Deuxième épreuve de notre triathlon littéraire, avec le cyclisme. Et quoi de mieux qu'un roman ayant pour cadre le Tour de France, sans doute la plus grande course au monde ? C'est le cas de notre roman du jour, signé par un écrivain mexicain et qui a pour personnage principal un des coureurs du Tour... "Mort contre la montre", de Jorge Zepeda Patterson (en grand format dans la collection Actes Noir des éditions Actes Sud ; traduction de Claude Bleton), est un polar qui nous plonge au coeur du peloton, et plus largement du milieu cycliste, avec ses personnages, ses codes, ses règles tacites, ses hiérarchies, ses champions et ses "gregarios"... Mais aussi tout le personnel qui encadre les équipes et permet, pendant trois semaines, que tout se passe au mieux. Sauf que, cette fois, il y a comme un hic... Et même plus d'un... Un polar mené par un des membres du peloton pour essayer de comprendre qui fausse le jeu de la pire des manières... Et un suspense sportif, jusqu'au dernier kilomètre, pardon, chapitre...
Le Tour de France s'est élancé d'Utrecht, avec au sein du peloton un immense favori : l'Américain Steve Panata, qui vise une cinquième victoire dans l'épreuve, ce qui lui permettrait de rejoindre au palmarès les légendes du cyclisme que sont Anquetil, Merckx, Hinault et Indurain... A ses côtés, une des équipes les mieux structurées du peloton, entièrement dédiée à son service.
A commencer par Marc Moreau, son plus fidèle complice. Onze années qu'ils courent sous les mêmes couleurs, onze années que Marc est le principal lieutenant de Steve, et même l'un des artisans de ses plus grandes victoires. Marc Moreau est ce qu'on appelle en jargon un "gregario", un coureur dont la mission est de se dédier corps et âme pour son leader.
Marc Moreau a, à ce titre, un profil bien particulier : né en Colombie, il a grandi à Medellin et y a découvert le vélo. Ayant fait son apprentissage en altitude et dans les montagnes environnantes, il est devenu un grimpeur naturel, ce que n'est pas Steve Panata. Marc Moreau est son garde du corps dans les étapes les plus difficiles, lors des ascensions longues et les plus escarpées...
Et lorsqu'on n'est pas en montagne, il lui faut le mettre à l'abri du vent, surveiller ses rivaux, s'assurer qu'il a à manger et à boire en suffisance ("porteur d'eau" est un synonyme de gregario), le protéger des chutes... Un boulot à plein temps pour Marc, qui s'en satisfait, même si pour cela il a sacrifié ses ambitions personnelles, lui qui aurait pu être un leader dans n'importe quelle autre équipe...
Mais leur amitié, leur complicité en course, l'habitude, peut-être aussi le fait de mieux vivre caché que sous les projecteurs (la fameuse pression) ont fait que Marc Moreau est resté un gregario. Attention, le meilleur du peloton ! Un maillon essentiel dans les succès de son leader, sur le Tour de France et ailleurs.
Les premiers jours de courses se déroulent sans souci, mais avec une certaine tension : on sait très bien que la moindre erreur pourrait coûter la victoire finale. Or, il y a des pavés au menu, des étapes peu accidentées, mais où les pièges restent nombreux. Il faut rester caché, en attendant les étapes phares, où les cadors s'expliqueront...
Pourtant, lors de l'arrivée de la 7e étape, à Rennes, tout bascule : Marc Moreau apprend la mort d'un des principaux rivaux de Steve. Saül Fleming a été retrouvé dans la baignoire de sa chambre d'hôtel et si le drame a l'apparence d'un suicide, la police croit plutôt à une mise en scène... Fleming a été assassiné, le commissaire Favre, chargé de l'enquête, en est sûr.
Un Favre qui est venu à la rencontre de Marc Moreau, et lui précisément. Pour une bonne raison : après son enfance en Colombie, Marc est venu vivre en France, avec son père, militaire de carrière. A son tour, le jeune homme s'est enrôlé et a fait quelques années de service, au cours desquelles, il a rencontré son mentor, le colonel Lombard, qui est resté son entraîneur personnel toutes ces années.
Après cet épisode militaire, Marc Moreau est donc devenu cycliste professionnel, mais c'est sa vie d'avant qui intéresse Favre. Son expérience a donné une idée au policier : faire du coureur un infiltré au coeur du peloton pour essayer de glaner renseignements et indices. Qui connaît mieux les coureurs qu'un de leurs adversaires ?
Mais ce qui sidère Marc Moreau, c'est d'apprendre que l'enquête de Favre dépasse le meurtre de Fleming. Il semblerait que ce Tour de France soit émaillé de nombreux incidents, trop nombreux pour être des coïncidences. Avant même le départ d'Utrecht, puis depuis la première étape, plusieurs des favoris de la courses, rivaux directs de Steve Panata, ont été poussés au forfait ou à l'abandon...
