"L'apocalypse vient, c'est à eux de la chanter".

Nous avons souvent évoqué sur ce blog l'apparition d'une nouvelle génération d'auteurs de romans noirs, qui s'écartent des codes classiques de ce genre ou plus exactement les adaptent à une société différente, à une géographie différente aussi, délaissant les villes pour des zones rurales. En France aussi, on voit s'imposer un sous-genre qu'on appelle le rural noir et en voici un très bel exemple. "Ecorces vives" est le premier roman d'Alexandre Lenot (en grand format chez Actes Noir) et c'est une virée mouvementée dans une région en déshérence, un roman noir avec des accents post-apocalyptiques, un virage vers le western et une espèce d'effervescence déglinguée qui vient réveiller un coin de France endormie dans une forme d'agonie. C'est violent, magnifiquement écrit, déjanté et porté par une galerie de personnages très cinématographiques. Un premier essai fort réussi.
Mais quelle mouche a donc piqué Eli, un colosse de près de deux mètres, pour qu'il mette ainsi le feu à cette maison, perdue quelque part dans le nord du Cantal ? Arrivé là après un drôle de périple, son grand corps imbibé d'alcool, il a balancé des cocktails Molotov sur cette modeste baraque menaçant ruines afin de la réduire en cendres...
Un feu qui n'est pas passé inaperçu dans le coin. Au point qu'on a prévenu la gendarmerie. Le capitaine Laurentin, un solide officier qui, après une brillante carrière et une sale blessure, a préféré prendre du recul et accepter un poste dans ce coin perdu, a reçu l'appel. Ici, on le respecte, on le craint sans doute aussi un peu, et il n'a rien fait pour abolir la distance avec les habitants.
Voyant arriver les uniformes, Eli s'est enfui, devenant d'un seul coup un véritable homme des bois. Il doit se cacher, mais surtout apprendre à survivre dans cette nature qui peut facilement s'avérer hostile quand on la connaît mal. Mais il s'en fout, parce qu'un visage l'obsède encore et toujours. Ce visage qui l'a poussé à venir jusqu'ici et à perdre la raison...
Laurentin est formel : c'est bien un incendie criminel, mais cette zone est déserte, maintenant, qui pourrait se plaindre de cet acte et est-il bien raisonnable d'affecter une partie de ses maigres moyens à retrouver l'imbécile qui a cru bon de foutre le feu à cette baraque ? Mais la nouvelle s'est répandu, on a peur, peur que le prochain incendie frappe sa maison... Et des coupables désignés à la pelle...
Louise non plus n'est pas originaire de cette région. Son passé, elle seule le connaît, elle n'en parle pas. Un traumatisme qui l'a poussée à tout laisser derrière elle, à fuir ou plutôt à partir en quête d'un endroit où se reconstruire. Désormais, elle s'occupe des animaux, et en particulier des chevaux, qu'un couple d'Américains recueille dans une ferme du coin.
Elle vit chichement, le gîte et le couvert contre son travail. Elle ne monte jamais les chevaux, elle le bichonne seulement, nettoie tout, ne compte pas ses heures. Louise ne revit pas encore tout à fait, l'existence n'a pas encore retrouvé de sens, mais ici, c'est assez calme pour qu'elle puisse, petit à petit, tout remettre à l'endroit. Enfin ce qui est encore possible de l'être.
Lison est veuve. On vient tout juste d'enterrer son mari, le père de ses enfants. Et la voilà seule dans cette région qui ne l'a jamais acceptée, elle, la citadine, la Parisienne. Elle qui ne leur ressemble pas, ne parle pas comme eux, qui les prend forcément de haut. Rejetée par la famille de son époux, elle va devoir continuer à vivre dans ce pays où elle n'a jamais été la bienvenue...
A la peine suscitée par le deuil, s'ajoute donc l'inquiétude de se retrouver sans défense face à toutes celles et tout ceux qui, elle le sait, elle l'entend presque, crachent leur haine dans son dos, font courir des rumeurs malfaisantes à son sujet. Non, elle ne se sent pas du tout chez elle ici, mais que faire, maintenant, que peut-elle, que doit-elle faire ?
