Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co
Jean-Paul Dubois.
Paul se retrouve dans les entrailles d'une prison montréalaise où il partage un carré de béton sordide avec Patrick Horton, un colosse dont le pedigree force le respect dans la grammaire carcérale. L'auteur décrit avec une justesse saisissante les conditions de détention déshumanisées et encadrées à l'excès, la promiscuité et les effractions d'intimité les plus avilissantes qu'ils ont à y subir. Mais cela n'empêchera pas que naissent entre eux une complicité et une tendresse salutaires.
"Je n'ai pas ce genre de prairie mentale pour laisser filer et courir mes idées. Je suis totalement prisonnier. Enfermé. Cet endroit me possède et chaque jour m'écorche. Certes, j'ai mes visites. Mais certains jours, les morts sont comme nous tous, ils ont le mal de vivre."Pour traverser sa solitude aux heures sombres, Paul convoque les fantômes de ses amours perdus: son père, sa femme et sa chienne avec qui il continue le dialogue jusqu'à retrouver le chemin du sommeil. Il remonte les souvenirs qui l'ont constitué, ses filiations complexes, les virages des trajectoires de chacun, de leurs certitudes et destinées. Alternant avec le déroulé de sa détention et des échanges avec son co-détenu, l'auteur nous fait voyager entre le Danemark, Toulouse (bien entendu) et le Canada. Les petites histoires constituent ainsi peu à peu la grande histoire, et un portrait de société se dégage: un monde dominé par les injustices et les hasards, que tous les hommes n'habitent effectivement pas de la même façon.
"Débarrassés de toute contrainte, nous éprouvions alors le sentiment de flotter dans le temps, d'être pleinement propriétaires de nos vies, de sécréter à chaque pas de l'insouciance et des molécules de bonheur, tandis que la chienne roulait son pelage blanc dans des manteaux de neige."En virtuose du sentir et du dire, Jean-Paul Dubois dépeint ses personnages et leurs tribulations avec un style indéfinissable, dont l'élégance n'est jamais loin du fou rire. Il révèle leurs failles mais aussi leurs points de lumière, avec un regard tantôt tendre, tantôt navré, qui donne à voir sans jamais verser dans l'explication ni l'apitoiement.
Si aucun doute ne subsiste sur l'affinité de l'auteur avec la désespérance, celle-ci garde un je-ne-sais-quoi d'éclatant et laisse intacte sa capacité à s'émerveiller des fulgurances improbables et des balbutiement du monde.
"Voir ainsi ce colosse assassin donner le meilleur de lui-même pendant ces tâches puériles a un côté touchant, mais aussi sacrément angoissant, tant il interroge sur les méandres merdeux de l"âme humaine."J’ai trouvé ce roman bouleversant et très réussi. Il figure dans la première liste du prix Goncourt de cette année, où il a définitivement sa place. Pour reprendre une formule de l’auteur (page 45), les livres de Jean-Paul Dubois sont "magiques, inexplicablement familiers, ils entrent en nous et trouvent immédiatement leur place".
Pour lui faire honneur, je reprends un extrait de la préface d'un autre chef-d'œuvre ("Ask the dust" de John Fante), rédigée par Bukowski en 1979, où il évoquait l'auteur et la magie qu'il venait de découvrir: "Voilà enfin un homme qui n'avait pas peur de l'émotion. L'humour et la douleur mélangés avec une superbe simplicité". Ce ne serait pas l'usurper que de l'adresser également à Jean-Paul Dubois.