"Le coeur est noir, le coeur est gelé. Seule une chanson peut être aussi effrontée. Le jour s'étire, la nuit est brune, seul un enfant peut atteindre la lune".

Il manque la mélodie qui accompagne cette comptine, j'en conviens, mais c'est pourtant bien ces paroles sibyllines qui serviront de ce titre à un billet consacré à un roman de fantasy, premier tome d'un cycle dont l'univers sort carrément de l'ordinaire. Un univers déton(n)ant, qui fait plus penser à du western qu'au classique univers médiéval fantastique, et des personnages qu'on pourrait croiser dans les films de Sergio Leone. "La Marque du Corbeau" est donc la première partie du cycle "Blackwing", imaginé par Ed McDonald (et paru aux éditions Bragelonne, disponible poche et grand format ; traduction de Benjamin Kuntzer), et l'on y fait la rencontre d'un personnage bourru, blasé, dont les secrets font clairement partie de l'intrigue, le capitaine Ryhalt Galharrow, chef d'une troupe de chasseurs de primes oeuvrant dans un endroit idyllique dont le nom est un slogan publicitaire à lui tout seul : la Désolation. Et ce n'est pas une publicité mensongère ! Mais la nouvelle mission qui lui est confiée va changer bien des choses dans son existence...
Ryhalt Galharrow, épaulé par Nenn et Tnotna, est chargé d'amener devant la justice des prévenus, dont certains ont la mauvaise idée de prendre la poudre d'escampette au lieu de se rendre... Il s'agit alors de les retrouver, de les pourchasser, de les capturer, de les ramener et de repartir avec la récompense. Un boulot de chasseur de primes que l'homme fait avec un certain talent.
En particulier lorsque les fugitifs ont l'idée saugrenue d'aller se planquer dans ce qu'on appelle la Désolation, un territoire qui porte bien son nom... C'est un désert, un désert hostile. Pléonasme, me direz-vous. Peut-être, mais dans le cas présent, c'est une hostilité majuscule. Aucun humain ne survit bien longtemps dans la Désolation.
Cette étendue n'a pas toujours été un désert. Avant, se trouvait là une forêt millénaire, que la folie humaine a éradiqué en quelques instants. La faute à la Machine de Nall, l'arme absolue qui a permis de mettre fin à la guerre des décennies plus tôt. Invention magique d'un savant certainement fou, cette arme est aussi terrifiante que persuasive. La Désolation est là pour le rappeler.
Un territoire ravagé, mais qui reste très dangereux, car des traces de magie y persiste, incontrôlables.
Galharrow et ses amis connaissent la Désolation comme leur poche et savent que des traces de magie persistent, sournoises et mortelles. Ces chasseurs de prime font partie des rares personnes capables de sauver les inconscients qui pensent que leur salut passe par cette terre perdue... A condition qu'ils réussissent à les retrouver avant qu'ils ne fassent de funestes rencontres...
Galharrow est un chef, c'est vrai, mais c'est aussi un homme fatigué, désabusé, cynique, qui fait ce boulot comme une routine à peine profitable... Pourtant, lors de la mission qui ouvre le roman, un événement inattendu va se produire, qui va ébranler le chasseur de primes. Quelque chose qui ne s'était plus produit depuis cinq ans.
Les bras de Galharrow sont couverts de tatouages. Parmi eux, s'en trouvent un bien particulier : la Marque du Corbeau. Un oiseau d'encre à qui il arrive de prendre vie (et pour Galharrow, ce n'est pas le meilleur moment de la journée, il dérouille sévère) pour donner des ordres au chasseur de primes, avant de s'auto-détruire comme la bande magnétique de "Mission : Impossible".
Cette fois, le Sans-Nom, puisque c'est ce genre... d'entité qui se cache derrière la marque, lui ordonne de se rendre au Poste Douze, un des postes de surveillance établi tout au long de la lisière de la Désolation et formant le Cordon. Là, il devra prendre en charge une femme et s'assurer qu'elle survive... Le Corbac, comme l'appelle Galharrow, n'est guère bavard, et à peine plus précis...
Qu'à cela ne tienne, ils aviseront sur place, si on les laisse entrer. Mais là-bas, une drôle de surprise attend le chasseur de primes. Enfin, drôle, c'est une façon de parler... Car lorsqu'il apprend qui est la femme qu'il va devoir prendre en charge, le choc qu'il ressent est plus violent encore que lorsque le Corbac s'arrache de sa chair.
Dame Ezabeth Tanza... Un nom qu'il connaît et n'a plus entendu depuis longtemps. Bien avant qu'il n'arpente la Désolation à la recherche de fugitifs pour quelques ronds vite dépensés... Non, cela remonte à une jeunesse aux allures de vie antérieure, tant elle semble lointaine... Une vie devenue un secret, que Galharrow a refoulé au fin fond de sa mémoire depuis tout ce temps.