Jean, lui, est un gars du cru. Fils d'un paysan du coin qui taquine désormais plus la bouteille qu'il ne s'occupe des terres, une charge à lui tout seul, Jean a aussi un frère, Patrick, considéré comme l'idiot du village. Il a horreur qu'on qualifie ainsi son frère, lui seul sait exactement ce qu'est Patrick, ce qu'il peut, sait faire, et ce n'est pas accessoire.
Depuis toujours, les deux frères sont inséparables. L'un prend la défense de l'autre, et réciproquement, habitude prise très tôt quand le père avait trop bu et décidé de corriger l'un de ses fils. Oh, il connaît la réputation de sa famille, des brutes, et pas bien malins avec ça. Mais Jean, c'est sa terre, après avoir travaillé un temps à l'usine, il est revenu ici avec l'idée d'y vivre et de ne plus jamais en partir.
Cinq personnages qui chacun ont leurs chapitres dédiés, pour former un roman choral à travers leurs points de vue si différents, puisque différents, ils le sont tous profondément. Quatre personnages venus d'ailleurs, et pas franchement bien accueillis par ceux qui sont enracinés là depuis des lustres, et un autochtone à la réputation peu flatteuse.
Des personnages abîmés, aux blessures pas encore cicatrisées et qui pourraient bien ne jamais l'être. Des hommes et des femmes en quête de stabilité ou d'un idéal. De l'occasion tant espérée de tourner la page d'un passé qui les tourmente encore au quotidien. Et peut-être tout simplement, le besoin d'enfin se trouver, en tout cas pour Eli, Louise et Lison, qui ne se sont jamais accomplis.
Cinq personnages dont les destins vont donc se croiser dans ces vallées, ces hameaux, ces villages, ces forêts traversées de cours d'eau... Nous sommes dans le nord du Cantal, apprend-on dès les premières lignes du roman, une région qui se désertifie de plus en plus, mais où l'on n'accueille pas vraiment le sang neuf venu d'ailleurs à bras ouverts.
Ces paysages qui nous accompagnent au long de cette lecture sont magnifiques, mais ils en deviennent parfois inquiétants. Une nature presque sauvage, des ruines ou des maisons abandonnées qui vont le devenir. On pourrait croire qu'on est dans un roman post-apocalyptique, dans un monde réduit à néant par une catastrophe, où il ne reste que quelques survivants...
La catastrophe, elle s'appelle exode rural, elle s'appelle vieillissement des populations, elle s'appelle crise de la vie paysanne... Autant de symptômes que l'on voit apparaître tout au long du livre, qui en sont un élément central et la source d'un désespoir contre lequel on ne se révolte même plus. A l'image de Jean, on vivra là et on mourra là, peu importe combien de temps on pourra vivre...
Vous aurez noté que mon résumé lie peu les personnages les uns aux autres. C'est effectivement le cas. Pour une première raison très simple : rien ne les lie à l'origine, si ce n'est la présence dans ce coin de France, dans ce Massif Central bien mal nommé, puisqu'il ne l'est guère, central, étant au contraire une des régions les plus enclavées du pays.
L'autre raison, c'est que tout l'intérêt du roman est de voir comment ces personnages vont se rencontrer, interagir, influer les uns sur les autres... Car ce qui va se dérouler au cours de ce premier roman d'à peine plus de 200 pages est tout à fait inattendu et va nous entraîner dans un final aux antipodes de la léthargie initiale.
Quand je parle de léthargie, c'est de la région dont je parle. Parce que, finalement, le roman s'ouvre sur un acte violent, l'incendie volontaire d'une maison provoqué par Eli, et c'est, sans mauvais jeu de mots, comme l'étincelle qui va mettre le feu aux poudres. Il faudra un peu de temps avant que l'étincelle ne remonte la mèche et n'entraîne l'explosion, mais ensuite...
Ensuite, c'est tout ce pays au calme quasi sépulcral qui va être mis sens dessus dessous, avec un crescendo dans les manifestations auxquelles les habitants, médusés, peu accoutumés à tout cela, vont assister. Et, peu à peu, du rural noir, on va évoluer vers un genre différent, presque anachronique dans ce décor-là : un western !
