Le samedi 10 septembre 1960, va se dérouler le marathon olympique, l'une des épreuves historiques de la manifestation. Le lendemain, on éteindra la flamme pour les quatre années à venir, jusqu'à la prochaine édition, qui aura lieu à Tokyo. Cette course, et sa distance si particulière, 42 kilomètres et 195 mètres, est donc l'un des derniers moments forts.
A 17h30, le départ est donné de la Place du Capitole, et les marathoniens s'élancent sur un parcours tracé dans Rome, sans passer par le stade olympique. Au-delà du décor, exceptionnel, où l'on retrouvera toute l'histoire de la Ville éternelle, la particularité de ce marathon est qu'il s'achèvera en nocturne, à la lumière de torches.
Le tenant du titre, Alain Mimoun, vainqueur à Melbourne, est au départ, mais son nom ne revient pas parmi les favoris. On lui préfère un Russe, Sergey Popov, qui reste sur des performances exceptionnelles, l'Argentin Osvaldo Suarez ou encore le Marocain Rhadi Ben Abdesselam. Mais qui peut dire avant que la course soit lancée ce qui peut se produire ?
Parmi les concurrents, un jeune homme discret, que personne ne cite parmi les vainqueurs potentiels. Il s'appelle Abebe Bikila, il a 28 ans, il vient d'Ethiopie et il est caporal dans la garde royale du Négus. Il porte le dossard 11 et surtout, il court pieds nus, tel qu'il a toujours été habitué à le faire sur les pistes où il s'entraîne.
Un Ethiopien à Rome, dans la capitale de ce pays qui, un quart de siècle plus tôt à peine, a essayer de coloniser par la force sa terre natale, c'est donc plus qu'une performance sportive qu'il lui faut accomplir. Non, il va devoir combattre, comme s'il s'agissait d'une guerre. Combattre, et vaincre, car, comme l'a dit Hailé Sélassié, "Vaincre à Rome serait comme vaincre mille fois"...
Mais, pour y parvenir, pour franchir en vainqueur la ligne d'arrivée, située sous l'Arc de Constantin, il va lui falloir décrocher ses concurrents, être le plus rapide, mais surtout le plus endurant, profiter d'un terrain qu'il connaît sur le bout des orteils, grâce à la préparation exceptionnelle que lui a prodiguée son entraîneur, Onni Niskanen, un Suédois que Abebe Bikila appelait Papa...
Le reste, c'est l'histoire de l'olympisme et du sport, c'est surtout la trame du roman de Sylvain Coher. En effet, le romancier a calqué son texte pour qu'il puisse être lu dans le temps de la course, soit pour le vainqueur, 2 heures, 15 minutes et 16 secondes. Jamais personne n'avait couru le marathon aussi vite, jusque-là, même avec des chaussures aux pieds...
Oui, "Vaincre à Rome" est un livre à lire d'une traite, expression qu'on emploie souvent, même quand ce n'est pas tout à fait vrai, et qui est censée dire tout l'intérêt qu'on a porté à sa lecture, puisqu'on n'a jamais fait de pause. Or, ici, c'est plus un conseil qui est donné, puisque c'est le pas d'Abebe Bikila qui donne le rythme au lecteur.
Mais que raconter, alors, pendant deux heures et quart ? Disons-le tout de suite, "Vaincre à Rome" n'est pas un reportage, une recension de la course romaine, même si cet aspect fait évidemment partie du livre. Il s'agit d'un roman sur le sport, mais ce n'est pas que cela, et d'ailleurs, la licence romanesque va permettre à Sylvain Coher de s'aventurer ailleurs que sur le parcours du marathon.
Pourtant, il prend le parti pris de faire d'Abebe Bikila son narrateur. Un narrateur pourtant un peu spécial, sans faire injure au futur champion olympique (qui conservera son titre quatre ans plus tard, chose exceptionnelle), car s'il est concentré sur son effort, s'il est à l'écoute de son corps, s'il observe ses adversaires, s'il guette le moment décisif où il fera la différence, il lui arrive de digresser.
Remarquez, je romance moi-même, car je n'ai pas vraiment idée de ce que seraient mes pensées si je devais courir plus de 42 kilomètres (encore faudrait-il que j'en sois capable !). Mais, ce sont aussi ces réflexions, profondes, pleines d'érudition, qui donnent de la chair et de la force au récit de cette course devenue mythique.
