"La vie était dangereuse, et rien ne pouvait changer cela, ni les robes à la mode ni les comptes en banque. La base de l'existence, c'était le courage".

Après un western épique et avant un western classique, voici encore un exemple qui montre la diversité de ce genre considéré, et souvent à raison, comme assez stéréotypé. Direction le Texas, pour l'histoire d'une relation improbable entre un vieil homme blasé et une petite fille privée de repères, réunis pour un voyage dangereux et au but incertain. "Des nouvelles du monde", premier livre de Paulette Jiles à être publié en français (en poche chez Folio ; traduction de Jean Esch), est le récit d'un voyage qu'on peut qualifier d'initiatique, même si les personnages qui vont l'accomplir ne sont pas préparés, ni même volontaires pour cela. Plaidoyer pour la tolérance et contre les extrémistes de tout poil, c'est aussi un roman qui propose, c'est un point de vue personnel, une étonnante et critique allégorie des réseaux sociaux...

A plus de 70 ans, le capitaine Kyle Kidd a une vie bien rempli. Ayant connu l'épreuve du feu dès l'adolescence, il est par la suite devenu imprimeur. Mais la Guerre de Sécession a eu raison de son entreprise et, une fois la paix revenue, il n'avait plus ni l'envie ni les moyens de relancer cette activité qui lui tenait pourtant à coeur.
Alors, il a trouvé une nouvelle manière de diffuser les informations au public. Délaissant l'écrit, il est revenu à la tradition orale, bien ancrée dans les cultures européennes ou africaines, mais assez nouvelle dans le pays neuf qu'est encore l'Amérique. Il parcourt donc le Texas avec son chariot et s'arrête dans de petites villes ou, contre quelques cents, il lit des articles de presse qu'il a sélectionnés.
Fin février 1870, il arrive à Wichita Falls, dans le nord de l'Etat. Comme d'habitude, il a punaisé les affiches annonçant sa prestation, enfilé son costume tel un acteur avant une représentation, mis ses articles dans un carton à dessin étanche et, de sa plus belle voix, il a lu au public venu l'écouter des articles issus de différents journaux et invité les spectateurs à un voyage immobile.
Mais, depuis peu, cette activité commence à l'ennuyer. Pas parce qu'il fatigue, prend de l'âge ou que c'est trop répétitif, mais parce que, de plus en plus souvent, ses séances de lecture sont interrompues par des commentaires déplacés... Il faut dire que la situation politique est très tendue. D'abord, parce que le Quinzième amendement, qui autorise le vote des Noirs, vient d'être voté.
Et puis, parce que le Texas lui-même est au coeur d'une lutte acharnée pour le pouvoir entre les partisans du gouverneur Davis et ceux de son opposant, Hamilton. Tous deux Républicains, et tous deux considérés par le capitaine Kyle Kidd comme des escrocs et des menteurs. Cette bataille électorale ne le concerne pas, mais pollue ses interventions.
Le vieil homme commence donc à se dire que l'heure de prendre sa retraite arrive. C'est alors qu'à la sortie de la séance de Wichita Falls, il est interpellé par Britt Johnson. Le capitaine connaît cet homme, un noir affranchi qui exerce la profession de transporteur. Il était présent à la séance de lecture et a vu Kyle Kidd rembarrer ceux qui s'offusquent du droit de vote accorde aux Noirs.
Britt demande à Kidd s'il peut l'aider. Dans le chariot du transporteur, se trouve une fillette, une dizaine d'années tout au plus. Une enfant vêtue comme une indienne, mais la couleur claire de ses yeux, dénués d'expression, semble dire qu'elle n'est pas d'origine indienne... Britt a été mandaté pour l'emmener à Castroville, près de San Antonio, donc dans le sud du Texas, à l'opposé de Wichita Falls.
Elle s'appelle Johanna, enfin, c'est le prénom que ses parents, venus d'Allemagne, lui avaient donné à sa naissance. Mais, en chemin, le convoi qui transportait la famille a été attaqué par des indiens Kiowas. Elle seule a survécu, élevée par ces Indiens selon leurs coutumes, leurs valeurs, leur langue, aussi, jusqu'à ce qu'elle oublie complètement son éducation première.
