Martin Brand est un jeune chef d'entreprise plein d'ambition, une sorte de start-upper pour reprendre un vocable très à la mode, le pur produit d'une école de commerce qui imagine déjà tout le profit qu'il va pouvoir tirer d'un investissement avisé grâce à un "business plan" impeccable et une stratégie commerciale audacieuse.
Bon, dit plus clairement, il est sûr d'avoir trouvé un créneau super original qui va faire un carton en très peu de temps, porté par le buzz, et aussi un parfum de scandale bienvenu... Ainsi a-t-il ouvert rue de Nemours, dans le 11e arrondissement de Paris, le XDoll, le premier établissement d'une nouvelle génération de bordels ouvert en France.
Au XDoll, on ne met pas à la disposition des clients des êtres humains, mais des poupées. Pas les banales poupées gonflables, non, des poupées ayant l'apparence la plus proche possible d'un être humain. Visuellement, mais aussi au toucher, grâce au silicone, une matière bien plus agréable que le vulgaire caoutchouc...
Mais, si Brand est un hommes d'affaires, il n'est pas un maquereau. Aucune étude de marché, aucune courbe prévisionnelle, aucun savoir théorique ne l'a préparé à devenir tenancier de maison close... Et surtout, à gérer une clientèle sensiblement différente de celles des commerces plus... traditionnels... Tout cela lui met les nerfs à vif...
Cerise sur le gâteau, ce client qui lui a laissé une de ses poupées dans un état ! Un vrai massacre ! C'est un fou furieux, ce mec-là, même s'il vaut mieux qu'il ait fait ça à une sex doll qu'à un être de chair et de sang, mais quand même... Il va lui falloir faire disparaître tout ça, et il ne parle même pas de ce que ça va lui coûter !
En partant, outre une poupée dans un état irrécupérable, le client cinglé a laissé derrière lui ce qui semble être un numéro de téléphone. Lorsque Brand compose le numéro, il tombe sur une femme à qui il ne sait pas quoi dire, jusqu'à ce qu'elle lui apprenne qu'elle est de la police. Affolé, Brand raccroche aussitôt...
La police, il y a un contacte de confiance, à la brigade de répression du proxénétisme, son interlocuteur naturel, en quelque sorte. Un capitaine, Albert Fréguin, un flic à l'ancienne, comme on en fait plus. On le croirait sorti d'un film noir, et peut-être même pas en couleurs, avec le surnom qui va bien : l'Elégant. Et lui, il saura quoi faire.
Ce même vendredi soir, la commissaire Edwige Marion est encore à son bureau. Elle dirige L'Office, ou de son appellation complète, l'Office de répression des violences aux personnes. Les dossiers s'accumulent autour d'elle, difficile de savoir par où commencer. Il va lui falloir se concentrer, et ce n'est pas ce bizarre appel téléphonique qui va l'aider.
Bah, le gêneur lui a élégamment raccroché au nez sans rien lui dire d'intéressant, elle peut donc se replonger dans la paperasse. Mais le téléphone sonne encore, et cette fois, c'est du sérieux. La nouvelle qu'elle redoutait. Doublement. On lui annonce qu'un meurtre a été commis, assorti d'un message adressé à quelqu'un que connaît la commissaire Marion...
C'est en effet le mode opératoire d'un tueur en série qui a déjà frappé plusieurs fois dans Paris, avec un mode opératoire très particulier, qui abandonne ses victimes à des endroits fort évocateurs et qui joue avec les nerfs de la commissaire en lui envoyant des messages par le biais de proches. Et cette fois, c'est quelqu'un de très proche... De trop proche...
Il devient urgent de trouver une piste pour mettre ce tueur hors d'état de nuire. La commissaire Marion compte sur l'aide et l'analyse d'Alix de Clavery, une psycho-criminologue. Retrouvailles sur une scène de crime sordide, on a trouvé mieux pour commencer le weekend... Mais Edwige Marion n'est pas au bout de ses surprises, car peu après, Alix de Clavery s'évapore mystérieusement...
