Les deux vies de Pénélope (Judith Vanistendael – Editions Le Lombard)
Pénélope est chirurgienne pour une organisation humanitaire. En dix ans, elle a effectué trente-deux missions dans des pays en guerre, notamment à Alep en Syrie. Mais pendant qu’elle sauve des vies à des milliers de kilomètres de chez elle, elle est forcément absente de la vie quotidienne de sa famille à Bruxelles. Et elle rate des événements importants. Lorsque sa fille de 13 ans découvre en pleine nuit qu’elle vient d’avoir ses premières règles, c’est sa mamy qu’elle appelle à la rescousse plutôt que sa mère. Et pour cause: exactement au même moment, Pénélope s’active dans une salle d’opération pour tenter de ramener à la vie une fille syrienne du même âge que la sienne. En vain: les blessures qu’elle a encourues suite à un bombardement sont trop graves. Pénélope ne parvient pas à la sauver. Quand celle-ci revient finalement en Belgique entre deux missions, elle se rend compte que le fantôme de l’adolescente s’est glissé dans sa valise et qu’il la suit partout. Même à Bruxelles, l’horreur de ce qu’elle a vécu en Syrie ne la lâche plus, comme une tache de sang indélébile. Et le plus dur, c’est que ses proches ne semblent pas se rendre compte de ce qu’elle vit. Ne voient-ils pas que Pénélope a de plus en plus de mal à troquer sa blouse de chirurgienne pour celle de mère et d’épouse? Ne voient-ils pas que les retours à la maison lui sont de plus en plus pesants? Malgré tout l’amour de son mari, de sa fille, de sa mère, de sa soeur, Pénélope ne se sent plus à sa place dans un foyer douillet en Europe occidentale. Le simple fait de choisir un nouveau manteau avec sa fille ou de profiter d’un petit déjeuner avec sa famille lui paraît d’une futilité insoutenable. « C’est la guerre là-bas », s’écrie-t-elle. Le corps de Pénélope est à Bruxelles, mais son esprit est resté à Alep…
Que font les héros quand ils rentrent chez eux et qu’ils retrouvent le train-train quotidien? C’est la question inattendue à laquelle répond Judith Vanistendael dans le roman graphique « Les deux vies de Pénélope ». Un livre interpellant, sensible, nuancé, qui montre à quel point ce retour à la maison peut s’avérer difficile, voire même impossible. C’est particulièrement vrai quand on est une épouse et une mère de famille. Car si la société accepte facilement qu’un homme quitte les siens pendant de longs mois pour une mission à l’autre bout du monde, ce même choix est rapidement pointé du doigt lorsqu’il est posé par une femme. Quand Pénélope revient au pays, on ne lui demande ni ce qu’elle a fait en Syrie ni quand elle compte repartir, mais on insiste lourdement sur le fait qu’elle ferait mieux de rester à la maison une bonne fois pour toutes… Ce qui est formidable dans « Les deux vies de Pénélope », c’est que Judith Vanistendael n’impose aucun point de vue à ses lecteurs. Elle met en avant les préoccupations des uns et des autres, mais en ne posant aucun jugement moralisateur. C’est au lecteur de se faire sa propre opinion. Et ça fonctionne, car en refermant ce livre, on y réfléchit encore pendant longtemps, ce qui est toujours bon signe. L’autre grand point fort de cette BD, ce sont ses dialogues. Tous les mots sonnent juste. « Je ne veux pas une phrase qui n’a pas de signification. Chaque mot doit être important pour l’histoire et avoir un sens, même caché », confirme Judith Vanistendael. L’autrice flamande précise d’ailleurs qu’elle a travaillé pendant deux ans sur les dialogues avec sa traductrice et avec son père, qui est écrivain. A titre de comparaison, le dessin ne lui a pris que six mois…. Cela ne signifie pas, pour autant, que la partie graphique a été négligée. Au contraire: les dessins se révèlent, eux aussi, très touchants et délicats, grâce notamment à l’utilisation de crayons de couleur et d’aquarelle. Après « David, les femmes et la mort » et « Salto », Judith Vanistendael confirme avec « Les deux vies de Pénélope » qu’elle est bel et bien l’une des autrices de BD les plus intéressantes de sa génération.