Depuis quelques jours, je vous ai proposé des billets concernant des personnages féminins forts, marquants, et en voici un nouvel exemple. Il s'agit du personnage central d'un roman noir écrit par une romancière américaine, et en soi, ce sont déjà des caractéristiques originales. Mais, "Mon territoire", de Tess Sharpe (en grand format chez Sonatine ; traduction d'Héloïse Esquié), est un livre à découvrir pour d'autres raisons. S'il s'inscrit dans le renouveau du roman noir aux Etats-Unis (c'est d'ailleurs David Joy qui vante les mérites de ce roman en accroche), il en propose une vision très intéressante, car beaucoup plus lumineuse, porteuse d'espoir et, oserais-je le dire, presque utopique, si, si. Et pour cause, dans un univers de tueurs, de violeurs, de fabricants et de trafiquants de drogue, où la femme n'a pas grand mot à dire, Harley va mener sa révolution, et le lecteur est le témoin du combat que va mener cette jeune femme, altruiste et déterminée, mais tourmentée pas son hérédité...
A l'âge de 8 ans, à quelques semaines d'intervalle, Harley McKenna a été témoin de la mort de sa mère dans des circonstances effroyables et du meurtre d'un homme par son père, afin d'obtenir les informations qui pourraient l'aider à se venger... Difficile de vraiment se construire dans un contexte pareil, qui ne s'est pas vraiment arrangé par la suite.
Harley a grandi dans le North County, situé tout au nord, comme son nom l'indique, de la Californie, proche de la frontière avec l'Oregon. Là, son père, Duke McKenna règne en maître. Officiellement, il gère des entreprises de transport tout ce qu'il y a de plus légal et tout ce qu'il y a de plus rentable, mais tout cela est une couverture.
En réalité, McKenna règne sur un royaume fondé sur la fabrication et la vente de méthamphétamine et il s'assure par tous les moyens à sa disposition, y compris et surtout les plus violents, d'être en monopole. Duke McKenna est un tueur, un homme violent et sans pitié, une ordure finie. Un homme craint par tous justement pour ces raisons...
Et pourtant, le coeur de pierre de ce monstre a battu plus fort lorsqu'il a rencontré Jeannie Hawkes. Difficile de faire plus différents que ces deux-là. Pas seulement parce que Jeannie était une femme rigoureusement honnête, mais parce qu'elle voulait faire le bien autour d'elle, utiliser le fruit du crime pour que cela soit utile à d'autres moins chanceux.
Ainsi a-t-elle fondé le Ruby, un lieu d'accueil destiné aux femmes battues voulant trouver un refuge loin d'un mari violent. Un lieu dont elle s'est occupée jusqu'à sa mort, avec Mo, une indienne au caractère bien trempé, qui a assuré la relève par la suite. Depuis qu'elle est adulte, Harley a repris les rênes de cet établissement avec Mo, en souvenir de sa mère.
Aujourd'hui, Harley approche de ses 23 ans et elle travaille pour son père. Elle relève les compteurs, comprenez qu'elle récupère l'argent que les commerçants du coin doivent verser à son père pour s'assurer sa protection. On n'est pas dans le New York des Corleone ou le New Jersey des Sopranos, mais les bonnes vieilles méthodes ont fait leurs preuves.
Depuis toujours, et plus encore depuis la mort de sa mère, Duke a surprotégé Harley, la coupant du reste du monde. Oh, bien sûr, elle pouvait batifoler sur les 240 hectares appartenant à son père, mais cela peut devenir pesant. Surtout quand ce même père décide de faire lui-même l'éducation de sa fille, et je ne parle pas de lecture, de maths ou de musique...
Duke McKenna a formé Harley pour qu'elle devienne son bras droit et qu'elle lui succède un jour à la tête de l'empire familial. Gonflé, quand on sait que dans ce coin, les femmes ne sont même pas des faire-valoir. Ici, les affaires, c'est une histoire de mecs, de durs, de tatoués, et la concurrence est féroce, il ne faut jamais baisser la garde.