Pas facile de respecter la construction du début de ce roman, très éclatée, pas facile non plus de donner des explications, mais pas trop de détails, de choisir ce qu'il faut mettre en avant et ce qu'il faut vous laisser découvrir. Mais l'essentiel est là, où presque, pour le reste, c'est à vous de jouer, enfin à vous de lire.
Evacuons tout de suite une question, disons, pratique : "Sex Doll" est loin d'être la première enquête mettant en scène la commissaire Edwige Marion, que dans le roman on appelle d'ailleurs le plus souvent Marion. C'est même une série déjà conséquente, près d'une quinzaine de titres, ce qui peut poser quelques petits soucis au lecteur qui entre dans la série par ce tome.
Ces problèmes ne concernent pas, comme souvent, l'intrigue centrale, qui est indépendante et compréhensible sans nécessité de tout connaître de la série, mais plutôt ce qui entoure tout ça. Autrement dit, les liens entre les personnages, leurs relations et leur passé, qui ne va pas être répété, et c'est heureux, à chaque tome.
Pour prendre l'exemple de "Sex Doll", la relation entre Edwige Marion et sa fille, Nina. On comprend les choses, on n'est pas complètement largué, bien sûr, mais il manque des éléments implicites, qui seraient compréhensibles naturellement si on avait lu les précédents tomes. Je sais qu'il y a des lecteurs qui sont très sensibles à ces aspects, qu'ils commencent donc la série par le début !
Refermons la parenthèse, et intéressons-nous à ce polar dont le point de départ n'est pas banal : des poupées dédiées au sexe... Nous avions sur ce blog croisé ce genre de poupées, dans "Les corps inutiles", de Delphine Bertholon, où l'usage de ces poupées grandeur nature censés remplacer des êtres humains n'était tout de même pas aussi explicite que dans "Sex Doll".
Ici, il ne s'agit pas de combler des solitudes, mais bel et bien d'une branche nouvelle d'un marché toujours florissant, celui du sexe. Danielle Thiéry n'invente rien, des établissements de ce genre ont ouvert à Paris et au Mans, connaissant des fortunes diverses, d'ailleurs. Autant dire que ce qui arrive à Martin Brand ressemble pas mal à ce qui se passe en réalité : c'est un secteur compliqué !
Reconnaissons tout de même que ce lieu, dans lequel on entre en même temps que dans le roman, puisque les premières scènes s'y déroulent, est surtout un point de départ à cette étrange histoire, qui semble partir dans plusieurs directions différentes. Il va falloir comprendre comment tout ce qui se produit ce vendredi-là peut s'agencer...
C'est Edwige Marion elle-même qui va devoir faire le tri dans tout ça, ou plus exactement y mettre de l'ordre, car elle se retrouve face à plusieurs lièvres, certains appartenant à sa vie professionnelle, d'autres à sa vie personnelle, sans oublier des passerelles qui relient ces deux mondes qu'on imagine en temps normal assez séparés.
On l'a dit : dans le mode opératoire du tueur en série, il y a un élément qui vise depuis le début à provoquer le commissaire Edwige Marion. Des messages laissés à des proches, des connaissances de la commissaire. Sans doute une manière de montrer sa toute-puissance, sa capacité à s'approcher de ces gens, à qui il aurait pu faire on ne sait quoi...
Lorsque pour la première fois, ce sinistre vendredi, c'est sa fille qui est la récipiendaire du message fatidique, sorte de revendication, la commissaire comprend qu'il y a urgence et que tout cela devient trop menaçant. Sans compter les corps de ces femmes que le tueur laisse derrière lui... Et qu'il a mutilées, mais pas uniquement. Comme s'il avait voulu remplacer ce qu'il avait retiré...
Il y a donc un tueur très dangereux dans la nature, qui se moque de la police, la nargue à chacun de ses crimes, et pourrait s'en prendre aux proches de la commissaire... Mais cela comprend-il Alix de Clavery ? Ou bien a-t-elle disparu pour d'autres raisons, impliquant d'autres personnes ? Cela ouvre un second front à un moment bien peu propice...
