Je n’en dirai pas trop. Juste un peu. De toute façon, l’intrigue de Ici n’est plus ici est quasi impossible à résumer. De toute façon encore, mon billet est à peu près le millième et, si tu n’as pas déjà lu le roman de Tommy Orange, tu comptes peut-être le faire, et tu ferais bien.Je me limiterai à te dire pourquoi Ici n’est plus ici m’a ébranlée à ce point. D’abord, j’attendais ce roman comme j’attends mon premier café du matin. C’est LE titre de cette rentrée que j’attendais avec le plus d’impatience. (La faute à Autist Readinget à Electra qui m’ont alléchée avec leur billet.) Aussi bien dire que mes attentes étaient extrêmement élevées. D’autant plus que les avis glanés ici et là sur les blogues étaient unanimes et que dans ces cas, j’ai souvent tendance à faire figure de mouton noir.
Mais non, tout au contraire: je fais figure de mouton blanc passé à l’eau de javel, tout droit sorti de la sécheuse. Tout est parfait dans ce roman, tout est juste: sa construction, la diversité de ses points de vue, la richesse et la profondeur de ses personnages, l’intrigue sous-jacente. La principale force de Tommy Orange est d’être arrivé à donner vie à douze personnages (femmes, hommes, jeunes et moins jeunes) avec la même justesse. Chacun traîne son boulet, certains plus lourds à porter que d
’autres.La jeunesse autochtone, mais pas seulement elle, en prend pour son grade; reste que des ados scotchés à leurs écrans, socialement inadaptés, il y en a partout!Il y a quelque chose qui cloche dans tout ça. Quelque chose dans l’omniprésence de la lueur des écrans de téléphone sur leur visage, ou la trop grande agilité avec laquelle ils tapent leurs SMS, leur façon androgyne de s’habiller, leur façon si lisse de s’habiller, leur façon si lisse d’être hyper politiquement correct alors qu’il leur manque tout le raffinement social, les manières et la politesse d’antan. Edwin est comme ça, lui aussi. Calé en technologue, ça oui, mais dès qu’il se retrouve confronté à la vraie rudesse du monde extérieur, par-delà l’écran, sans l’écran, c’est un bébé.Tommy Orange égratigne également au passage notre insensibilité grandissante de modernes hyperconnectés.Nous regardons et ressentons l’horreur, l’invraisemblance de cet acte [une fusillade], toute une journée, deux jours entiers, une semaine, nous envoyons des messages et cliquons sur des liens, nous likons avec un pouce levé ou un émoji triste, nous partageons des contenus et puis… et puis c’est comme s’il n’était rien arrivé, nous passons à autre chose, un nouvel événement se produit. Nous nous habituons à tout au point de nous habituer au fait d’être habitué à tout.Je lis beaucoup de littérature autochtone, ça, tu le sais déjà. Mais je n’avais encore jamais lu de roman autochtone exclusivement urbain et dans lequel Internet est aussi présent. Au final, qu’ils vivent en ville ou dans des réserves, les Autochtones sont touchés par le racisme, la pauvreté, l’alcoolisme, la toxicomanie, la violence conjugale, etc.On ne se fera pas d’accroires, la construction du roman est complexe. Il faut s’accrocher. Après maints tournants et détours – tous plus prenants les uns que les autres –, tous les destins des personnages convergent vers le Coliseum d’Oakland, où a lieu un grand pow-wow. Une fin comme un gros coup de massue en plein front.
Dépoussiéré des stéréotypes entretenus par les Blancs, loin de tout ton revanchard ou nostalgique, Ici n’est plus ici sonne l’heure juste sur ce que signifie le fait d’être Autochtone, aujourd’hui. Ne serait-ce que pour ça, le roman de Tommy Orange est un véritable tour de force.Tu comprends mieux, maintenant, pourquoi je suis à ce point sonnée? Toi, tu l’as lu? Sinon, t’as l’intention de le lire, hein?!Ici n'est plus ici, Tommy Orange, trad. Stéphane Roques, «Terres d’Amérique», Albin Michel, 330 pages, 2019.★★★★★© Aaron Huey.