Y aurait-il une machination à l'oeuvre pour favoriser tel ou tel coureur ? La prochaine cible pourrait-elle être Steve Panata ? Marc Moreau va devoir redoubler d'attention, car il va lui falloir protéger son leader sur le vélo, mais aussi hors course, et pas seulement des aléas dont se méfient les coureurs cyclistes, mais de menaces dépassant les règles du sport...
Si Jorge Zepeda Patterson n'a pas élaboré son propre parcours (il a en fait repris celui du Tour 2015), il a en revanche réinventé le peloton. Difficile d'utiliser les noms des équipes actuelles, qui sont en fait des marques, mais aussi de mêler de véritables champions à cette histoire. Alors, l'auteur crée sa propre course, avec ses figures, ses favoris, ses outsiders et ses fameux gregarios.
Car c'est l'une des originalités de ce livre : le projecteur n'est pas fixé sur les favoris, mais bel et bien sur un équipier, certes modèle et capable, s'il le voulait, d'accéder au statut de leader, mais un équipier tout de même. Mieux que cela : Marc Moreau n'est pas seulement le personnage central de "Mort contre la montre", il en est le narrateur.
Cela renforce la sensation d'immersion au coeur du peloton, avec des passages retraçant la course comme si on pédalait nous aussi (enfin, on est moins crevé une fois passée la ligne d'arrivée, il faut le reconnaître...). Et puis, on peut aussi découvrir ce que l'on ne voit pas lorsqu'on suit le Tour de France à la télé, les coulisses, la vie quotidienne des équipes et les acteurs de l'ombre.
J'ai évoqué Lombard, mais il n'est pas le seul à apparaître dans le cours du roman. On peut citer Fiona, la compagne de Marc Moreau, qui est aussi, chose assez peu courante, une des mécaniciennes de l'équipe, et une fine connaisseuse du milieu cycliste ; il y a aussi Giraud, le directeur sportif de Steve et Marc, personnage inflexible qui fixe les règles et entend faire respecter sa hiérarchie.
Et puis, il y a tous ceux qui travaillent avant, pendant et après les étapes, pour entretenir le matériel, soigner les coureurs, les nourrir, les vêtir, etc. Tous ceux qui font que, pendant trois semaines, les membres de l'équipe n'ont plus qu'à se concentrer sur leur rythme de pédalage, leur récupération et les stratégies mises en place pour prendre du temps aux adversaires.
Le Tour de France, c'est un gigantesque barnum, auquel on doit ajouter les suiveurs, journalistes, sponsors, public, etc. Un monde relativement ouvert, en comparaison d'autres sports professionnel, où l'on accède assez facilement aux coureurs. Un spectacle gratuit qui, malgré les scandales récents, continue de faire recette.
A ce propos, on peut saluer Jorge Zepeda Patterson qui ne fait pas un roman sur le cyclisme pour le centrer sur le dopage. La question est posée, c'est une des causes d'élimination de certains favoris, mais peut-être vraiment à l'insu de leur plein gré, ceux-là. On n'est pas dans "Le Tour de France n'aura pas lieu", que Jean-Noël Blanc avait écrit dans la foulée du scandale Festina...
Non, "Mort contre la montre" est un pur polar situé au coeur de la plus grande course cycliste, et cela marche doublement, car à l'enquête évoquée dans le résumé, vient s'ajouter un autre suspense : qui remportera le Tour cette année-là ? Et dans quelles conditions, puisqu'il semble qu'il s'agisse d'un jeu de massacre ?
Non seulement les fans de cyclisme devrait retrouver ce qu'ils aiment (et peut-être aussi ce qu'ils détestent) dans leur sport préféré, mais c'est un roman qui ne nécessite pas d'avoir une connaissance aiguë de cette discipline, d'être fana de sport ou de consacrer ses mois de juillet à suivre les aventures des "forçats de la route".
On ressent toute la difficulté que représente un tel effort, long de trois semaines et 3500 kilomètres (et encore, la distance a bien diminué au fil des années et des remises en cause liées au dopage), le stress, la gestion de tous les paramètres, et à tout cela, on ajoute un élément supplémentaire, une épée de Damoclès meurtrière...
On découvre les us et coutumes du vélo de haut niveau, les règles tacites existant au sein du peloton, les rivalités, aussi, les terrains différents, où chacun peut tirer son épingle du jeu, mais aussi le fait que c'est un sport de casse-cous. Car les chutes, et la mort récente d'un jeune espoir belge cet été nous le rappelle, peuvent avoir de terribles conséquences.
Le cyclisme est un sport pratiqué par des athlètes d'exception, pas seulement physiquement, mais aussi techniquement : à près de 100km/h dans les descentes, il faut maîtriser sa machine à la perfection... Mais, comme le rappelle Marc Moreau dans le roman, si un cycliste est prêt à mourir, pourquoi ne serait-il pas prêt à tuer ?
