"Quoi qu'il en soit, on en revient toujours au point central, cet homme est un tueur, il doit tuer. Un comédien doit jouer la comédie".

Ces dernières années, une volonté que je qualifierais de patrimoniale est apparue dans l'édition. Autrement dit, on réédite ou on retraduit ou les deux à la fois des romans anciens, souvent épuisés ou oubliés. En imaginaire ou en polar, nombreuses sont les maisons d'éditions à faire une place dans leur catalogue à ces nouveautés qui n'en sont pas tout à fait. En voici un bel exemple, paru chez Rivages, avec "Un homme dans la brume", de Dorothy B. Hughes (nouvelle traduction de Simon Baril). Un pur roman noir dans la grande tradition du "hard boiled", paru à l'origine en 1947, du moins en apparence. Car, lorsqu'on se plonge dans cette histoire, qui préfigure les romans de serial killers, on se rend compte que la romancière s'est emparé des codes du roman noir pour mieux les détourner et en proposer une vision sensiblement différente, en particulier parce qu'elle renverse les notions de genres (au sens du sexe des personnages), très codifiées dans ce genre (au sens littéraire... Vous êtes encore là ?).
Un soir à Santa Monica, un homme se tient face à l'océan, alors que le brouillard commence à monter. Il semble s'enivrer des sensations que procurent l'air marin et la vue de cette étendue d'eau qui paraît sans limité. Une impression de liberté que semble rechercher l'individu, arrivé là presque par hasard, après être simplement monté dans un bus.
Justement un autre bus de la même ligne arrive à ce moment-là et en descend une jeune femme, sans doute une employée qui vient de quitter son bureau et rentre chez elle. L'homme attend que le bus reparte et commence à suivre la femme alors que la brume devient de plus en plus dense...
Mais soudain, des voitures passent, et l'homme change d'avis. Il monte dans le premier bus qui arrive, sans même savoir quelle direction il prend. Finalement, il échoue dans un bar assez chic où un éclat de voix va provoquer une association d'idée. Il a entendu un mot, quelque chose comme "Brub", or un Brub, il en connaît un, et il habite justement Santa Monica.
Il appelle cet ami depuis la cabine téléphonique du bar et, peu après ces retrouvailles à distance, il arrive chez Brub Nicolai, une belle maison où ce dernier vit avec Sylvia, son épouse. La conversation s'engage autour d'un verre et l'on comprend que Brub et l'homme sorti du brouillard se connaissent depuis quelques années.
L'homme s'appelle Dix Steele et, comme Brub, il a fait la guerre dans l'Armée de l'Air. Ils ont été stationnés en Europe et sont devenus amis. Mais, depuis qu'il a quitté l'uniforme, Dix Steele peine à retrouver le cours normal de son existence, d'où ces errances nocturnes au cours desquelles il essaye de retrouver les sensations qu'il avait lorsqu'il volait.
Au contraire, Brub semble avoir juste refermé la parenthèse et avoir retrouvé ses marques dès son retour en Californie. Cette maison, une ravissante épouse, un métier... Ah oui, un métier... Dix tique en entendant que son ami a troqué un uniforme pour un autre, de l'Armée de l'Air à la police. En fait, il ne porte plus d'uniforme, Brub est un jeune et prometteur inspecteur de la police de Los Angeles.
Ces derniers temps, Brub et tous ses collègues doivent faire des journées à rallonge, car la police de Los Angeles traque un tueur. Un homme qui étrangle des femmes et leur dame le pion depuis trop longtemps. Tous les moyens à disposition sont déployés pour essayer de coincer cet assassin insaisissable qui semble les narguer à chaque nouveau crime...
Dix passe un moment avec ses amis, puis repart marcher dans la nuit et le brouillard avant de rentrer chez lui. Dans une résidence où vit aussi une actrice, enfin, un de ces jeunes femmes qui vient à Los Angeles en rêvant de le devenir. Elle s'appelle Laurel Gray et bientôt, l'esprit de Dix ne parvient plus à se détacher de l'image de ces deux femmes : Sylvia et Laurel...
Comme souvent, j'ai essayé d'être le plus fidèle au début du roman, mais c'est très imparfait. Il manque une foule de détails, certains pour ne pas surcharger ce résumé, d'autres parce qu'ils servent directement l'intrigue. Mais, grosso modo, voilà donc le sujet d' "Un homme dans la brume", dont l'histoire repose en grande partie sur l'ambiguïté qui entoure le personnage de Dix Steele.
