Et c'est or, c'est en Guyane qu'on l'extrait, le plus souvent de manière parfaitement illégale, et au mépris non seulement de la nature, mais des populations autochtones... C'est l'un des thèmes de notre roman du jour, signé par un écrivain qui connaît bien cette région pour y avoir travaillé un long moment et s'être sans doute frotté aux questions posées par les orpailleurs. Mais "Sur le ciel effondré", de Colin Niel (en grand format aux éditions du Rouergue), va au-delà de la simple question de l'or. A travers une enquête difficile et douloureuse, le romancier nous offre de nombreuses pistes pour essayer de comprendre tout ce qui fait la spécificité de ce département d'Outre-mer situé sur le continent sud-américain. Dans des décors absolument somptueux, le long du cours du fleuve Maroni, et jusque dans des territoires vierges de présence humaine, ce roman allie une intrigue de polar aux codes du thriller d'aventures. Ce n'est pas seulement spectaculaire et d'une beauté à couper le souffle, c'est intelligent et utile.
Angélique Blakaman est revenue en Guyane dix-huit mois plus tôt, après avoir entamé sa carrière de gendarme en métropole. Elle doit cette mutation plutôt inhabituelle dans sa ville natale, Maripasoula, dans le Haut-Maroni, à un acte d'héroïsme qui ne lui a pas seulement valu honneurs et médailles, mais aussi une vilaine blessure au visage.
Cette cicatrice qui s'étend sur une partie de son visage, son oreille mutilée, font désormais partie de sa vie, de sa personnalité. Pour supporter cela, pour supporter le regard des autres, elle s'est endurcie. Et cela se retrouve aussi dans l'exercice de son métier. Elle n'hésite pas à s'affranchir des règles, à s'arranger avec les ordres, à jouer selon ses règles...
Ainsi, à partir des informations qu'elle a recueillie, a-t-on pu arrêter des orpailleurs clandestins venus du Brésil voisin. Une opération qui aurait pu tourner au fiasco et au cours de laquelle Blakaman a une nouvelle fois fait des siennes. Une arrestation musclée, contre tous les ordres, qu'on taira dans le rapport final. Mais, son supérieur, le lieutenant Vigier, commence à en avoir assez de ses frasques.
Si le retour sur sa terre natale a aidé Blakaman à se remettre de son traumatisme, la Guyane qu'elle a redécouverte lui semble bien loin de ses souvenirs. L'orpaillage clandestin et divers autres trafics, des violences en recrudescence, une pauvreté qui n'arrange rien, des populations autochtones dont les territoires se réduisent comme peau de chagrin...
De l'autre côté du fleuve, au Suriname, la ville de New Albina, symbolise presque tous ces mots : une ville construite illégalement, où tout s'achète et tout se vend, pourvu qu'on y mette le prix. Une sorte de Gomorrhe dédiée aux orpailleurs clandestins... Même Maripasoula a changé, la modernité s'y est imposée, remodelant profondément les lieux, mais aussi la vie des habitants.
Blakaman est très attachée à la culture traditionnelle de Guyane. Son meilleur ami, et même peut-être plus, s'appelle Tapwili Maloko, il est Wayana, une des tribus indiennes de la région et vit dans le village de Wïlïpuk, seulement accessible en pirogue, via le fleuve. Mais, cette fois, lorsque Tapwili appelle la gendarmerie de Maripasoula, ce n'est pas pour prendre des nouvelles de son amie.
Son ami attend sous le tukusipan, lieu central du village où la population se réunit régulièrement. Autour de lui, cela ressemble au chaos : des déchets jonchent le sol autour du bâtiment... On a fait la fête, ici, une fête très arrosée, manifestement, mais il semble qu'elle se soit mal terminée. Tipoy, le fils de Tapwili, a disparu au cours de la nuit, sans laisser de trace...
Pour Tapwili, cette soirée devait être un moment fort : pour la première fois en dix ans, il avait organisé un maraké, une cérémonie de rite de passage, et une manière de réaffirmer l'identité de son peuple, chaque jour plus menacé par l'avancée de la vie moderne et par les ambitions des sociétés minières, comme des orpailleurs clandestins.