Enfin, on découvre les rôles qui sont répartis entre les coureurs composant les équipes. Chacun sa mission, chacun son rayon d'activité, chacun sa place dans la chaîne, sans mauvais jeu de mots. Car c'est bien la complémentarité des équipiers qui fait les grandes victoires. Eh oui, je reviens aux grégarios, puisque c'est tout de même un aspect important de ce roman.
Et un sujet "à la mode", si je puis dire, puisque récemment, deux ouvrages sont venus parler de ce statut si particulier, ces coureurs dont on ne parle pas forcément, mais à qui les leaders doivent beaucoup, et sans doute une bonne part de leurs victoires. Ainsi, en 2015, l'ancien coureur britannique, Charly Wegelius, a publié un livre intitulé justement "Gregario".
Plus récemment, "Equipiers", de Grégory Nicolas (qui est romancier, mais signe ici un récit documentaire), a fait beaucoup parler de lui. Symboliquement, il est préfacé par un leader, Romain Bardet, et l'un de ses équipiers, Clément Chevrier... L'occasion de rappeler que le cyclisme est bien un sport individuel, mais qui se pratique en équipe, ce qui en fait toute sa force et sa beauté.
Cet aspect est central dans "Mort contre la montre", particulièrement à travers la relation entre Steve Panata et Marc Moreau. On peut ajouter la relation entre le directeur sportif et le leader, elle aussi fondamentale pour espérer s'imposer. Mais dans ce genre de cadre, on sait bien que le moindre grain de sable peut gripper toute la mécanique.
L'auteur dresse le portrait de ces deux complices, la star et celui qui le sert, l'idole et celui qui reste dans l'ombre, celui que le public encourage et celui qui trime... Bien sûr, chaque coureur a des aptitudes particulières qui le prédisposent à gagner une course plutôt qu'un autre, à briller sur un terrain et pas sur un autre.
Mais ici, on a deux coureurs d'un niveau très proche. L'histoire du cyclisme a gardé le souvenir de rivalités similaires : Hinault et LeMond, par exemple, ou plus près de nous, Wiggins et Froome, puis Froome et Thomas... Le gregario sait s'effacer, accepter ce statut avec tout ce qu'il a d'ingrat. Et sur cet équilibre fragile, c'est l'équipe entière qui repose...
Jorge Zepeda Patterson rend hommage aux sportifs, à ces athlètes de très haut niveau, très critiqués, victimes du soupçon du grand public (parfois à raison, reconnaissons-le), mais capable d'exploits qui restent longtemps gravés dans les mémoires des suiveurs et du public. Le Tour de France est un miroir déformant, tout y devient plus grand, plus fort.
Mais cela décuple aussi les ambitions et, finalement, comme pour le dopage, ce sont ces ambitions qui peuvent expliquer de tout mettre en oeuvre pour l'emporter. Pour renverser le favori ou, au contraire, asseoir sa légende en décrochant un nouveau titre ? Le maillot jaune les fait rêver depuis l'enfance, mais le porter sur les Champs-Elysées est si rare que cela pourrait rendre fou...
En jouant avec tous les éléments de ce contexte très particulier, en faisant de Favre, un des rares personnages extérieurs au milieu cycliste, un second rôle et non l'enquêteur principal, en semant des fausses pistes et en multipliant les suspects (après tout, chaque coureur ou presque peut viser la victoire finale), Jorge Zepeda Patterson nous offre un polar assez atypique, mais captivant.
Un polar qui s'inscrit dans une tradition somme toute assez classique du polar, car on pourrait y voir une trame à la Agatha Christie, même si cette dernière préférait le surf à la bicyclette. Tout le monde peut-être coupable, et l'enquêteur révélera le nom du ou des coupable(s) une fois la ligne d'arrivée sur les Champs-Elysées franchie, ainsi que le cadre de sa/leur machination...
Je le redis, je pense qu'il n'est pas nécessaire d'aimer particulièrement le sport ou le cyclisme pour apprécier cette lecture, même si avoir une idée, même légère, de ce qu'est une course comme le Tour de France est un plus. Ensuite, on se met dans la roue de Marc Moreau et l'on remonte ce peloton au coeur duquel se cache peut-être un tueur sans scrupule...
Dernier clin d'oeil : "Mort contre la montre" est paru en juin en France, quelques semaines avant le dernier Tour de France. Le roman met en scène un coureur franco-colombien, or cette édition 2019 a vu briller un Français, Julian Alaphilippe, et un Colombien, Egan Bernal, finalement vainqueur... Deux leaders qui ont pu compter sur leurs équipiers pour essayer d'obtenir le maillot jaune.
Dans le respect des règles et de l'adversaire...