Dès les premières lignes, avec cette scène inquiétante le long de la plage de Santa Monica, on s'interroge : qui est donc cet homme ? Que fait-il là, alors qu'il n'a manifestement rien à y faire ? Pourquoi suit-il cette femme ? Autant de petits trucs qui prennent soudain une autre dimension quand on découvre que Los Angeles est le terrain de chasse d'un tueur, qu'on ne dit pas encore "en série".
Alors, Dix est-il cet assassin que tout le monde recherche, à commencer par Brub Nicolai ? C'est évidemment l'un des enjeux du roman. Dorothy B. Hughes alimente ces interrogations en distillant petit à petit des informations sur cet homme étrange. Le lecteur, qui se sent suspicieux depuis cette impressionnante scène d'ouverture, a tendance à y voir de nouveaux indices.
Des indices qui manquent justement à la police, car le tueur se montre fort habile pour ne laisser aucune trace sur les lieux de ses crimes... Mais, cette impression première que l'on nourrit d'entrée pour Dix, alors qu'on ne sait même pas encore son nom, alors qu'on ne sait même pas encore qu'un tueur est recherché, tout cela suffit-il à faire de Dix cet assassin ?
A ce propos, petite parenthèse. Comme souvent, lorsqu'un roman connaît un beau succès, Hollywood s'en approche et s'en empare. "Un homme dans la brume" est donc devenu un film, réalisé par Nicholas Ray, avec Humphrey Bogart dans le rôle de Dix Steele, un rôle quasiment à contre-emploi pour l'acteur.
Mais, attention, si le film porte le même titre que le roman, "In a lonely place" (en français, le titre du film deviendra "le Violent"), les deux histoires diffèrent sensiblement. A commencer par la manière dont les scénaristes ont exploité la fameuse ambiguïté du personnage de Dix Steele, qui n'aboutit pas au même dénouement que dans le roman de Dorothy B. Hughes (ouf, je n'ai rien trahi !).
Parenthèse cinématographique, revenons au roman, ou plus exactement à la romancière. Dorothy B. Hugues est née en 1904 et sa carrière de romancière est curieusement courte, alors qu'elle a vécu près de 90 ans. En effet, sa bibliographie compte moins d'une quinzaine de titres, la plupart publiés entre 1940 et 1952, en plein âge d'or du roman noir.
Elle a surtout fait carrière comme critique, pendant près de 40 années dans différents journaux américains. Une critique spécialisée, eh oui, forcément, dans le roman policier. Il n'empêche que "Un homme dans la brume" reste encore aujourd'hui considéré comme un classique du roman noir, mais pas uniquement.
Nouvelle digression, mille excuses ! "In a lonely place" a été publié en France dès le début des années 1950, avant d'être réédité dans cette même traduction à la fin des années 1970. Comme souvent avec les traductions de cette époque, et particulièrement celles des romans noirs ou policier (cf les premières années de la Série Noire, par exemple), sont loin d'être parfaites.
Cette version, parue au printemps, bénéficie donc d'une nouvelle traduction qui se présente comme plus fidèle et respectueuse de la version originale. Je vais être franc, je suis parfaitement incompétent pour juger de la qualité d'une traduction, je ne vais donc pas vous dire si c'est bien, mieux, ou autre (rayez les mentions inutiles), mais juste parler du roman.
Mais c'est bien son statut de roman devenu un classique qui explique certainement le choix des éditions Rivages, un de nos labels noirs les plus fameux et reconnus, de proposer cette nouvelle édition dans une nouvelle traduction. Et l'un des aspects très importants d' "Un homme dans la brume", outre son atmosphère très inquiétante, c'est sa manière de réinterpréter les codes du noir.
Comme pour "Les Furies", évoqué récemment sur ce blog, je ne vais pas paraphraser dans ce billet la postface du livre de Dorothy B. Hughes. On la doit à une autre romancière spécialisée dans ce que les anglo-saxons appellent le "mystery", Megan Abbott, qui revendique avoir été énormément influencée par l'âge d'or du roman et du cinéma noirs.
Il est pourtant difficile de passer à côté de ce que Megan Abbott souligne avec une grande justesse dans sa postface. Si Dorothy B. Hughes s'intègrent parfaitement dans le contexte du roman noir, si elle accepte les règles très codifiées de ce genre, elle va pourtant s'en emparer pour les renverser, littéralement. Pour y inverser les rôles.