Mais avant même que Galharrow puisse s'assurer qu'il n'a pas rêvé, qu'il ne confond pas avec quelqu'un d'autre ou qu'il s'agit d'une malheureuse homonymie, une explosion se produit dans l'enceinte du Poste Douze. A l'origine de l'attentat, un enfant, une dizaine d'années tout au plus. Enfin, ce qui semble être un enfant et que Galharrow identifie comme un Favori...
Par l'ouverture résultant de l'explosion, s'engouffrent des créatures qui semblent avoir choisi cette cible en toute connaissance de cause... Au Poste Douze, se trouve la fameuse Machine de Nall, qui protège ce côté-ci de la Désolation. La voir tomber aux mains des ennemis serait une terrible nouvelle, annonciatrice de bien des horreurs...
Pourtant, il semble que le Favori ne soit pas venu pour cela. Non, ce qu'il veut, c'est "La Dame"... Soudain, Gaharrow comprend pourquoi le Corbac l'a remis sur le chemin d'Ezabeth : il la savait menacée... Et c'est donc à Galharrow et ses lieutenants d'empêcher cela... Et ce boulot de garde du corps ne s'annonce pas de tout repos...
Bon, comme souvent, planter le décor sans trop en dévoiler n'est pas évident. Où placer le curseur, que dire ? Qu'expliquer quand on est dans un univers imaginaire, comme ici, avec des termes et des repères que l'on ne possède pas immédiatement. Pour ce qui concerne "La Marque du Corbeau", je pense avoir fait l'essentiel, même s'il reste quelques éléments qui peuvent paraître incompréhensible.
Comme cette histoire de Favori, par exemple. Ce gamin terrifiant, qui semble déterminé à obtenir ce qu'il veut et commande à une armée de monstres... C'est qu'il y a un pendant aux Sans-Noms, ceux qu'on appelle les Rois des Profondeurs, des créatures immortelles assez immondes, qui ne sont pas sans rappeler, jusque dans leur appellations, les Grands Anciens imaginés par Lovecraft...
Eh oui, l'univers de "Blackwing" est assez fascinant, d'une très grande richesse et d'une remarquable cohérence, jusque dans ce qui en fait quelque chose de très original. Le mieux, c'est de lire le roman, bien sûr, mais si vous avez envie dans savoir plus sur cet univers, je vous invite à lire avec attention le très impressionnant travail d'Apophis pour tout décortiquer.
Je suis moins... technique, dans mon approche et, après tout, pas la peine de paraphraser Apophis. Permettez-moi donc de parler de cet univers avec mes mots, mes impressions. On est loin du classique décor médiéval. D'ailleurs, dès le départ, en découvrant ce qu'est la désolation, on comprend qu'on est dans de la fantasy post-apocalyptique.
La Machine de Nall possède des effets qu'on peut rapprocher de la bombe atomique, même si ici, on comprend qu'elle a plus à voir avec la magie qu'avec la physique nucléaire. Mais on comprend aussi à la réaction de Galharrow lors de l'attaque du Poste Douze que, contrairement à bien des romans post-apo, la cause de la catastrophe reste un véritable enjeu. Jusqu'à quel point ?
Et puis, il y a Galharrow, justement, qui n'a pas grand-chose à voir avec les chevaliers, les elfes ou les personnages en armure qu'on croise le plus souvent en fantasy. Galharrow, Nenn et Tnotna semblent sortir d'un western, et leurs chevaux, leurs armes à feu, leurs tenues vont dans ce sens. Jusqu'à Tnotna qui est l'Indien de la bande.
Un western post-apo, qui ne va pas jusqu'à se prendre pour "Mad Max", la technologie n'est pas assez élaborée pour en arriver là, mais offre tout de même un captivant champ des possibles, entre la Désolation, les postes avancés du Cordon, les ennemis de l'est et les créatures menées par le Favori qui débarquent là-dedans comme une troupe de hors-la-loi.
On peut ajouter à ce panorama Ezabeth qui, au contraire de Nenn, rappelle les personnages féminins qu'on croise souvent dans les westerns hollywoodiens, avec portant de grandes robes, des chapeaux... On comprend toutefois qu'elle appartient à la haute, et même à l'aristocratie de ce royaume, sans plus. Le reste viendra par la suite, évidemment...
C'est en tout cas un ensemble de choses qui fait de ce premier tome une curiosité et une lecture captivante, parce que dès les premiers chapitres, on se pose une foule de questions : sur l'univers lui-même, qu'il va falloir un peu mieux appréhender, sur les personnages que l'on rencontre, sans oublier les situations qui, vous l'aurez compris, dégénèrent très rapidement.