Mais, récemment, les Kiowas l'ont rendue aux Américains, comprenant que sa présence parmi eux était un problème : la tribu était sans cesse harcelée par des soldats voulant récupérer l'enfant et les chefs ont jugé que ce jeu dangereux n'en valait pas la chandelle. Johanna est donc de retour parmi les Blancs, et Britt doit l'emmener chez un oncle et une tante où elle reprendra le cours de sa vie...
Oui, mais voilà, Johanna n'existe plus : la petite fille ne parle plus que la langue des Kiowas, elle s'appelle Cigale et ses parents sont Kiowas. Et elle veut les retrouver. Au point d'avoir déjà essayé plusieurs fois de fausser compagnie à Britt, qui ne s'en sort pas... Le transporteur propose alors au capitaine de prendre en charge la fillette, contre rémunération, et de se charger de l'emmener.
Kyle Kidd accepte, sachant que l'affaire ne sera pas de tout repos. En particulier parce que la première partie du trajet va se faire le long de la Red River, frontière naturelle avec les territoires indiens... Il y a donc un double risque : celui d'une nouvelle fuite de Johanna, ou d'une éventuelle attaque, contre laquelle il ne pourra pas faire grand-chose.
Et pourtant, après s'être organisé en conséquence, le capitaine Kyle Kidd met le cap plein sud, en espérant profiter de ce long voyage pour nouer une relation avec Johanna. Ce qui s'annonce d'emblée compliqué, puisque les deux voyageurs ne parlent pas la même langue, ne vivent pas du tout de la même manière, n'ont vraiment pas grand-chose en commun...
La suite, vous l'imaginez bien, va rapprocher ces deux êtres en rupture, seuls et sans véritable attache, désormais. Mais le processus est long, complexe, et va aussi passer par les nombreuses embûches qu'ils vont devoir affronter tout au long de cette traversée du Texas, et toutes ne sont pas liées aux Indiens, loin de là...
Je ne connaissais pas du tout Paulette Jiles, et pour cause, à 75 ans, la voilà publiée en France pour la première fois ! Et pourtant, cela fait 45 ans que cette romancière, mais aussi poétesse et mémorialiste, est publiée aux Etats-Unis... Il aura fallu un bon moment pour que ses écrits attirent donc l'attention des éditeurs français (en l'occurrence, les éditions de la Table Ronde pour le grand format).
Sans doute cette histoire a-t-elle connu un succès particulier, sans doute a-t-elle semblé plus universelle que les précédents écrits de Paulette Jiles, et on peut désormais découvrir ce roman très touchant, reposant sur des thèmes assez classiques, mais placés dans un contexte bien particulier, qui lui offre une dimension autre.
Des rencontres entre un vieil homme et une petite fille, le premier solitaire et taiseux, la seconde exubérante et envahissante, on a déjà vu ça. Oui, mais là, le vieil homme est un peu plus qu'un grand-père et la fillette n'est pas seulement exubérante, elle est en colère, perdue, meurtrie... Et le Texas en 1870 n'est pas un territoire calme et bucolique. Enfin, si, un peu, mais on y croise aussi des hommes mal intentionnés et des bigotes...
En lisant "Des nouvelles du monde", j'ai repensé au roman de François Garde, "Ce qu'il advint du sauvage blanc", lu également en Folio. Le contexte entre les deux livres est très différent, d'un côté le Texas, de l'autre l'Océanie, les circonstances également, l'attaque d'un convoi de colons et le naufrage d'un navire de commerce...
Pourtant, un élément central rapproche ces deux romans : qu'il s'agisse de Johanna ou de Narcisse, ils ont complètement oublié leurs racines, leur langue maternelle, leur éducation, leur culture, parce qu'un événement les a obligés à vivre au milieu d'un autre peuple que le leur. Pour Narcisse, cela avait duré 17 ans, pour Johanna, quatre années auront suffi pour remodeler complètement l'enfant.