Et le plus dangereux des concurrents s'appelle Carl Springfield, un néo-nazi, ambitieux et fêlé, aussi violent et sans scrupule que McKenna. Leur rivalité remonte à loin, mais McKenna a su imposer une espèce de "Pax Romana" dans le North County, même si tout le monde sait que Springfield guette le bon moment pour relancer les hostilités et renverser McKenna.
Harley a donc grandi dans ce climat si particulier, ce climat de guerre de clans, façon Hatfield et McCoy (avec un soupçon de "Breaking Bad" pour corser l'affaire), déchirée entre ce père qu'elle voudrait tant haïr pour ce qu'il est, mais dont elle a retenu l'enseignement mieux qu'il ne l'imagine, et cette mère au grand coeur qu'on lui a enlevée trop tôt.
Pourtant, cette fois, Harley sait que le moment est venu d'un coup de Jarnac qui, s'il réussi, lui permettra de changer la donne, de faire du North County non plus une zone de non-droit, mais un lieu où l'on ferait enfin le bien. Et pour cela, elle croit savoir comment faire, un plan mûrement réfléchi pour s'imposer à tous ces mecs.
Pour faire du North County son territoire...
Avant d'aller plus loin, puisque je termine ce résumé avec le titre français, parlons-en. Il vaut ce qu'il vaut, ce titre, il ne me fascine pas, pour être franc, mais il a sa raison d'être. D'abord parce qu'il marque le changement qui va se produire au cours du roman : du côté limitatif, ce territoire qu'elle n'a pas le droit de quitter sur ordre de son père, à la possession, conquise de haute lutte.
Entre ces deux extrémités, il va s'en passer, des choses ! Et le lecteur va en apprendre énormément sur Harley, sa famille, ses amis, en particulier Will, le plus proche, le seul de son âge, en tout cas, sur ses ennemis, ses affaires, sa vie. Sur sa culpabilité, aussi, tant elle souffre de voir tous ceux qu'elle connaît, qu'elle aime, souffrir parce qu'ils tiennent à elle. Et parfois mourir...
On va aussi en apprendre énormément sur ses intentions, évidemment. Sur ce qu'on ne soupçonne pas du tout quand commence le roman et qui va se dérouler sous nos yeux. Parce que c'est Harley qui est la narratrice, et qui décide donc de la manière de raconter cette histoire, son histoire, fort agitée ces quinze dernières années, et qui est aussi son territoire.
Mais, en VO, le titre n'a rien à voir. Le livre s'intitule "Barbed Wire Heart", ah, oui, exactement, comme dans la citation en titre de ce billet. Ce coeur qu'il faut protéger, coûte que coûte, entourer de barbelé pour que rien ne l'atteigne, et en l'occurrence, pour que rien ne la détourne de l'objectif qu'elle s'est fixé, même le risque qu'elle prend de devenir... comme son père.
C'est sa hantise, elle ne veut surtout pas devenir ce monstre sans coeur, capable des pires horreurs. Et si elle a bien retenu les leçons qu'il lui a dispensées, elle s'est juré, sans le lui avouer, que jamais elle ne tuerait qui que ce soit, quelque soit la situation. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne se défendra pas, ou qu'elle ne leur jouera pas, à tous, un tour à sa façon...
On ne cesse de lui dire, et pas toujours pour la féliciter, qu'elle préfère sa mère à son père (eh non, pas de lard dans cette histoire, amis lorrains), mais qu'elle ne peut rien y faire : elle est et restera une McKenna. La fille de Duke, du terrible Duke, et la descendante d'une lignée de salopards ayant fait régné la terreur dans le North County depuis des générations...
Harley est une McKenna, contre ça elle ne peut rien. Mais, plus qu'une McKenna, elle est l'unique héritière de l'empire, un empire bâti sur la mort d'innocents, détruits par la drogue que fabrique et vend son clan, sans compter tous ceux qui ont fini dissous dans l'acide et éparpillés façon puzzle dans les immenses forêts de la région, sur cette terre rouge si particulière...
Tout le roman, tout ce qui se révèle peu à peu à nous découle de cette lutte intérieure entre ses deux ascendants, aux caractères, aux ambitions, aux raisons de vivre à l'opposé les uns des autres. De cette lutte, elle essaye de faire une force, en utilisant les meilleurs côtés de ses deux parents, pour ne pas sombrer et se laisser avaler par le côté obscur.