Tapwili se souvient avoir vu Tipoy au cours de la nuit, entouré de ses amis. Mais ce matin, au réveil, personne ne semble savoir où il est passé. Les recherches des villageois n'ont rien donné et, en désespoir de cause, il a fait appel aux gendarmes. Et Blakaman sait ce que son ami redoute par-dessus tout : que Tipoy se soit suicidé, un phénomène dramatique très courant dans cette communauté...
Blakaman doit retrouver Tipoy, simplement pour que Tapwili sache ce qui est arrivé à son fils. Parce qu'elle refuse aussi d'accepter cette hypothèse terrifiante. Peut-être y a-t-il d'autres explications, plus ou moins rassurantes, de la fugue à l'enlèvement... Mais, si l'on ne trouve pas de trace de Tipoy à Wïlïpuk, il n'a pu quitter le village que par le fleuve. Pour aller où ?
La jeune gendarme, toujours aussi déterminée, et prête à tout pour connaître la vérité, va donc devoir se lancer dans une enquête difficile, où il lui faudra sans doute se rendre dans des lieux où son uniforme ne représente rien. Des lieux dangereux, où vivent des personnages dangereux, dont certains pourraient nourrir de la rancune à l'encontre d'une militaire française...
"Sur le ciel effondré" est un roman de 500 pages, possédant une densité impressionnante. Que de choses à dire, sur ce roman, c'est assez incroyable, car malgré tout, cela ne nuit ni au rythme ni au suspense. Mais cela permet surtout de mesurer la complexité de la société actuelle en Guyane, où l'on croise aussi bien l'ultra-modernité de la base de Kourou, que des tribus autochtones, comme les Wayanas.
Ces derniers vivent loin à l'intérieur des terres, dans des régions qui sont donc difficilement accessibles, hormis par le fleuve. Cela n'empêche pourtant pas le monde extérieur de s'être imposé à eux. La scène d'arrivée à Wïlïpuk le montre parfaitement : le village est régi par une organisation très traditionnelle, mais l'on voit des marques, des logos, des traces évidentes d'un monde qui n'est pas le leur.
A l'inverse, les jeunes doivent un jour quitter leur village pour aller étudier à Cayenne. Une entrée au lycée qui marque un choc culturel auquel peu sont préparés. Il y a la rupture avec leur village, leur famille, mais aussi la découverte d'un monde nouveau, déroutant, stressant, où ils ne se sentent ni à leur place ni franchement bienvenus.
C'est un véritable déracinement qui passe même par un aspect troublant, déroutant pour le lecteur que je suis, sans doute parce qu'il fait écho à d'autres histoires dans lesquelles la France n'a pas eu de comportements très glorieux. Ces adolescents indiens doivent se loger, puisqu'ils débarquent de lointains horizons, et on les place donc dans des familles d'accueil, qui ne sont pas indiennes...
On comprend que les Wayanas, comme d'autres tribus indiennes de Guyane, sont à un moment charnière : accepter d'aller de l'avant, vers cette modernité, au détriment de leur culture ancestrale et de leurs racines, ou bien s'arc-bouter sur des traditions qui deviennent difficiles à transmettre, comme on le voit avec le mariké, qu'on n'organisait plus vraiment...
On a un peuple tiraillé, qui ne sait quel chemin prendre, qui redoute de disparaître purement et simplement, pour une raison ou pour une autre, alors qu'il n'aspire qu'à vivre sur les terres où il a toujours vécu, selon son mode de vie... Un peuple qui revendique un avenir, et espère qu'on lui permettra de le construire.
Rien que cet aspect pourrait suffire à y installer une intrigue, mais "Sur le ciel effondré" ne s'arrête pas là, parce que les Wayanas ne sont pas les seuls acteurs de la vie guyanaise. "C'était le temps où les Indiens ne furent plus seuls", lit-on à un moment dans le roman de Colin Niel. Et c'est exactement cela, la Guyane : une société incroyablement complexe.
