et Zavoï a bien été englouti pas un glissement de terrain. Mais, c'était quelques années plus tôt que la date à laquelle se déroule la catastrophe du livre.
On trouve aisément des photos du lac Zavoï, tel qu'on peut le voir aujourd'hui, et ce sont des paysages splendides, tout comme les montagnes du Grand Balkan. En regardant ces images, on est loin des drames, de l'horreur et des terribles événements racontés dans "Cataractes". On a même très envie d'aller s'y balader.
Il est plus compliqué, sans doute aussi parce qu'il faudrait maîtriser la langue serbe, de trouver des photos de la catastrophe. Il y en a, à commencer par la plus fameuse des encyclopédies en ligne. Les quelques clichés permettent de se rendre compte de l'ampleur de la catastrophe, plus effrayante encore puisque sans cause réelle connue...
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