Et pourtant, il y a en Harley une rage, une colère, un désir de vengeance qu'elle réprime, parce qu'elle sait que si elle se laisse gagner par eux, elle aura perdu la bataille. Il faut qu'elle garde le contrôle d'elle-même, de ce que l'hérédité lui a donné, de cette violence qu'elle repousse et qu'elle n'utilise qu'en cas de force majeure. Sa personnalité, c'est aussi son territoire, elle se connaît remarquablement bien.
Elle connaît aussi les autres, ceux qui l'entourent, son père, Will, Mo, les alliés, mais aussi les ennemis. Elle les connaît car elle les a observés, tous. Et pour certains, sans qu'ils se méfient de quoi que ce soit, parce que ce n'est qu'une fille. Elle sait qu'ils ne la craignent pas parce qu'elle est une femme. Et si c'est ce qui la met le plus en danger, c'est sans doute aussi sa plus grande force.
Ca, et ce qu'elle sait et que tous les autres ignorent...
Je n'ai pas encore parlé de la construction du livre, c'est le bon moment pour ça. D'entrée, le lecteur prend un uppercut avec cet incipit : "J'ai huit ans la première fois que je vois papa tuer un homme". Suis le chapitre qui retrace cet épisode au combien traumatisant. Puis, le chapitre suivant se déroule dans le présent, près de 15 ans plus tard.
Ainsi vont alterner les chapitres passés et présents. Les chapitres passés s'ouvrent tous sur une phrase du même genre que l'incipit : "J'avais tel âge quand..." De mémoire, la formule varie quelques fois, mais le plus souvent, c'est ainsi que ça débute. On croirait entendre "It was a very good year", de Frank Sinatra, sauf que Harley n'a pas beaucoup connu de "very good years" dans sa vie...
A chacun de ces chapitres correspond un souvenir particulier, un événement qui a marqué sa vie. Et le plus souvent, il s'agit d'épisodes violents, pas forcément autant que le chapitre d'ouverture, sinon il ne resterait plus grand monde debout. Autant de moments-clés qui ont forgé le caractère de Harley, mais aussi qui ont nourri sa soif d'idéal.
Cette alternance permet au passé de nourrir le présent et au présent d'éclairer le passé (ou l'inverse), elle fournit surtout peu à peu toutes les pièces d'un étonnant puzzle, qui ne ressemble pas du tout à ce que l'on imaginait trouver en attaquant la lecture. Il y a une montée en puissance de cette histoire tout à fait remarquable, un fabuleux travail d'écriture, qui laisse des indices qu'on ne voit pas tout de suite.
Harley est un personnage qui marque, par son courage, sa détermination, sa volonté de faire le bien dans un monde où le mal domine et écrase tout. C'est d'ailleurs ce qui rend ce roman noir totalement atypique : on y trouve des codes du genre, y compris cette version contemporaine qui délaisse les centres urbains pour s'installer dans des zones rurales, en déshérence, oubliées...
On retrouve chez Harley le même enracinement toxique dans un terroir qui ne laisse que peu d'avenir que dans "Le Poids du monde", de David Joy, par exemple. L'impossibilité de quitter la terre natale, comme si on n'y était attaché, pas au sens affectif, mais au sens d'un enchaînement. Une sorte de fatalité qui prive de liberté, de libre arbitre et d'espoir aux personnages. Sauf qu'ici, l'espoir, il existe, il est mince, difficile à atteindre, mais il existe.
A l'inverse des bouquins de Joy, terriblement sombre et qui ne peuvent mener qu'à une fin terrible, "Mon territoire" poursuit un objectif fou : faire le bien dans un comté gangrené par le mal depuis toujours ou presque. Il y a dans la quête de Harley une dimension utopiste merveilleuse, touchante et sincère, dont on redoute qu'elle s'achève de la pire des façons.
C'est évidemment un des enjeux de ce roman : voir comment Harley, seule contre tous, ou presque, va s'en sortir ; découvrir ce qu'elle a imaginé, pourquoi elle se lance à ce moment-là précisément et comment elle va réaliser ce qu'elle a derrière la tête. Je ne devrais pas le dire, mais on va même aller un peu plus loin que ça...