Au fil des événements, on découvre un territoires où rien n'est simple. Les communautés sont nombreuses, avec chacune leurs cultures, leurs langues, leurs histoires... Difficile de s'entendre quand on ne se comprend pas, quand on perçoit aussi la Guyane de manière différente, quand on y est arrivé pour des raisons là aussi très différentes, et quelquefois antagonistes.
Au sein même des personnages appartenant à la gendarmerie, on retrouve ces différences : Blakaman, personnage central du roman, peut compter sur le soutien du capitaine Anato (personnage principal des précédents romans guyanais de Colin Niel), un noir-marron comme elle. Mais il y a aussi les gendarmes métropolitains.
Le lieutenant Vigier n'est sûrement pas un mauvais homme, mais il est gendarme avant tout, il sert la France et considère la Guyane comme n'importe quel autre département français, ce qu'elle n'est pas. Même le lieutenant Girbal, pourtant plus social, plus sensible aux questions écologiques, ne peut comprendre parfaitement cette terre où il n'est pas né.
Il y a donc les origines, marquées par le clivage entre colons et descendants d'esclaves, la langue, dans un territoire extrêmement cosmopolite, au carrefour de plusieurs civilisations, puisque mitoyen du Suriname et du Brésil, des fossés culturels impossibles à combler, tout cela on l'a déjà évoqué dans les paragraphes précédents.
On pourrait aussi ajouter une rupture générationnelles, les anciens étant attachés profondément à leurs racines, leurs cultures, tandis que les plus jeunes subissent et adoptent de manière plus évidentes des modes de vie plus mondialisés. Je pense par exemple à la culture rap, qui occupe une place non négligeable dans le roman.
Mais ce n'est pas tout ! Il faut ajouter la dimension religieuse, avec la montée en puissance, comme sur l'ensemble du continent sud-américain, des églises évangélistes, connues pour leur prosélytisme ; les questions politiques, entre gestion par la métropole et aspirations indépendantistes ; les questions économiques, avec un sous-sol qui attire toutes les convoitises...
L'or, nous y voilà... Si j'ai choisi cette citation en titre de ce billet, c'est parce qu'elle symbolise parfaitement les espoirs déçus suscité par le métal précieux. L'Eldorado, le mot reprend son sens originel : l'exploitation minière était porteuse d'emplois, d'avenir, de certitudes... Jusqu'à ce qu'on réalise ce que tout cela avait de destructeur et qu'on mette le holà.
Car l'exploitation aurifère n'est pas seulement extrêmement polluante, elle grignote aussi la forêt, les rives du fleuve, elle abîme tout, irrémédiablement. On a donc défini des territoires à exploiter, pour lesquels il faut posséder des autorisations en règle, et des territoires protégés, où l'on ne peut rien entreprendre. Mais cela n'arrête pas les prospecteurs...
L'orpaillage clandestin, on l'a encore vu ces dernières semaines, fait des ravages et ne cesse de repousser les limites légales, malgré la lutte sans merci que livrent les gendarmes à ces trafiquants. Peu importe à ces derniers les questions écologiques, mais aussi humaines. De l'orpaillage clandestin découlent tout un tas d'autres fléaux qu'on retrouve sur les deux rives du fleuve Maroni...
Depuis 2007, existe le parc amazonien de Guyane, en fait un Parc National couvrant le cours du Haut-Maroni et la forêt guyanaise qui l'entoure. Colin Niel a contribué à la création de ce parc amazonien, il a également travaillé à la documentation de "Sur le ciel effondré" en collaboration avec ses responsables.
Ces questions, et en particulier cette lutte permanente, cette guerre même contre l'orpaillage, le touchent donc personnellement. Ce statut offre au territoire une protection assez relative, hélas, d'abord parce qu'il est difficile à protéger et surveiller, ensuite parce que les trafiquants n'ont peur de rien et sont prêts à tout pour chercher cet or, censé leur apporter la richesse...
Je vous encourage vivement, en parallèle ou en complément de votre lecture, à aller voir le site du parc amazonien de Guyane, mais aussi à regarder de plus près les titres présents dans la bibliographie que Colin Niel a publié à la fin de "Sur le ciel effondré". Des ouvrages qui permettent de découvrir plus amplement qu'on ne peut le faire dans un roman, la culture Wayana.