Cela peut vous surprendre, et il sera impossible d'expliquer comment et pourquoi ici, puisque c'est justement le coeur du livre, mais croyez-le, c'est un fait. Une histoire de cowboys et d'indiens dans le Cantal, voilà qui n'est pas banal, d'autant que les gentils et les méchants, dans cette histoire, ne sont pas forcément ceux que l'on croit, où c'est en tout cas plus compliqué qu'un simple clivage.
Dès l'exergue du roman, un indice nous est donné : un extrait de "Le philosophe et le loup", livre de Mark Rowlands, un philosophe gallois dont l'un des sujets principaux de réflexion concerne le droit des animaux. Le sous-titre de cet ouvrage, "Liberté, fraternité, leçons du monde sauvage" donne déjà des pistes, mais ce sont surtout les derniers mots de cet extrait qui m'ont marqué.
"Qui parle pour les loups ?"
Cette phrase aurait parfaitement pu être le titre de ce billet. Il y a chez cet animal l'impression de liberté, mais aussi la mauvaise réputation qui lui colle à la peau. Et si, pour l'humain qui s'inspirait de lui, on pouvait utiliser la seconde pour atteindre la première ? Et si ce que recherchait l'un ou plusieurs des personnages se trouvait dans une gigantesque et violente provocation ?
Ils seront des loups, ils seront des indiens, ils seront libres, et tant pis pour ceux qui ne peuvent comprendre ce besoin de lâcher prise et de rejeter toute forme d'ordre pour se laisser aller à des instincts sauvages. Mais, cette liberté ne s'obtient pas en claquant des doigts. Il y a un prix à payer, et il peut être lourd.
Mais surtout, il s'agit de lutter contre l'effroyable solitude qui menace de tous les engloutir, en particulier ceux qui se retrouvent à l'écart de la communauté, recroquevillée sur elle-même et hostile à tout ce qui arrive de l'extérieur. Cette solitude qu'une anaphore symbolise parfaitement au début du livre pour évoquer la situation d'Eli : le mot d'accroche est "personne"...
Ne vous fiez pas au rythme des premiers chapitres, "Ecorces vives" (titre si proche de l'expression écorches vifs, ce que sont un peu tout ces personnages) va s'emballer, pour nous amener à un dénouement effréné, une sorte de cavalcade paradoxalement pleine de joie et de fureur, comme une exultation où la libération passe d'abord par des blagues potaches, puis par une violence galopante.
Tout cela est porté par une très belle plume. Poétique et violente à la fois, extrêmement visuelle, surtout. Ce qui n'est pas très étonnant : si "Ecorces vives" est le premier roman d'Alexandre Lenot, il a auparavant écrit pour le cinéma et la télévision. On ressent cette volonté de créer de l'image, de donner à voir au lecteur.
Cela vaut pour les décors, déjà évoqués, mais aussi pour les situations ou les personnages. Bien sûr l'imagination du lecteur joue aussi, la mienne voit en Eli une version trentenaire de Clint Eastwood ou de Jack Palance, par exemple. Mais on suit "Ecorces vives" comme si les images défilaient devant nous, avec force, presque fureur.
Lorsqu'on écoute ou lit des interviews d'Alexandre Lenot, il convoque souvent Jean Giono, comme un modèle à suivre. Mais ce premier roman pourrait évoquer aussi les livres de Pierre Pelot, pour la noirceur, la violence et le côté révolté des personnages, sans oublier Franck Bouysse, pour les décors, bien sûr, mais également le côté sombre des personnages.
Voilà encore un roman dont l'étiquetage pourrait faire parler des heures. Oui, évidemment, oui, c'est du noir, et il est formidable d'assumer ce genre, ce mauvais genre, au risque d'éloigner des lecteurs réticents à s'aventurer dans ce domaine. Or, l'écriture d'Alexandre Lenot, parfaitement mise au service de l'intrigue, pourrait parfaitement trouver sa place en blanche...
On sait que Actes Sud a publié le premier roman d'un certain Nicolas Mathieu dans sa collection Actes Noir, puis le suivant dans la collection de littérature générale, avec le succès que l'on sait et la consécration du Goncourt. Je ne connais pas les projets, les envies d'Alexandre Lenot, mais je le verrais bien lui aussi poursuivre dans cette voie.
A moins que le noir ne lui offre un territoire plus vaste à explorer plus librement...