On pourrait gloser un moment sur la morale de tout cela, même si je doute que la morale ait jamais eu droit de citer dans le North County. Elle va sans doute s'y installer doucement, mais pour cela, il faudra conserver les mêmes méthodes encore un moment, pour que tout le monde comprenne bien le message : tout change, mais le nom des McKenna va continuer à vouloir dire quelque chose !
Un dernier mot, le North Coutny n'existe pas, mais il s'inspire tout de même fortement des comtés du nord de la Caifornie, pour sa géographie, sa faune et sa flore, mais aussi, hélas, pour les personnages peu recommandables qu'on peut y croiser. Tess Sharpe, qui s'est fait connaître avec des romans young adult et signe ici un premier roman noir très réussi, connaît bien cette région.
Elle y a grandi, dans des conditions sans doute assez spéciales, fille d'un couple de punks rockers venus chercher le calme dans ce coin un peu perdu. C'est une manière de rendre hommage à ce coin d'Amérique qu'on ne voit pas souvent servir de décor à des romans, même si je ne suis pas tout à fait sûr que cela soit emprunt d'une grande nostalgie.
Il y a aussi deux thèmes importants dans le roman, que Tess Sharpe souligne d'ailleurs dans sa notule finale, car ce sont deux sujets très sérieux, bien au-delà de la fiction : le premier, c'est l'inquiétante montée d'une extrême droite américaine se revendiquant clairement du nazisme, à l'image de Carl Springfield dans "Mon territoire".
Tess Sharpe le rappelle à juste titre, ce n'est pas qu'un phénomène rural, les néo-nazis américains sont loin d'être tous des rednecks bêtes et méchants, issus de lignées consanguines. Non, cette idéologie se répand partout, dans les grandes villes aussi, au sein des couches supérieures de la société, et chez des personnes nettement plus influentes et dangereuses à terme.
Le deuxième thème, qui est au coeur de "Mon territoire", ce sont les violences faites aux femmes. Dans le North County, c'est un mal chronique, et l'initiative de Jeannie et Mo, le Ruby, est un motif de colère chez ces hommes dont on remet en cause l'autorité. Le Ruby, où vivent celles que tout le monde appelle les Rubinettes, est une cible, c'est clairement vécu ainsi.
Les femmes tiennent un rôle très important dans "Mon territoire", parce qu'elles sont des résistantes, et des modèles au-delà du cadre fictionnel. Certaines scènes sont dures, mais d'autres sont puissantes et réjouissantes, car dans le sillage de Harley McKenna, ce sont toutes les femmes du North County qui retrouvent la confiance et leur union fait leur force...
A l'âge de 8 ans, à quelques semaines d'intervalle, Harley McKenna a été témoin de la mort de sa mère dans des circonstances effroyables et du meurtre d'un homme par son père, afin d'obtenir les informations qui pourraient l'aider à se venger... Difficile de vraiment se construire dans un contexte pareil, qui ne s'est pas vraiment arrangé par la suite.
Harley a grandi dans le North County, situé tout au nord, comme son nom l'indique, de la Californie, proche de la frontière avec l'Oregon. Là, son père, Duke McKenna règne en maître. Officiellement, il gère des entreprises de transport tout ce qu'il y a de plus légal et tout ce qu'il y a de plus rentable, mais tout cela est une couverture.
En réalité, McKenna règne sur un royaume fondé sur la fabrication et la vente de méthamphétamine et il s'assure par tous les moyens à sa disposition, y compris et surtout les plus violents, d'être en monopole. Duke McKenna est un tueur, un homme violent et sans pitié, une ordure finie. Un homme craint par tous justement pour ces raisons...
Et pourtant, le coeur de pierre de ce monstre a battu plus fort lorsqu'il a rencontré Jeannie Hawkes. Difficile de faire plus différents que ces deux-là. Pas seulement parce que Jeannie était une femme rigoureusement honnête, mais parce qu'elle voulait faire le bien autour d'elle, utiliser le fruit du crime pour que cela soit utile à d'autres moins chanceux.