Tout cela nous amène aux paysages de ce roman... A commencer par celui qui est même un des personnages : le fleuve Maroni. Plus qu'un cours d'eau, c'est un axe de circulation, mais ça a aussi été longtemps une source de vie. Longtemps, les populations ont bu son eau, et l'on revient alors au danger que représente l'orpaillage...
Il prend sa source au sud-ouest de la Guyane française, tout près du point de jonction entre les frontières brésilienne, française et surinamienne et son cours constitue une frontière naturelle qui sépare la Guyane française du Suriname. Comme signalé, il est la seule voie d'accès à certains territoires situés à l'intérieur des terres.
Grâce à lui, le lecteur va découvrir une région incroyable, d'une beauté somptueuse, entre forêts et inselbergs, d'étonnants reliefs qui semble surgir de la forêt. A ce propos, Golin Niel nous fait découvrir ce territoire au nom évocateur pour l'imaginaire : les monts Tumuc-Humac, terre légendaires qui conservent mystère et attrait, même si les mythes sont aujourd'hui battus en brèche.
Je donne souvent ce conseil dans ce billet, mais cela s'impose encore pour "Sur le ciel effondré" : prenez le temps, pendant ou après votre lecture, pour aller surfer sur internet à la découverte de la Guyane, mais surtout de ces lieux fascinants à la géographie très particulière, qui servent de cadre à certains moments clés du roman de Colin Niel.
Avant de terminer ce billet, il nous faut évoquer l'importance des personnages féminins dans ce roman. J'ai évoqué Angélique Blakaman, et c'est plus que normal, puisqu'elle est l'héroïne de "Sur le ciel effondré". Mais elle n'est pas la seule protagoniste marquante de ce roman. Ces autres femmes n'occupent pas la même place qu'Angélique, mais elles n'en sont pas moins remarquables.
On peut citer Leticia, Evelyne Bienvenu, Octavie Dandressol ou encore Taniasha Bousquet. Cela peut paraître paradoxal, mais je ne vais pas du tout remettre ces personnages dans leur contexte, je ne vais pas vous dire qui elles sont. Pour la bonne et simple raison qu'elles apparaissent au fil du roman, parfois assez loin dans l'histoire.
Mais aussi parce qu'elles ont des rôles bien précis dans l'intrigue, qui nécessiteraient pour certaines d'aller très loin dans l'histoire pour une bonne compréhension, ou parce que ce qu'elles sont donne un peu trop d'informations. Mais si je les évoque, si je mets en avant cette importance des personnages féminins, c'est parce qu'ils sont forts, beaux, héroïques par certains cotés.
Et puis surtout, ces femmes représentent, incarnent la quasi totalité des thématiques évoquées dans ce billet jusque-là, ou y sont liés plus ou moins directement. Elles sont des symboles de cette extraordinaire diversité qui caractérise la Guyane, et ce, sans tenir compte du fait qu'elles soient, selon le clivage bien connu (et imparfait) des gentilles ou des méchantes.
Le dernier mot de ce billet sera pour les chapitres d'ouverture des différentes parties. Ecrits en italique, ils sont comme une "voix off" qui nous distille des informations précieuses (à commencer par le sens du titre du roman) pour envisager la suite de votre lecture. Ce sont aussi des chapitres qui introduisent une dimension mystique, dont je n'ai pas parlé jusqu'ici.
Ceux qui ont lu la trilogie guyanaise de Colin Niel, et en particulier son dernier tome, "Obia", se disent peut-être qu'ils savent de quoi je parle. Et c'est vrai que Anato fait le lien entre ces trois romans et "Sur le ciel effondré", qui marque le retour en Guyane de l'auteur après le succès de "Seules les bêtes", mais ce n'est pas à cela que je faisais référence.
Non, il s'agit d'autre chose, quelque chose qui nous dépasse tous, une sorte de cosmogonie, ou si on préfère faire plus simple, un changement de point de vue, qui nous permet d'appréhender de manière différente tout ce qui a été dit ici. Et de ressentir l'attachement aux racines dont il a beaucoup été questions dans ce billet, mais aussi l'accablement et le désarroi devant toutes ce qui les menace...
