La violence conjugale est la première cause de mortalité des femmes de 19 à 44 ans en France. Tandis que l’on assiste, dans les médias traditionnels, à la normalisation du terme de « féminicide » pour qualifier les meurtres de femmes par leurs conjoints, lire Andrea Dworkin permet d’engranger certaines expressions-clefs afin de comprendre à quelle profondeur se noue le drame. Justement, les éditions Syllepse ont anticipé l’actualité, puisqu’elles faisaient paraître, au début de cette année, une nouvelle traduction d’Intercourse (1987).
Car « il existe une haine des femmes, inexpliquée, non diagnostiquée, généralement non reconnue, qui imprègne la pratique sexuelle et la passion sexuelle » (p. 157) : l’ouvrage s’attache à dessiner les contours de cette haine, à partir de ses conséquences sur le coït. Celle sexualité, on peut à bon droit l’appeler « sadique ». Monique David-Ménard note dans Tout le plaisir est pour moi (2000) que la sexualité initiée par Sade, celle d’hommes interchangeables dans la mesure où tous les phallus sont égaux, anticipe l’égalité républicaine des citoyens masculins lors la Révolution française. Tel est précisément ce que dénonce Dworkin, du point de vue des femmes : « j’aime ça est le critère de citoyenneté, et j’en veux épuise à peu près pour les femmes la portée du Premier amendement » (p. 14). La lutte pour les droits passe donc nécessairement par la chambre à coucher.
Les exemples étudiés par A. Dworkin sont essentiellement littéraires, tirés de « Tolstoï, Kôbô Abé, James Baldwin, Tennessee Williams, Isaac Bashevis Singer et Flaubert » en particulier. « J’adore la littérature que ces hommes ont créée, mais je ne vais pas vivre ma vie comme s’ils étaient réels et moi non », prévient l’autrice (p. 13). Sophie Tolstoï, la femme du romancier, est (ici comme chez Simone de Beauvoir) l’exemple obsédant de l’épouse martyrisée par la « sexualité d’annihilation », qui est aussi une sexualité « nihiliste » (p. 139). Tolstoï est un exemple efficace pour deux raisons. D’abord parce que ses écrits intimes le montrent lucide sur sa honte du coït, et sa honte de la virilité, dont beaucoup d’hommes qui la ressentent n’ont pas connaissance. Ensuite parce que Sophie Tolstoï elle-même a laissé des Mémoires qui permettent d’en mesurer les conséquences.
Ayant débuté son parcours militant par la dénonciation de la pornographie, Andrea Dworkin a souvent été caricaturée en censeure puritaine. Or c’est elle-même qui est menacée de censure, car le coït est intouchable dans la société hétéro-normée. Comme elle le rappelle, La Sonate à Kreutzer [de Léon Tolstoï] a été censurée par l’État à cause de son opposition au coït, particulièrement dans le mariage » (p. 24). A. Dworkin plaide pour d’autres formes de coïts que ceux de la sexualité d’annihilation, qui demeurent majoritaires : « on qualifie d’anti-sexe les critiques du viol, de la pornographie et de la prostitution, sans nuance ni examen, peut-être parce que tant d’hommes utilisent ces ignobles voies d’accès et de domination pour baiser et que, sans elles, le nombre de coïts chuterait au point où les hommes pourraient se retrouver quasi chastes » (p. 66). Changer le coït est pour l’homme un risque qu’il n’est pas prêt à prendre, lui qui préfère une sexualité sans « rien au-dedans à risquer », moyennant son « engourdissement affectif » (p. 75).
Valérie Rey-Robert, dont le dernier livre, Une culture du viol à la française, est paru en février, a souligné en 2016 sur son blog « Crêpe Georgette » la similarité des termes de « génocide » et de « féminicide ». En effet, le processus qui conduit à employer ce mot est similaire, parce que le processus qui conduit aux actes l’est aussi. Dans La Sonate à Kreutzer, Tolstoï proposait dès 1889 la comparaison des réactions respectives des Juives et des femmes à l’oppression du stéréotype : « Ah, vous voulez que nous ne soyons que des commerçants. Très bien, nous autres commerçants, nous allons vous dominer, disent les Juifs. Ah, vous voulez que nous ne soyons que des objets de plaisir sensuel, très bien, nous autres objets de plaisir sensuel, nous allons vous asservir », disent les femmes (cité p. 31-32). Ainsi le féminicide, comme le génocide, constitue la tentative tragique de détruire la propre faiblesse de l’homme qui le commet. A. Dworkin rappelle aussi que Wilhelm Reich a expliqué le succès populaire de la croix gammée en Allemagne par le fait qu’elle représentait deux figures humaines enlacées dans un acte sexuel et nourrissait la frustration du peuple (p. 194).
Début 2019, au même moment que cette nouvelle traduction de Coïts, paraissait Au-delà de la pénétration, de Martin Page, aux éditions Monstrograph. Comme Martin Page, Andrea Dworkin montre que le coït advient au milieu du développement des jeunes gens sans aucune transition, comme un événement « si distinct, si entièrement différent de toute autre expérience ou catégorie de sensation » qu’il n’entretient généralement aucun lien avec d’autres formes de relation sexuelle et d’actes d’amour (p. 149). La soi-disant perte de la virginité est le mythe qui constitue cette rupture.
« Il existe tant de mots sales pour nommer les femmes qu’il est rare qu’on puisse tous les apprendre, même dans sa propre langue » (p. 188). Choisissant d’emblée le terrain littéraire, Andrea Dworkin livre un essai sur son expérience de lecture bien plus qu’une anthropologie du coït, ce qui l’amène quelquefois à rapprocher des textes très différents, sans explication, pour la raison qu’ils ont provoqué chez elle des impressions similaires (ainsi la liste de prescriptions religieuses misogynes tirées de religions différentes, p. 180 sq.). Mais ce point de vue a l’avantage de se poser sur le plan symbolique, plan où se situe la distinction de genre – comme Judith Butler l’a démontré, trois ans plus tard, avec Trouble dans le genre. Le féminicide, parce qu’il refuse l’existence des femmes et désire l’omnipotence des hommes, est au fond similaire à ce que la psychanalyse appelle le refus du symbolique.
Ailleurs : voir surtout la chronique vidéo d’Un grain de lettres dont je partage les vues, et l’avant-propos de Coïts disponible gratuitement ici.
Andrea Dworkin, Coïts, trad. Martin Dufresne, éditions Syllepse, 224 p., 20€.