Ainsi a-t-elle fondé le Ruby, un lieu d'accueil destiné aux femmes battues voulant trouver un refuge loin d'un mari violent. Un lieu dont elle s'est occupée jusqu'à sa mort, avec Mo, une indienne au caractère bien trempé, qui a assuré la relève par la suite. Depuis qu'elle est adulte, Harley a repris les rênes de cet établissement avec Mo, en souvenir de sa mère.
Aujourd'hui, Harley approche de ses 23 ans et elle travaille pour son père. Elle relève les compteurs, comprenez qu'elle récupère l'argent que les commerçants du coin doivent verser à son père pour s'assurer sa protection. On n'est pas dans le New York des Corleone ou le New Jersey des Sopranos, mais les bonnes vieilles méthodes ont fait leurs preuves.
Depuis toujours, et plus encore depuis la mort de sa mère, Duke a surprotégé Harley, la coupant du reste du monde. Oh, bien sûr, elle pouvait batifoler sur les 240 hectares appartenant à son père, mais cela peut devenir pesant. Surtout quand ce même père décide de faire lui-même l'éducation de sa fille, et je ne parle pas de lecture, de maths ou de musique...
Duke McKenna a formé Harley pour qu'elle devienne son bras droit et qu'elle lui succède un jour à la tête de l'empire familial. Gonflé, quand on sait que dans ce coin, les femmes ne sont même pas des faire-valoir. Ici, les affaires, c'est une histoire de mecs, de durs, de tatoués, et la concurrence est féroce, il ne faut jamais baisser la garde.
Et le plus dangereux des concurrents s'appelle Carl Springfield, un néo-nazi, ambitieux et fêlé, aussi violent et sans scrupule que McKenna. Leur rivalité remonte à loin, mais McKenna a su imposer une espèce de "Pax Romana" dans le North County, même si tout le monde sait que Springfield guette le bon moment pour relancer les hostilités et renverser McKenna.
Harley a donc grandi dans ce climat si particulier, ce climat de guerre de clans, façon Hatfield et McCoy (avec un soupçon de "Breaking Bad" pour corser l'affaire), déchirée entre ce père qu'elle voudrait tant haïr pour ce qu'il est, mais dont elle a retenu l'enseignement mieux qu'il ne l'imagine, et cette mère au grand coeur qu'on lui a enlevée trop tôt.
Pourtant, cette fois, Harley sait que le moment est venu d'un coup de Jarnac qui, s'il réussi, lui permettra de changer la donne, de faire du North County non plus une zone de non-droit, mais un lieu où l'on ferait enfin le bien. Et pour cela, elle croit savoir comment faire, un plan mûrement réfléchi pour s'imposer à tous ces mecs.
Pour faire du North County son territoire...
Avant d'aller plus loin, puisque je termine ce résumé avec le titre français, parlons-en. Il vaut ce qu'il vaut, ce titre, il ne me fascine pas, pour être franc, mais il a sa raison d'être. D'abord parce qu'il marque le changement qui va se produire au cours du roman : du côté limitatif, ce territoire qu'elle n'a pas le droit de quitter sur ordre de son père, à la possession, conquise de haute lutte.
Entre ces deux extrémités, il va s'en passer, des choses ! Et le lecteur va en apprendre énormément sur Harley, sa famille, ses amis, en particulier Will, le plus proche, le seul de son âge, en tout cas, sur ses ennemis, ses affaires, sa vie. Sur sa culpabilité, aussi, tant elle souffre de voir tous ceux qu'elle connaît, qu'elle aime, souffrir parce qu'ils tiennent à elle. Et parfois mourir...
On va aussi en apprendre énormément sur ses intentions, évidemment. Sur ce qu'on ne soupçonne pas du tout quand commence le roman et qui va se dérouler sous nos yeux. Parce que c'est Harley qui est la narratrice, et qui décide donc de la manière de raconter cette histoire, son histoire, fort agitée ces quinze dernières années, et qui est aussi son territoire.
Mais, en VO, le titre n'a rien à voir. Le livre s'intitule "Barbed Wire Heart", ah, oui, exactement, comme dans la citation en titre de ce billet. Ce coeur qu'il faut protéger, coûte que coûte, entourer de barbelé pour que rien ne l'atteigne, et en l'occurrence, pour que rien ne la détourne de l'objectif qu'elle s'est fixé, même le risque qu'elle prend de devenir... comme son père.