"Sur le ciel effondré" est un beau roman, profond et riche, qui nous entraîne dans des intrigues diverses, comme des ramifications, ou plutôt, comme un fleuve et ses affluents. Il met en scène des personnages forts pour certains ou n'ayant plus rien à perdre pour d'autres. Et nous permet de découvrir la Guyane non pas sous forme de carte postale, mais comme un territoire complexe, porteur d'enjeux convoités.
Angélique Blakaman est revenue en Guyane dix-huit mois plus tôt, après avoir entamé sa carrière de gendarme en métropole. Elle doit cette mutation plutôt inhabituelle dans sa ville natale, Maripasoula, dans le Haut-Maroni, à un acte d'héroïsme qui ne lui a pas seulement valu honneurs et médailles, mais aussi une vilaine blessure au visage.
Cette cicatrice qui s'étend sur une partie de son visage, son oreille mutilée, font désormais partie de sa vie, de sa personnalité. Pour supporter cela, pour supporter le regard des autres, elle s'est endurcie. Et cela se retrouve aussi dans l'exercice de son métier. Elle n'hésite pas à s'affranchir des règles, à s'arranger avec les ordres, à jouer selon ses règles...
Ainsi, à partir des informations qu'elle a recueillie, a-t-on pu arrêter des orpailleurs clandestins venus du Brésil voisin. Une opération qui aurait pu tourner au fiasco et au cours de laquelle Blakaman a une nouvelle fois fait des siennes. Une arrestation musclée, contre tous les ordres, qu'on taira dans le rapport final. Mais, son supérieur, le lieutenant Vigier, commence à en avoir assez de ses frasques.
Si le retour sur sa terre natale a aidé Blakaman à se remettre de son traumatisme, la Guyane qu'elle a redécouverte lui semble bien loin de ses souvenirs. L'orpaillage clandestin et divers autres trafics, des violences en recrudescence, une pauvreté qui n'arrange rien, des populations autochtones dont les territoires se réduisent comme peau de chagrin...
De l'autre côté du fleuve, au Suriname, la ville de New Albina, symbolise presque tous ces mots : une ville construite illégalement, où tout s'achète et tout se vend, pourvu qu'on y mette le prix. Une sorte de Gomorrhe dédiée aux orpailleurs clandestins... Même Maripasoula a changé, la modernité s'y est imposée, remodelant profondément les lieux, mais aussi la vie des habitants.
Blakaman est très attachée à la culture traditionnelle de Guyane. Son meilleur ami, et même peut-être plus, s'appelle Tapwili Maloko, il est Wayana, une des tribus indiennes de la région et vit dans le village de Wïlïpuk, seulement accessible en pirogue, via le fleuve. Mais, cette fois, lorsque Tapwili appelle la gendarmerie de Maripasoula, ce n'est pas pour prendre des nouvelles de son amie.
Son ami attend sous le tukusipan, lieu central du village où la population se réunit régulièrement. Autour de lui, cela ressemble au chaos : des déchets jonchent le sol autour du bâtiment... On a fait la fête, ici, une fête très arrosée, manifestement, mais il semble qu'elle se soit mal terminée. Tipoy, le fils de Tapwili, a disparu au cours de la nuit, sans laisser de trace...
Pour Tapwili, cette soirée devait être un moment fort : pour la première fois en dix ans, il avait organisé un maraké, une cérémonie de rite de passage, et une manière de réaffirmer l'identité de son peuple, chaque jour plus menacé par l'avancée de la vie moderne et par les ambitions des sociétés minières, comme des orpailleurs clandestins.
Tapwili se souvient avoir vu Tipoy au cours de la nuit, entouré de ses amis. Mais ce matin, au réveil, personne ne semble savoir où il est passé. Les recherches des villageois n'ont rien donné et, en désespoir de cause, il a fait appel aux gendarmes. Et Blakaman sait ce que son ami redoute par-dessus tout : que Tipoy se soit suicidé, un phénomène dramatique très courant dans cette communauté...