La part la plus importante concerne évidemment l'Histoire, et une histoire qui est encore assez récente, Abebe Bikila, jeune enfant, l'a vécue : la campagne d'Abyssinie, lancée par Mussolini pour faire de l'Italie fasciste un nouvel empire, digne de ses voisins européens... Une guerre absurde, qui a laissé bien des traces en Ethiopie.
Abebe Bikila est en mission, il court "pour laver l'affront et pour renouveler l'audace" (un mot qui revient plusieurs fois, porteur d'une grande force). Le caporal éthiopien est là pour faire au peuple italien le plus éclatant des bras d'honneur, en remportant une victoire éclatante et sur leurs propres terres, cette fois.
Qui plus est sur un parcours qui rend évidemment hommage à la Rome antique, empruntant, par exemple, la Voie Appienne, mais doit aussi traverser les vestiges du fascisme. Par exemple en passant par l'EUR, ce quartier sorti de terre sous Mussolini et qui devait être la vitrine de l'Italie fasciste lors de l'Exposition universelle en 1942.
La course "est un nouveau type de combat pour un nouveau type de guerre", nous dit Abebe Bikila dans le roman. Une guerre coloniale, une guerre d'émancipation, on l'a compris, dans un cadre qui se veut pourtant pacifiste, celui des JO (même si son histoire a parfois eu du mal à conserver cette ligne et même si des auteurs, comme Pierre Pelot par exemple, en ont fait une véritable guerre)...
Certes, la victoire d'Abebe Bikila est une victoire sportive, et non militaire, mais on ne peut lui enlever sa forte dimension politique, d'autant qu'elle va se dérouler sous les yeux du monde, les JO de Rome sont les premiers à bénéficier d'une couverture télévisée en direct. Le guerrier discret attend son heure, mais il a préparé soigneusement son coup et l'or ne peut lui échapper...
Alors oui, ce marathon est une bataille, une bataille qui dépasse sans doute le cadre de la simple relation entre l'Italie et l'Ethiopie : la victoire d'Abebe Bikila, c'est la victoire de l'Afrique sur l'Europe impérialiste et colonialiste, alors même que les empires sont en train de se lézarder, de se disloquer. Et voilà pourquoi les mots de Senghor vont si bien à l'ancien berger éthiopien...
Cet aspect, on le retrouve d'une autre manière dans "Vaincre à Rome", nettement moins réjouissante, celle-là. C'est la question du racisme. Pendant que Abebe Bikila court, observe ses adversaires et devise, comme en aparté, le lecteur a aussi le droit à quelques intermèdes, directement tirés des commentaires de la course, en particulier ceux du journaliste Loys Van Lee.
La France reste une nation colonialiste, et la période est mouvementée. Et cela va se cristalliser au cours d'un homme : Rhadi, cet athlète marocain, l'un des favoris, rejeté car il a préféré courir pour le Maroc, et non pour la France ! Scandale, honte ! Quant à Abebe Bikila, inconnu au bataillon, il est invisible (et vous verrez à quel point ce mot est juste...).
Cette condescendance occidentale, Abebe Bikila va la renvoyer au terminus des prétentieux, mais il va aussi ouvrir la voie à toute une génération d'athlètes qui, bientôt, vont truster les médailles sur les courses de fond et de demi-fond. Si le nom d'Abebe Bikila n'est peut-être plus aussi connu des générations actuelles, il reste un emblème et un champion hors norme.
Je me suis vite lancé dans les sujets très sérieux, autour de l'histoire et de la politique, mais ce roman n'est pas que cela. Bikila/Coher évoque aussi la littérature, la musique, la philosophie au cours de ces deux heures et quart de course. Et c'est très intéressant, quelquefois surprenant, toujours enrichissant. Et pour qui en douterait, on est non seulement dans un roman, mais dans de la littérature.
Citations, références, morceaux de musique (on y reviendra en conclusion de ce billet), il s'en passe des choses pendant cette course, qui semblent bien loin de l'événement sportif. Et pourtant, qu'il est bon, qu'il est sain de rappeler qu'il n'y a pas de raison d'opposer le corps et l'esprit, le physique et l'intellectuel, qu'on peut aimer les deux, marier les deux.