Ed McDonald nous happe d'entrée, et sans doute en grande partie parce qu'il nous surprend, parce qu'on se dit "tiens, ce n'est pas comme d'habitude" et parce qu'il nous place en position d'instabilité : "on est où, là, il se passe quoi, là ?" Eh oui, à peine remis de l'apparition de la Marque du Corbeau, on se retrouve devant l'explosion du Poste Douze, avec les tympans qui sifflent et couvert de poussière.
A peine remis, on va pouvoir s'interroger sur la suite : mais qui est donc Ezabeth, pour ainsi provoquer le réveil de forces occultes particulièrement dangereuses, les Sans-Noms et les Rois des profondeurs ? Et qui est donc vraiment Galharrow, dont l'image à la Eastwood ou à la Bronson filmés par Sergio Leone devient soudain floue ?
Non content de nous entraîner dans ce monde très structuré et passionnant à découvrir, Ed McDonald nous a concocté une histoire pleine de surprises, elle aussi, de rebondissements et d'action. Ca bastonne sévère, avec un armement qui permet justement de tout fracasser si l'envie lui en prend. Magie et explosif, cocktail à déconseiller, sauf si on est lecteur et qu'on se réjouit quand ça pète...
Je n'ai pas évoqué un des fils narratifs secondaires importants, dont on entend là aussi parler très tôt dans le livre, sans vraiment comprendre de quoi il s'agit (eh oui, des questions, toujours des questions...). Galharrow a toujours à l'esprit son ami, enfin ancien ami, Gleck Maldon, dont l'histoire semble assez particulière...
Maldon (♪♪ haaaaa, pa mélé mwen kon sa, ké ni Maldon, han han... ♪♪ ... Hum, désolé, pas pu m'empêcher, mais je ne le referai plus, promis), Maldon, disais-je, s'est enfui après avoir été interné... Et à travers lui, on comprend que la magie a des contreparties douloureuses, des effets secondaires qu'il vaut mieux éviter... On se dit que, fidèle à son ami, Galharrow aimerait lui venir en aide.
Ed McDonald met en scène des antihéros, des personnages dont on ne sait pas grand-chose, au moins au départ, mais qu'on devine tourmentés, rongés par un passé douloureux. Qu'il s'agisse de Galharrow, sombre, volontiers brutal, possédant un système de valeurs qui lui est propre, sans doute intègre, mais n'hésitant pas s'il faut tuer, ou d'Ezabeth, bien sûr.
Antihéros aussi, parce qu'on ne sait pas vraiment où se situent les clivages traditionnels du bien et du mal et qu'on ne sait pas trop quoi penser de la Marque du Corbeau. Les intérêts qui sont en jeu n'apparaissent pas clairement d'emblée, on pourrait même imaginer les voir renversés à un moment donné. Et ce genre de doute, moi, j'aime bien.
Je le préfère à des héros sans peur et sans reproche, qui peuvent bien sûr avoir leur charme, mais qui se ressemblent tout de même souvent. Là, Galharrow apparaît en position de faiblesse, d'une certaine manière, soumis aux Sans-Noms, dans l'incapacité de leur dire nom, quitte à se retrouver en première ligne, dans une situation impossible.
Jamais l'histoire ne les emmène là où on pourrait les imaginer aller. D'autant plus qu'on se conditionne pour le premier tome d'un cycle, mais là encore, Ed McDonald semble se jouer de cela, cycle il y aura, c'est sûr, mais à ses conditions, et elles sont drastiques, impitoyables. On referme ce premier volet aussi déstabilisés que lorsqu'on a commencé sa lecture...
Le deuxième tome est d'ailleurs déjà disponible en français (le troisième l'est aussi en VO pour ceux qui le souhaitent) et je suis très curieux de voir quel tour va prendre ce cycle, dont on sait déjà qu'il sera sombre, très sombre, et qu'il est peu probable qu'il se termine en happy end... Les titres des deux tomes suivants donnent d'ailleurs peut-être quelques indices.
On laisse Galharrow, narrateur du roman, je ne l'ai même pas signalé, dans une situation peu enviable, avec l'humeur qui va avec. Et la certitude qu'il ne pourra s'en sortir qu'en devenant justement un héros, en se dressant contre le destin que d'autres forces lui imposent. Mais j'anticipe certainement, je me trompe peut-être.
Cette "Marque du Corbeau" est en tout cas une vraie découverte, et Ed McDonald s'impose déjà comme l'un des fers de lance de l'heroïc fantasy britannique actuelle, aux côtés des Joe Abercrombie ou Anthony Ryan, par exemple. Et l'on souhaite surtout qu'il conserve à l'avenir cette créativité et cette minutie dans l'élaboration de ses univers, parce que c'est un bonheur de lecteur.