Blakaman doit retrouver Tipoy, simplement pour que Tapwili sache ce qui est arrivé à son fils. Parce qu'elle refuse aussi d'accepter cette hypothèse terrifiante. Peut-être y a-t-il d'autres explications, plus ou moins rassurantes, de la fugue à l'enlèvement... Mais, si l'on ne trouve pas de trace de Tipoy à Wïlïpuk, il n'a pu quitter le village que par le fleuve. Pour aller où ?
La jeune gendarme, toujours aussi déterminée, et prête à tout pour connaître la vérité, va donc devoir se lancer dans une enquête difficile, où il lui faudra sans doute se rendre dans des lieux où son uniforme ne représente rien. Des lieux dangereux, où vivent des personnages dangereux, dont certains pourraient nourrir de la rancune à l'encontre d'une militaire française...
"Sur le ciel effondré" est un roman de 500 pages, possédant une densité impressionnante. Que de choses à dire, sur ce roman, c'est assez incroyable, car malgré tout, cela ne nuit ni au rythme ni au suspense. Mais cela permet surtout de mesurer la complexité de la société actuelle en Guyane, où l'on croise aussi bien l'ultra-modernité de la base de Kourou, que des tribus autochtones, comme les Wayanas.
Ces derniers vivent loin à l'intérieur des terres, dans des régions qui sont donc difficilement accessibles, hormis par le fleuve. Cela n'empêche pourtant pas le monde extérieur de s'être imposé à eux. La scène d'arrivée à Wïlïpuk le montre parfaitement : le village est régi par une organisation très traditionnelle, mais l'on voit des marques, des logos, des traces évidentes d'un monde qui n'est pas le leur.
A l'inverse, les jeunes doivent un jour quitter leur village pour aller étudier à Cayenne. Une entrée au lycée qui marque un choc culturel auquel peu sont préparés. Il y a la rupture avec leur village, leur famille, mais aussi la découverte d'un monde nouveau, déroutant, stressant, où ils ne se sentent ni à leur place ni franchement bienvenus.
C'est un véritable déracinement qui passe même par un aspect troublant, déroutant pour le lecteur que je suis, sans doute parce qu'il fait écho à d'autres histoires dans lesquelles la France n'a pas eu de comportements très glorieux. Ces adolescents indiens doivent se loger, puisqu'ils débarquent de lointains horizons, et on les place donc dans des familles d'accueil, qui ne sont pas indiennes...
On comprend que les Wayanas, comme d'autres tribus indiennes de Guyane, sont à un moment charnière : accepter d'aller de l'avant, vers cette modernité, au détriment de leur culture ancestrale et de leurs racines, ou bien s'arc-bouter sur des traditions qui deviennent difficiles à transmettre, comme on le voit avec le mariké, qu'on n'organisait plus vraiment...
On a un peuple tiraillé, qui ne sait quel chemin prendre, qui redoute de disparaître purement et simplement, pour une raison ou pour une autre, alors qu'il n'aspire qu'à vivre sur les terres où il a toujours vécu, selon son mode de vie... Un peuple qui revendique un avenir, et espère qu'on lui permettra de le construire.
Rien que cet aspect pourrait suffire à y installer une intrigue, mais "Sur le ciel effondré" ne s'arrête pas là, parce que les Wayanas ne sont pas les seuls acteurs de la vie guyanaise. "C'était le temps où les Indiens ne furent plus seuls", lit-on à un moment dans le roman de Colin Niel. Et c'est exactement cela, la Guyane : une société incroyablement complexe.
Au fil des événements, on découvre un territoires où rien n'est simple. Les communautés sont nombreuses, avec chacune leurs cultures, leurs langues, leurs histoires... Difficile de s'entendre quand on ne se comprend pas, quand on perçoit aussi la Guyane de manière différente, quand on y est arrivé pour des raisons là aussi très différentes, et quelquefois antagonistes.
Au sein même des personnages appartenant à la gendarmerie, on retrouve ces différences : Blakaman, personnage central du roman, peut compter sur le soutien du capitaine Anato (personnage principal des précédents romans guyanais de Colin Niel), un noir-marron comme elle. Mais il y a aussi les gendarmes métropolitains.