Les deux livres posent donc une problématique très proche, puisque dans les deux cas, l'idée est de ramener cet être vers "les siens", je mets des guillemets, car pour le mousse naufragé comme pour la fillette adoptée, les siens, désormais, ce sont les peuples au milieu desquels ils ont grandi, l'avant, le passé, lui, a été comme effacé. Comme un palimpseste vivant...
Laissons François Garde et revenons spécifiquement à Paulette Jiles. Et l'on est frappé, comme les personnages, par cette réinitialisation complète. Entendons-nous bien, ce qui est surprenant, ce n'est pas que la jeune fille ait adopté les us et coutumes des Kiowas, elle vivait parmi eux. Mais qu'elle ait totalement oublié ses origines...
A notre époque moderne, il semble difficile d'imaginer des cas semblables, mais il y a quelque chose de fascinant qui mériterait certainement d'être étudié en profondeur, et pas uniquement sur le plan psychologique, mais sur le plan cérébral, car je parlais de réinitialisation, terme anachronique, mais qui évoque un disque dur qu'on reformate, et c'est l'impression que ça donne...
A la nécessaire prise de contact entre le capitaine et la jeune fille, il va donc aussi falloir trouver comment abolir cette autre barrière, qui n'est pas seulement celle de la langue. Il faut aller contre la volonté de l'enfant, farouchement ancrée dans la certitude qu'elle est une Kiowa, que sa vie est parmi les Kiowas, qu'elle est prisonnière et qu'elle doit s'enfuir pour retrouver les siens...
Pas simple, pour le capitaine, qui est père, qui a élevé des filles, mais il y a longtemps, maintenant. Il doit retrouver sa fibre paternelle, émoussée par le temps, et pas uniquement par lui, pour gagner la confiance de Johanna et lui faire accepter l'idée de ce voyage. Le reste, ce ne sera pas son problème, à l'oncle et à la tante de réinculquer à cette petite fille ses racines originelles.
Ce processus, c'est l'un des fils conducteurs du livre, évidemment, je vais donc vous laisser découvrir les étapes de cette relation pleine de méfiance, de doute et d'animosité, du moins d'un côté. L'autre fil conducteur, c'est ce voyage compliqué, en terrain hostile, qui débute sous un déluge qui n'arrange rien, à la merci des Indiens, avant de se diriger vers un territoire pas moins dangereux où les attendent d'autres adversaires...
Ce trajet permet aussi à Kyle Kidd d'observer les réactions à la présence de Johanna et à son histoire. Et la violence à laquelle elle doit faire face, puisque blanche elle est, blanche elle doit paraître, et peu importe ce qu'elle pense, on la vêtira comme une poupée, on lui imposera des règles strictes, on reniera son libre arbitre et sa culture acquise.
Aussi, le solitaire capitaine Kyle Kidd va-t-il se prendre de sympathie pour cette fillette plus effrayée que méchante, plus malheureuse qu'incontrôlable, plus perdue que mauvaise... Il ne la voit surtout pas comme tant d'autres le font, comme une sauvage et, de sa volonté initiale de faire le trajet au plus vite sans trop chercher à s'occuper de Johanna, il va se rapprocher.
Il y a vraiment quelque chose de touchant dans cette improbable relation, lancée sous de mauvais auspices, avec deux personnages qui n'ont pas seulement rien en commun, mais qui ne peuvent même pas communiquer. Et pourtant, tout va se mettre en place au gré des événements, la fillette finissant par faire confiance à son compagnon, tandis que le vieil homme va ressentir une certaine admiration.
J'emploie ce mot fort, et je ne pense pas qu'il soit inopportun ou à côté de la plaque. Une des valeurs enseignées par les Kiowas dès l'enfance, et on la retrouve dans la citation en titre de ce billet, c'est le courage, quelles que soient les circonstances. Et l'on va voir que cette notion a été fort bien assimilée par Johanna qui, malgré son jeune âge et le contexte défavorable, va en faire preuve avec application.
Cela donne quelques scènes d'action, dans différents registres, mais aussi quelques scènes spectaculaires et assez marrantes, malgré la violence ambiante. Sur ces instants particuliers, va se fonder véritablement la complicité entre l'ancien imprimeur et la gamine, qui ne va cesser de le surprendre.