C'est sa hantise, elle ne veut surtout pas devenir ce monstre sans coeur, capable des pires horreurs. Et si elle a bien retenu les leçons qu'il lui a dispensées, elle s'est juré, sans le lui avouer, que jamais elle ne tuerait qui que ce soit, quelque soit la situation. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne se défendra pas, ou qu'elle ne leur jouera pas, à tous, un tour à sa façon...
On ne cesse de lui dire, et pas toujours pour la féliciter, qu'elle préfère sa mère à son père (eh non, pas de lard dans cette histoire, amis lorrains), mais qu'elle ne peut rien y faire : elle est et restera une McKenna. La fille de Duke, du terrible Duke, et la descendante d'une lignée de salopards ayant fait régné la terreur dans le North County depuis des générations...
Harley est une McKenna, contre ça elle ne peut rien. Mais, plus qu'une McKenna, elle est l'unique héritière de l'empire, un empire bâti sur la mort d'innocents, détruits par la drogue que fabrique et vend son clan, sans compter tous ceux qui ont fini dissous dans l'acide et éparpillés façon puzzle dans les immenses forêts de la région, sur cette terre rouge si particulière...
Tout le roman, tout ce qui se révèle peu à peu à nous découle de cette lutte intérieure entre ses deux ascendants, aux caractères, aux ambitions, aux raisons de vivre à l'opposé les uns des autres. De cette lutte, elle essaye de faire une force, en utilisant les meilleurs côtés de ses deux parents, pour ne pas sombrer et se laisser avaler par le côté obscur.
Et pourtant, il y a en Harley une rage, une colère, un désir de vengeance qu'elle réprime, parce qu'elle sait que si elle se laisse gagner par eux, elle aura perdu la bataille. Il faut qu'elle garde le contrôle d'elle-même, de ce que l'hérédité lui a donné, de cette violence qu'elle repousse et qu'elle n'utilise qu'en cas de force majeure. Sa personnalité, c'est aussi son territoire, elle se connaît remarquablement bien.
Elle connaît aussi les autres, ceux qui l'entourent, son père, Will, Mo, les alliés, mais aussi les ennemis. Elle les connaît car elle les a observés, tous. Et pour certains, sans qu'ils se méfient de quoi que ce soit, parce que ce n'est qu'une fille. Elle sait qu'ils ne la craignent pas parce qu'elle est une femme. Et si c'est ce qui la met le plus en danger, c'est sans doute aussi sa plus grande force.
Ca, et ce qu'elle sait et que tous les autres ignorent...
Je n'ai pas encore parlé de la construction du livre, c'est le bon moment pour ça. D'entrée, le lecteur prend un uppercut avec cet incipit : "J'ai huit ans la première fois que je vois papa tuer un homme". Suis le chapitre qui retrace cet épisode au combien traumatisant. Puis, le chapitre suivant se déroule dans le présent, près de 15 ans plus tard.
Ainsi vont alterner les chapitres passés et présents. Les chapitres passés s'ouvrent tous sur une phrase du même genre que l'incipit : "J'avais tel âge quand..." De mémoire, la formule varie quelques fois, mais le plus souvent, c'est ainsi que ça débute. On croirait entendre "It was a very good year", de Frank Sinatra, sauf que Harley n'a pas beaucoup connu de "very good years" dans sa vie...
A chacun de ces chapitres correspond un souvenir particulier, un événement qui a marqué sa vie. Et le plus souvent, il s'agit d'épisodes violents, pas forcément autant que le chapitre d'ouverture, sinon il ne resterait plus grand monde debout. Autant de moments-clés qui ont forgé le caractère de Harley, mais aussi qui ont nourri sa soif d'idéal.
Cette alternance permet au passé de nourrir le présent et au présent d'éclairer le passé (ou l'inverse), elle fournit surtout peu à peu toutes les pièces d'un étonnant puzzle, qui ne ressemble pas du tout à ce que l'on imaginait trouver en attaquant la lecture. Il y a une montée en puissance de cette histoire tout à fait remarquable, un fabuleux travail d'écriture, qui laisse des indices qu'on ne voit pas tout de suite.