Le lieutenant Vigier n'est sûrement pas un mauvais homme, mais il est gendarme avant tout, il sert la France et considère la Guyane comme n'importe quel autre département français, ce qu'elle n'est pas. Même le lieutenant Girbal, pourtant plus social, plus sensible aux questions écologiques, ne peut comprendre parfaitement cette terre où il n'est pas né.
Il y a donc les origines, marquées par le clivage entre colons et descendants d'esclaves, la langue, dans un territoire extrêmement cosmopolite, au carrefour de plusieurs civilisations, puisque mitoyen du Suriname et du Brésil, des fossés culturels impossibles à combler, tout cela on l'a déjà évoqué dans les paragraphes précédents.
On pourrait aussi ajouter une rupture générationnelles, les anciens étant attachés profondément à leurs racines, leurs cultures, tandis que les plus jeunes subissent et adoptent de manière plus évidentes des modes de vie plus mondialisés. Je pense par exemple à la culture rap, qui occupe une place non négligeable dans le roman.
Mais ce n'est pas tout ! Il faut ajouter la dimension religieuse, avec la montée en puissance, comme sur l'ensemble du continent sud-américain, des églises évangélistes, connues pour leur prosélytisme ; les questions politiques, entre gestion par la métropole et aspirations indépendantistes ; les questions économiques, avec un sous-sol qui attire toutes les convoitises...
L'or, nous y voilà... Si j'ai choisi cette citation en titre de ce billet, c'est parce qu'elle symbolise parfaitement les espoirs déçus suscité par le métal précieux. L'Eldorado, le mot reprend son sens originel : l'exploitation minière était porteuse d'emplois, d'avenir, de certitudes... Jusqu'à ce qu'on réalise ce que tout cela avait de destructeur et qu'on mette le holà.
Car l'exploitation aurifère n'est pas seulement extrêmement polluante, elle grignote aussi la forêt, les rives du fleuve, elle abîme tout, irrémédiablement. On a donc défini des territoires à exploiter, pour lesquels il faut posséder des autorisations en règle, et des territoires protégés, où l'on ne peut rien entreprendre. Mais cela n'arrête pas les prospecteurs...
L'orpaillage clandestin, on l'a encore vu ces dernières semaines, fait des ravages et ne cesse de repousser les limites légales, malgré la lutte sans merci que livrent les gendarmes à ces trafiquants. Peu importe à ces derniers les questions écologiques, mais aussi humaines. De l'orpaillage clandestin découlent tout un tas d'autres fléaux qu'on retrouve sur les deux rives du fleuve Maroni...
Depuis 2007, existe le parc amazonien de Guyane, en fait un Parc National couvrant le cours du Haut-Maroni et la forêt guyanaise qui l'entoure. Colin Niel a contribué à la création de ce parc amazonien, il a également travaillé à la documentation de "Sur le ciel effondré" en collaboration avec ses responsables.
Ces questions, et en particulier cette lutte permanente, cette guerre même contre l'orpaillage, le touchent donc personnellement. Ce statut offre au territoire une protection assez relative, hélas, d'abord parce qu'il est difficile à protéger et surveiller, ensuite parce que les trafiquants n'ont peur de rien et sont prêts à tout pour chercher cet or, censé leur apporter la richesse...
Je vous encourage vivement, en parallèle ou en complément de votre lecture, à aller voir le site du parc amazonien de Guyane, mais aussi à regarder de plus près les titres présents dans la bibliographie que Colin Niel a publié à la fin de "Sur le ciel effondré". Des ouvrages qui permettent de découvrir plus amplement qu'on ne peut le faire dans un roman, la culture Wayana.
Tout cela nous amène aux paysages de ce roman... A commencer par celui qui est même un des personnages : le fleuve Maroni. Plus qu'un cours d'eau, c'est un axe de circulation, mais ça a aussi été longtemps une source de vie. Longtemps, les populations ont bu son eau, et l'on revient alors au danger que représente l'orpaillage...