Il y aurait bien des choses à dire, en particulier sur les premières apparitions d'Alix dans "Sex Doll", car il faut reconnaître qu'on s'interroge aussitôt, et que ces questions vont forcément durer un moment... C'est le jeu du polar, mon brave lecteur ! En ce qui me concerne, c'est un aspect du roman qui m'a laissé un peu dubitatif. Ca m'a paru un peu tiré par les cheveux et pas forcément utile...
"Sex Doll" est un roman où il est question de beauté, d'une beauté parfaite, jusqu'à l'artifice, jusqu'à la folie... Il y a quelque chose de très étrange, mais aussi de très inquiétant dans le contexte du livre. A commencer par ces poupées, je ne me place pas sur un plan moral, attention, mais parce que cela a quelque chose de glauque, de triste... De pathétique.
Il y a une course, et "Sex Doll" n'est pas le seul roman à aborder ces questions, c'est aussi un sujet de science-fiction, souvent en lien avec les questionnements autour des intelligences artificielles, pour parvenir à créer des représentations les plus fidèles possibles de l'être humain. Et comme souvent, cela se fait en appliquant des canons très précis, qui sont paradoxalement bien peu réalistes...
Mais cette quête de perfection, ici, va encore au-delà de ça. Comme une quête impossible, une inaccessible étoile, l'ultime accomplissement d'un esprit totalement dérangé, une sorte de savant fou qui aurait débarqué dans "la vraie vie" (oui, je sais, c'est un roman, mais on est dans une littérature réaliste), avec une ambition qu'il va falloir comprendre pour mieux l'arrêter...
Cette quête, cette folie, qui devient meurtrière, fait là encore écho à des tendances que Danielle Thiéry n'invente pas. Nous vivons dans une société de l'apparence qui recherche aussi sans cesse cette hypothétique perfection. Instagram ou certaines chaînes Youtube vont dans ce sens, la télé-réalité aussi, avec des émissions de chirurgie esthétique, aux Etats-Unis...
Être beau, même pas parfait, simplement beau, devient un objectif, presque une raison de vivre, un atout social, une ligne de plus sur un CV, une qualité humaine supérieure à la plupart des autres. Un fonds de commerce, aussi. Eh oui, c'est rentable, d'être beau, très probablement plus que de louer pour quelques instants fugaces de plaisir des poupées grandeur nature...
Pourtant, derrière le parcours sanglant du tueur que poursuit la commissaire Edwige Marion, il y a certainement autre chose. Peut-être même quelque chose de pire, de plus inavouable, de plus immoral... De plus effrayant, aussi... Oui, la beauté, la perfection sont les enjeux de "Sex Doll", mais pas du tout là où on s'y attend.
Un dernier mot sur Paris, décor de ce livre, mais décor choisi. Les lieux dans lesquels se déroulent bon nombre de scènes clés de ce roman ont une signification particulière. Ce sont, pour certains, des endroits étonnants, qu'on ne connaît pas forcément. Par exemple, la scène de crime sur laquelle se rend Marion au début du roman est glaçante une fois qu'on comprend où on se trouve.
Le jeu de piste macabre orchestré par le tueur est plein de surprise. Mais l'enquête va aussi nous entraîner dans un lieu très spécial, glauque à souhait. Dans le roman, Danielle Théry en fait un lieu fictif, sans doute pour s'offrir une marge de manoeuvre romanesque plus importante. Mais, en grattant un peu, on arrive à trouver l'endroit qui l'a inspirée et à découvrir quelques photos sur des sites d'urbex.
Il y a, dans ces lieux abandonnés, quelque chose de très impressionnant, avec ce sentiment que la vie s'y est arrêtée d'un coup, instantanément, comme par magie... Cet endroit est glaçant, et pas seulement en raison de ce qui s'y déroule. C'est un décor d'apocalypse, qui contraste en tous points avec l'idéal de beauté et de perfection dont nous venons de parler, puisque tout y est chaos...
Avec "Sex Doll", j'ai donc découvert et Danielle Thiéry et son alter ego romanesques Edwige Marion. Une expérience intéressante et divertissante qui méritera qu'on y revienne. Qu'il s'agisse des prochaines enquêtes, ou de plus anciennes. D'autant que le passé, et je n'en dirai pas plus, tient aussi un rôle important dans ce livre...
Et peut-être au-delà de cet épisode de la série...