Le schéma classique du roman noir, c'est le détective blasé qui enquête sur une affaire qui le dépasse, touchant à des enjeux énormes et impliquant des personnalités puissantes et influentes. Au cours de son enquête, il tombe sur une femme qui va chambouler son esprit, lui faire un peu perdre le fil, de son enquête, mais aussi de sa vie, et pas toujours avec les meilleures intentions. La femme fatale...
Or, dans "Un homme dans la brume", on retrouve un schéma assez proche, mais ce sont les femmes qui mènent l'enquête, en parallèle de l'enquête officielle qui piétine. Parce qu'elles ont croisé un homme et qu'elles le soupçonne. Eh oui, Dorothy B. Hughes a inventé... l'homme fatal. Et le fait de voir Humphrey Bogart incarner ce personnage à l'écran, même dans une histoire retouchée, est plein d'ironie.
Les personnages de Sylvia et de Laurel ne sont pas des manipulatrices, comme l'archétype de la femme fatale, ou des victimes. Ce sont des femmes fortes et courageuses. Il est évidemment difficile de parler de cet aspect sans trop en dire de l'intrigue, d'autant que cela ne se déroule pas tout à fait comme on pourrait l'imaginer.
La construction narrative d' "Un homme dans la brume" est fascinante. Dès ses premières lignes, comme si l'on suivait un inconnu évoluant dans la brume comme un poisson dans l'eau, le climat, la tonalité générale sont plantés. Et le brouillard, c'est aussi ce qui entoure le lecteur un moment, le laissant incapable de savoir si Dix est ou n'est pas un assassin.
La manière dont Dorothy B. Hughes mène sont histoire, le point de vue adopté, les événements qui se produisent et ce qu'ils entraînent, tout cela est réglé au millimètre pour que le lecteur ne cesse de se poser des questions et veuille avancer pour découvrir le fin mot de cette histoire. C'est une sorte d'entonnoir, partant de l'extrémité la plus étroite, pour remonter vers la plus large.
Quant à l'atmosphère, je l'ai évoquée plusieurs fois, elle est prenante, inquiétante d'un bout à l'autre, elle s'appuie sur les doutes que la romancière à mis dans le crâne du lecteur, mais aussi sur le comportement lunatique de Dix Steele. Car il faut bien dire que la personnalité pour le moins tourmentée de cet homme est l'un des moteurs du roman.
A travers Dix Steele, Dorothy B. Hughes utilise un aspect assez original dans les années 1940, qui sera beaucoup plus utilisé par la suite : le retour d'un soldat à la vie civile après la guerre. On connaît Rambo, dont le retour au pays se passe particulièrement mal, mais le contexte post-Vietnam est différent de celui de l'après IIe Guerre mondiale.
Et pourtant, Dix se sent perdu, abandonné, peut-être même rejeté. Il peine clairement à trouver sa place, à reprendre le cours d'une vie normale. Il est tout le contraire de son ami Brub : celui-ci a un emploi fixe, une épouse, une maison... L'image idéale de l'Américain typique, bien dans sa peau et sûr de lui...
Dix, lui, est seul et conserve une terrible nostalgie de l'air... On comprend très tôt qu'il ne s'est jamais senti aussi bien qu'aux commandes de son avion, alors que les vols qu'il a effectués ne devaient pourtant pas être très sereins... En l'air, Dix se sentait libre, revenu à terre, il est comme prisonnier, comme écrasé par la pesanteur...
Ces errances nocturnes, dont le lecteur est témoin lors de la scène d'ouverture, sont le seul moyen que Dix a trouvé pour essayer de retrouver ces sensations de bien-être qu'il a perdues lorsqu'il s'est retrouvé cloué au sol une fois démobilisé, livré à lui-même après avoir été pris en charge et cadré par l'institution militaire...
Comme on ne parlait pas encore, à la fin des années 1940, de tueur en série, on ne parlait pas non plus de syndrome post-traumatique, et pourtant, Dix Steele pourrait correspondre à ce diagnostic, un soldat tellement marqué par ce qu'il a vu, ce qu'il a fait à la guerre, qu'il ne parvient pas à s'en remettre. A moins qu'il y ait autre chose, qu'il faudrait découvrir...
Si les personnages féminins de ce roman sont à mettre en avant pour leurs prises d'initiatives et leur intuition, Dix Steele, personnage central du livre, est d'une belle complexité, quasiment double, entre l'image qu'il renvoie aux autres et ce que le lecteur découvre de lui dès qu'il se retrouve seul. Un menteur, c'est une certitude, mais cela suffit-il pour faire de lui un meurtrier ?