Il prend sa source au sud-ouest de la Guyane française, tout près du point de jonction entre les frontières brésilienne, française et surinamienne et son cours constitue une frontière naturelle qui sépare la Guyane française du Suriname. Comme signalé, il est la seule voie d'accès à certains territoires situés à l'intérieur des terres.
Grâce à lui, le lecteur va découvrir une région incroyable, d'une beauté somptueuse, entre forêts et inselbergs, d'étonnants reliefs qui semble surgir de la forêt. A ce propos, Golin Niel nous fait découvrir ce territoire au nom évocateur pour l'imaginaire : les monts Tumuc-Humac, terre légendaires qui conservent mystère et attrait, même si les mythes sont aujourd'hui battus en brèche.
Je donne souvent ce conseil dans ce billet, mais cela s'impose encore pour "Sur le ciel effondré" : prenez le temps, pendant ou après votre lecture, pour aller surfer sur internet à la découverte de la Guyane, mais surtout de ces lieux fascinants à la géographie très particulière, qui servent de cadre à certains moments clés du roman de Colin Niel.
Avant de terminer ce billet, il nous faut évoquer l'importance des personnages féminins dans ce roman. J'ai évoqué Angélique Blakaman, et c'est plus que normal, puisqu'elle est l'héroïne de "Sur le ciel effondré". Mais elle n'est pas la seule protagoniste marquante de ce roman. Ces autres femmes n'occupent pas la même place qu'Angélique, mais elles n'en sont pas moins remarquables.
On peut citer Leticia, Evelyne Bienvenu, Octavie Dandressol ou encore Taniasha Bousquet. Cela peut paraître paradoxal, mais je ne vais pas du tout remettre ces personnages dans leur contexte, je ne vais pas vous dire qui elles sont. Pour la bonne et simple raison qu'elles apparaissent au fil du roman, parfois assez loin dans l'histoire.
Mais aussi parce qu'elles ont des rôles bien précis dans l'intrigue, qui nécessiteraient pour certaines d'aller très loin dans l'histoire pour une bonne compréhension, ou parce que ce qu'elles sont donne un peu trop d'informations. Mais si je les évoque, si je mets en avant cette importance des personnages féminins, c'est parce qu'ils sont forts, beaux, héroïques par certains cotés.
Et puis surtout, ces femmes représentent, incarnent la quasi totalité des thématiques évoquées dans ce billet jusque-là, ou y sont liés plus ou moins directement. Elles sont des symboles de cette extraordinaire diversité qui caractérise la Guyane, et ce, sans tenir compte du fait qu'elles soient, selon le clivage bien connu (et imparfait) des gentilles ou des méchantes.
Le dernier mot de ce billet sera pour les chapitres d'ouverture des différentes parties. Ecrits en italique, ils sont comme une "voix off" qui nous distille des informations précieuses (à commencer par le sens du titre du roman) pour envisager la suite de votre lecture. Ce sont aussi des chapitres qui introduisent une dimension mystique, dont je n'ai pas parlé jusqu'ici.
Ceux qui ont lu la trilogie guyanaise de Colin Niel, et en particulier son dernier tome, "Obia", se disent peut-être qu'ils savent de quoi je parle. Et c'est vrai que Anato fait le lien entre ces trois romans et "Sur le ciel effondré", qui marque le retour en Guyane de l'auteur après le succès de "Seules les bêtes", mais ce n'est pas à cela que je faisais référence.
Non, il s'agit d'autre chose, quelque chose qui nous dépasse tous, une sorte de cosmogonie, ou si on préfère faire plus simple, un changement de point de vue, qui nous permet d'appréhender de manière différente tout ce qui a été dit ici. Et de ressentir l'attachement aux racines dont il a beaucoup été questions dans ce billet, mais aussi l'accablement et le désarroi devant toutes ce qui les menace...
"Sur le ciel effondré" est un beau roman, profond et riche, qui nous entraîne dans des intrigues diverses, comme des ramifications, ou plutôt, comme un fleuve et ses affluents. Il met en scène des personnages forts pour certains ou n'ayant plus rien à perdre pour d'autres. Et nous permet de découvrir la Guyane non pas sous forme de carte postale, mais comme un territoire complexe, porteur d'enjeux convoités.