Reste une interrogation quant au dénouement de cette histoire : peut-on imaginer que le capitaine remplira simplement la mission pour laquelle il a été payé, qu'il déposera Johanna et repartira façon "poor lonesome cowboy" dans le soleil couchant ? Difficile à croire tant l'un comme l'autre semble vouloir être marqué par cette rencontre.
J'ai parlé de voyage initiatique, l'expression est un peu utilisée à toutes les sauces, mais ici, ce n'est pas ordinaire, étant donnée la situation des deux protagonistes : le vieil homme n'en est plus vraiment à un stade de sa vie où il peut encore mûrir ; la fillette a besoin de bien plus que cela, des repères fermes et un choix de vie qui n'est pas seulement une initiation...
Et pourquoi pas, après tout ? Pourquoi ces deux êtres arrivés à un moment charnière de leur existence bien malgré eux, ne pourraient-ils pas, à travers cette rencontre imprévu et mal embarquée, entamer un nouveau chapitre et envisager la vie, le monde, d'un oeil nouveau ? Et ce lien, d'abord ténu, pour ne pas dire inexistant, va-t-il se renforcer ?
Réponses dans le livre de Paulette Jiles, car c'est avec un tout autre aspect de ce roman que nous allons terminer ce billet. Un point de vue tout à fait personnel, mais qui m'a frappé au cours de la lecture : la manière dont la romancière semble évoquer nos bons vieux réseaux sociaux, dans une allégorie acerbe et ironique.
Je m'explique : Kyle Kidd lit donc des articles de presse dans des salles publiques, à destination de populations qui n'ont pas accès, pour diverses raisons, à l'information. Il y a ce qu'on appelle l'actualité chaude, même si on imagine que la circulation des nouvelles n'est pas aussi rapide que de nos jours, et puis une partie plus magazine, appelons-cela ainsi.
Or, lorsque le roman commence, la part réservée à l'actualité brûlante, aux informations politiques concernant chaque citoyen américain, s'est réduite comme peau de chagrin. Kyle Kidd en a assez des réactions que cela engendre, partisanes, fanatiques, indépendantes du fond de ce qu'il raconte, mais toujours sujettes à de vifs échanges, voire à des bagarres.
C'est bien simple, on croirait les réactions de lecteur au bas des articles des sites de presse sur internet et les échanges stériles qui se multiplient sur Facebook. Agacé par tout cela, Kyle Kidd a donc changé son fusil d'épaule et sélectionne des articles différents, sans lien avec le Texas ou l'Amérique, des histoires exotiques, pleines d'aventures et de pays lointains, inconnus, même.
Et, s'il offre une part de rêve à une partie de son auditorat, les autres, ceux qui viennent pour en découvre, affirmer la supériorité de leurs idées sur celles des autres en tout lieu et en toute circonstance, n'y prêteront pas attention et trouveront toujours prétexte à interrompre la séance. Eh oui, des trolls, ils sont là, déjà !
Bon, c'est une impression de lecteur, je ne suis pas certain que ce soit tout à fait l'objectif de Paulette Jiles, mais cela me semble assez pertinent. D'autant que c'est à chaque étape pareil, et même de pire en pire au fur et à mesure où le chariot et ses occupants s'enfoncent vers le sud du Texas... Dans cette Amérique rurale, conservatrice, sous tension, et finalement assez proche de la version actuelle.
Allez, finissons-en là, chacun verra, s'il lit "Des nouvelles du monde" ("News of the world", en VO, ce qui est assez amusant aussi quand on se souvient que c'était le titre d'un des pires tabloïds de l'empire Murdoch...) s'il partage cette impression ou non. Et je vous laisse tout de même sur une information découverte en préparant ce billet.
Selon le site Actualitté, un projet d'adaptation du roman de Paulette Jiles serait en cours à Hollywood, avec à sa tête, un duo prometteur : le réalisateur Paul Greengrass et l'acteur-producteur Tom Hanks, qui ont déjà travaillé ensemble pour "Capitaine Philips"... Et l'idée de voir Tom Hanks endosser le costume d'un autre capitaine, Kyle Kidd, cette fois, est effectivement assez séduisante...