Encore une fois, "Vaincre à Rome" n'est pas un documentaire sportif. Ce n'est pas plus un portrait ou une biographie d'Abebe Bikila, même si on en apprend beaucoup sur lui et sa vie d'avant ce moment de gloire. C'est un roman qui s'inscrit dans un cadre sportif, qui ne néglige pas la course elle-même et ses moments décisifs, mais ce n'est pas que cela, loin de là.
Oui, j'ai beaucoup parlé des choses fortes, qui dépasse le simple cadre sportif, mais Sylvain Coher ne néglige pas l'anecdotique, vous le verrez, car on a beau préparer les choses au mieux, et le boulot de Niskanen aura été décisif, c'est certain, même s'il a fallu la forme, l'endurance et la motivation de Bikila pour décrocher l'or, il se passe toujours des imprévus...
Il faut rappeler que si Bikila passe inaperçu, c'est parce qu'il est tout neuf au plus haut niveau, il n'est marathonien que depuis peu et n'a guère de référence. Son inexpérience, on va la retrouver dans le fait qu'il ne connaît pas ses adversaires autrement que par les mots de son entraîneur et n'a que les dossards pour se repérer, ce qui va entraîner un incroyable quiproquo.
Oui, cette course est hors norme à tant de point de vue qu'on comprend qu'elle ait pu inspirer un romancier comme Sylvain Coher. Sa réussite, c'est justement de mêler tous ces sujets sans nous perdre, et sans perdre de vue l'objectif qui reste la victoire et le titre olympique. Et "Vaincre à Rome" n'est décidément pas un livre tout à fait comme les autres.
Ces deux heures quinze filent entre nos doigts, sous nos yeux, au gré des pensées de cet athlète sûr de sa victoire, sachant parfaitement à quel endroit il portera l'estocade. Il est fort, et en même temps assez naïf, il est déterminé, alors que le climat pourrait lui être rapidement hostile. Il est magnifique, sa foulée déliée, jamais heurtée...
C'est presque naturellement qu'il s'inscrit dans la lignée des vainqueurs du marathon, depuis les Jeux antiques, jusqu'à l'ère moderne, digne successeur de Spiridon Louis, vainqueur en 1896 (et déjà évoqué sur ce blog, grâce à Philippe Jaenada), ou encore de Juan Carlos Zabala, vainqueur en 1932, le jour de la naissance d'Abebe Bikila... Destin, vous avez dit destin ?
On ne peut sortir de cette lecture qu'en respectant et qu'en admirant un peu plus ce personnage entré dans une légende moderne, celle du sport. En ayant aussi envie d'aller voir des photos ou des films montrant Abebe Bikila, le montrant en train de courir, pieds nus, sans effort apparent, avec une sérénité qu'on lui envie.
Sylvain Coher s'est fixé pour objectif d'évoquer ce moment particulier, de borner son récit à cette course et de ne pas explorer au-delà, ce que je comprends et respecte. Néanmoins, et ce n'est pas la première fois que je fais cette remarque sur le blog, je reste frustré qu'on ne parle pas du tout de l'après. Pas dans le corps du roman, mais pourquoi pas en annexe ?
Car si Rome 1960 marque l'entrée d'Abebe Bikila au panthéon olympique, son destin fut par la suite tragique, en raison d'un très grave accident de voiture, dont il ne se remettra jamais et dont les séquelles causeront sa mort en 1973, à seulement 41 ans... Abebe Bikila, héros tragique aux pieds nus, immortel champion et héros d'une Nation, d'un continent...
Ses pieds nus... C'est malheureusement devenu une formule un peu cliché, hélas, et pourtant, ce n'est pas rien... Dans le roman, on entend chanter Bing Crosby... "Swinging on a star" passe à la radio tandis que les marathoniens courent... Et l'on entend le crooner chanter "His shoes are a terrible disgrace (...) would you like to swing on a star ?"
Et même si la chanson n'a vraiment, mais alors vraiment rien à voir avec un marathon, un athlète éthiopien courant pieds nus et se balançant sur les anneaux olympiques, les victoires symboliques et l'audace, oui, l'audace, encore l'audace, toujours l'audace, eh bien Bing Crosby est un bon point final à ce billet, même si la logique serait d'écouter l'hymne éthiopien pendant que montent les drapeaux...
Le triathlon littéraire :
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