Rhapsodie des oubliés · Sofia Aouine

Rhapsodie des oubliés · Sofia Aouine
Des fois, je me dis: «My God, pour un premier roman, c’est excellent.» J’ai souvent le réflexe d’ânonner: «pour un premier roman». Mais il arrive que je reste ébahie, bouche pendante, devant un premier roman et que je le referme, complètement sonnée. De me dire: «Ça, un premier roman? Il y en a qui n’arrive pas à cette cheville après cinq publications.»
Cette histoire-là m’est rentrée dedans comme un couteau dans une livre de beurre laissée au soleil. Métaphore boiteuse, j’en conviens!Rhapsodie des oubliés · Sofia AouineTu te doutes bien d’où cé que je m’en vais avec mes gros sabots? J’ai reçu ce roman (et un autre que je n’ai pas envie de lire) par la poste. Je ne m’attendais pas à grand-chose. Je me suis dit que j’enfilerais aisément ce petit 200 pages. Lorsque son tour est venu, la donne a changé. Parce que les premières pages passées, j’étais happée. Je me suis dis qu’il me fallait prendre le temps pour savourer la moelle de ces mots.

Les mots d’Abad, treize ans, m’ont touchée direct au cœur. Sa rue Léon, à Barbès, j’avais l’impression d’y être.Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelle. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie. Une espère de seconde peau que tu aurais beau laver. Inscrite dans tes gênes, à jamais.Les mots d’Abad m’ont ébranlée par leur franc-parler, leur rentre-dedans, leur lucidité. Ils m’ont parfois choquée, m’ont attendrie, fait rire aussi.Abad parle de sa ville, de cette «ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte.» Il parle de sa Odette, sa vieille voisine qui perd de plus en plus la tête. Il parle de la fille voilée dont il est raide dingue, mais dont il ne peut s’approcher sous peine de prendre les coups du grand frère. Il parle d’Ethel, sa psychanalyste aux grosses jambes, celle qui est censée guérir son «dedans». Sur le toit de l’immeuble, il pense à sa mémé Jemayel et ça l’aide à continuer. Il parle de ses parents: de son père aux gros poings, de sa mère silencieuse.Le vieux s’endort devant Al Jazeera et les cadavres qui défilent dans son pays en ruine qu’il ne reverra jamais. On se parle de moins en moins. Son pays, cest plus mon pays depuis qu’on est là. Alors on s’éloigne. La daronne, elle, est déjà couchée. Ils dorment plus ensemble depuis longtemps. C’est ça, les vieux, un jour ils s’aiment, ils veulent plus se lâcher, et quand les corps se rapprochent de la fin, ils s’évitent pour pas pourrir trop vite.Abad pourrait s’endurcir, devenir un p’tit bum, mal virer. Grâce aux femmes qui l’entourent, sa carapace de dur se fissure. Il se laisse de plus en plus toucher. Il devient un homme.Ça pourrait être une histoire rabâchée, ça pourrait ressembler à des dizaines d’autres romans. Mais non. Pas pantoute, même. Ce qu’il y a de plus beau dans ce roman, c’est l’humanité, la sensibilité tapie derrière les mots. Il y a aussi la façon dont les mots sonnent et résonnent. Sofia Aouine n’y va pas avec le dos de la cuillère, ses mots sont crus, francs, elle n’enjolive rien. L’acuité de son regard bourdonne fort. Plusieurs diront que Sofia Aouine nécrit pas bien. Peut-être. Par contre, Sofia Aouine écrit vrai. Et, pour moi, la vérité des mots, leur poids, lemporteront toujours sur leur beauté.Un (premier) roman épidermique d’une beauté indicible.Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine, La Martinière, 208 pages, 2019.