Harley est un personnage qui marque, par son courage, sa détermination, sa volonté de faire le bien dans un monde où le mal domine et écrase tout. C'est d'ailleurs ce qui rend ce roman noir totalement atypique : on y trouve des codes du genre, y compris cette version contemporaine qui délaisse les centres urbains pour s'installer dans des zones rurales, en déshérence, oubliées...
On retrouve chez Harley le même enracinement toxique dans un terroir qui ne laisse que peu d'avenir que dans "Le Poids du monde", de David Joy, par exemple. L'impossibilité de quitter la terre natale, comme si on n'y était attaché, pas au sens affectif, mais au sens d'un enchaînement. Une sorte de fatalité qui prive de liberté, de libre arbitre et d'espoir aux personnages. Sauf qu'ici, l'espoir, il existe, il est mince, difficile à atteindre, mais il existe.
A l'inverse des bouquins de Joy, terriblement sombre et qui ne peuvent mener qu'à une fin terrible, "Mon territoire" poursuit un objectif fou : faire le bien dans un comté gangrené par le mal depuis toujours ou presque. Il y a dans la quête de Harley une dimension utopiste merveilleuse, touchante et sincère, dont on redoute qu'elle s'achève de la pire des façons.
C'est évidemment un des enjeux de ce roman : voir comment Harley, seule contre tous, ou presque, va s'en sortir ; découvrir ce qu'elle a imaginé, pourquoi elle se lance à ce moment-là précisément et comment elle va réaliser ce qu'elle a derrière la tête. Je ne devrais pas le dire, mais on va même aller un peu plus loin que ça...
On pourrait gloser un moment sur la morale de tout cela, même si je doute que la morale ait jamais eu droit de citer dans le North County. Elle va sans doute s'y installer doucement, mais pour cela, il faudra conserver les mêmes méthodes encore un moment, pour que tout le monde comprenne bien le message : tout change, mais le nom des McKenna va continuer à vouloir dire quelque chose !
Un dernier mot, le North Coutny n'existe pas, mais il s'inspire tout de même fortement des comtés du nord de la Caifornie, pour sa géographie, sa faune et sa flore, mais aussi, hélas, pour les personnages peu recommandables qu'on peut y croiser. Tess Sharpe, qui s'est fait connaître avec des romans young adult et signe ici un premier roman noir très réussi, connaît bien cette région.
Elle y a grandi, dans des conditions sans doute assez spéciales, fille d'un couple de punks rockers venus chercher le calme dans ce coin un peu perdu. C'est une manière de rendre hommage à ce coin d'Amérique qu'on ne voit pas souvent servir de décor à des romans, même si je ne suis pas tout à fait sûr que cela soit emprunt d'une grande nostalgie.
Il y a aussi deux thèmes importants dans le roman, que Tess Sharpe souligne d'ailleurs dans sa notule finale, car ce sont deux sujets très sérieux, bien au-delà de la fiction : le premier, c'est l'inquiétante montée d'une extrême droite américaine se revendiquant clairement du nazisme, à l'image de Carl Springfield dans "Mon territoire".
Tess Sharpe le rappelle à juste titre, ce n'est pas qu'un phénomène rural, les néo-nazis américains sont loin d'être tous des rednecks bêtes et méchants, issus de lignées consanguines. Non, cette idéologie se répand partout, dans les grandes villes aussi, au sein des couches supérieures de la société, et chez des personnes nettement plus influentes et dangereuses à terme.
Le deuxième thème, qui est au coeur de "Mon territoire", ce sont les violences faites aux femmes. Dans le North County, c'est un mal chronique, et l'initiative de Jeannie et Mo, le Ruby, est un motif de colère chez ces hommes dont on remet en cause l'autorité. Le Ruby, où vivent celles que tout le monde appelle les Rubinettes, est une cible, c'est clairement vécu ainsi.
Les femmes tiennent un rôle très important dans "Mon territoire", parce qu'elles sont des résistantes, et des modèles au-delà du cadre fictionnel. Certaines scènes sont dures, mais d'autres sont puissantes et réjouissantes, car dans le sillage de Harley McKenna, ce sont toutes les femmes du North County qui retrouvent la confiance et leur union fait leur force...