"Il fallait qu'il défende le roi de la prophétie. Telle était la mission que lui avaient assignée les dieux, la raison pour laquelle ils lui avaient envoyé sa vision et l'avaient fait repêcher vif des eaux du fjord de Sogn".

Quand on me parle de saga nordique, mon premier réflexe est plutôt de penser à un sketch des Monty Python... Mais, lorsque notre roman du jour est arrivé, premier volet de "La Saga des Vikings", une série justement inspirée par l'une des plus célèbres sagas scandinaves, je me suis lancé avec envie et curiosité à la rencontre de Ragnvald et de sa soeur Svanhild. "Ragnvald et le Loup d'or", de Linnea Hartsuyker (en grand format aux Presses de la Cité ; traduction de Marion Roman), est le récit d'un moment charnière de l'histoire scandinave, puisqu'il s'agit des débuts de la construction du pays qui deviendra la Norvège, en unifiant les clans vikings autour d'un personnage, Harald, son futur premier roi. Mais, avant d'en arriver là, il va falloir affronter bien des vicissitudes. L'originalité du travail de Linnea Hartsuyker réside dans le choix de ne pas mettre Harald au coeur de son histoire, mais un protagniste bien plus discret, Ragnvald de Møre, et sa soeur, Svanhild, très beau personnage...
Tout commence par un jeu. Un défi lancé par Solvi que Ragnvald Eysteinsson décide de relever : traverser le navire d'un bout à l'autre, aller et retour, en sautant de rame en rame. Un seul autre concurrent parvient à l'imiter, Agni, le fils du pilote, qui a sans doute passé plus de temps en mer que sur terre et qui y évolue avec une aisance déconcertante.
Pour départager les deux hommes et désigner le vainqueur, Solvi décide de les confronter directement : une course, chacun de son côté du bateau, le premier à regagner la poupe remportera le lot, un bracelet d'or, raflé lors de leur dernière expédition en Irlande. Mais il n'y aura finalement pas de vainqueur, car l'affaire va se terminer bien plus dramatiquement.
Sur un ordre de Solvi, la rame sur laquelle Ragnvald devait poser le pied s'abaisse et le jeune homme, largement en tête, se retrouve à l'eau. Trop tard, il comprend, avec horreur, qu'il est tombé dans un piège et qu'on veut se débarrasser de lui. Personne ne fait le moindre geste pour l'aider à remonter, au contraire, on le pousse au fond...
Alors qu'il est en train de se noyer, tiré au fond par le poids de ses vêtements, et qu'il accepte la mort avec fatalisme, Ragnvald est assailli par une mystérieuse vision : un loup à la fourrure étincelante qui s'approche de lui et le tire de l'eau où il allait croupir éternellement, loin de la mort glorieuse dont peut rêver un guerrier...
Revenu à terre, Solvi s'apprête à fêter le succès de son expédition, mais aussi la disparition de son embarrassant rival. Son père, Hunthiof, à l'origine du funeste projet, est occupé, il reçoit le roi Guthorm et le neveu de ce dernier, Harald, ce qui ne l'empêche pas de féliciter son fils pour sa réussite. Il ne reste plus qu'à partager le butin et festoyer !
Seul Egil, meilleur ami de Ragnvald et témoin impuissant de la scène, ne sera pas de la fête. Ecoeuré, tant par ce qu'il a vu que par sa lâcheté, il décide de rentrer chez lui avant même le partage. En fait, il a décider de se rendre auprès de Svanhild, la soeur bien-aimée de son ami disparu, pour la prévenir de ce qui s'est passé sur le bateau.
Si la mort d'un guerrier au combat est quelque chose d'habituel, qui peut frapper n'importe qui, ce que raconte Egil bouleverse Svanhild. Et réveille les vieilles rancunes entre deux familles, car la rumeur dit que c'est Olaf, le père de Solvi, qui a fait tuer le père de Rangnvald et Svanhild... Aussi, cette dernière entend-elle faire valoir ses droits lors du prochain ting, la réunion des clans...
Mais, ce que tous ignorent alors, c'est que Ragnvald a survécu, repêché par un pêcheur. Et à son retour chez lui, deux choses ont changé : on le surnomme désormais "Mort-à-Demi" et Solvi est désormais son ennemi juré, sans qu'il comprenne véritablement pourquoi... Non qu'ils aient jamais été particulièrement amis, mais il n'avait pas de raison de le tuer...
Alors que Ragnvald n'aspire qu'à succéder à son père, à devenir fermier et à gérer les terres familiales le plus pacifiquement possible, les événements de cette deuxième moitié du IXe siècle (date qui ne veut rien dire pour les Vikings, d'ailleurs) vont venir bouleverser son existence et l'obliger à changer de cap. Tout en espérant trouver le bon moment pour se venger...
Il ne se doute cependant pas encore que son destin a déjà basculé et que sa vision, celle du Loup d'or qui l'a sauvé et tiré des eaux glacées de l'océan, est le signe annonciateur d'un destin exceptionnel qui dépassera largement les terres de son fief de Møre. Un destin qui va contribuer largement à constituer un nouveau royaume au nord du continent européen, que nous appellerons la Norvège...
Ce résumé est très centré sur Ragnvald, qui est le personnage central de ce premier tome, même si une grande partie du roman propose une sorte de construction chorale, avec différents points de vue. Peu à peu, Ragnvald et Svanhild, et puis, en raison des événements, c'est Ragnvald qui va concentrer l'attention dans le final.
Pour autant, ce début de saga est marqué par la relation très forte qui unit Ragnvald et Svanhild, indissociables à défaut d'être inséparables. Mais l'on comprend vite que le tempérament de la jeune Svanhild est celui d'une guerrière, en tout cas certainement pas d'une femme dont l'existence se limiterait à tenir le foyer.
C'est un magnifique personnage, Svanhild, dont je crois qu'on peut déjà dire qu'elle sera certainement le moteur du deuxième tome de cette saga, qui arrive dans quelques jours, du moins si j'en crois le titre : "La Reine des mers". Et ce premier tome est aussi le récit de son parcours, loin d'être idyllique, parfois douloureux, mais qui va aussi distendre le lien fraternel...
Un éloignement qui tient aux circonstances, qui font que Ragnvald et Svanhild vont devoir mener leur destin chacun de leur côté, mais aussi par un événement qu'on peut penser déterminant pour la suite de la saga : la rencontre entre Svanhild et Solvi, la soeur et l'ennemi juré de Ragnvald, une rencontre qui ne va pas vraiment prendre le tour qu'on aurait pu attendre...
Svanhild incarne dans ce début de saga une notion très intéressante, car finalement assez peu évidente à mettre en oeuvre dans une société aussi codifiée (d'ailleurs, dans quelle société est-elle évidente à mettre en place ?) : la liberté. Elle est une espèce d'élection libre qui n'entend pas se laisser dicter son destin. Une liberté qu'elle va durement gagner, au gré de situations parfois très dures.
Jusqu'à la rencontre avec Solvi, qui est un tournant dans son existence, qui lui impose des choix, des choix compliqués, à la fois parce que cela peut remettre en cause dans sa quête de liberté, mais aussi parce qu'elle la place en porte-à-faux vis-à-vis de ce frère qu'elle aime tant. Disons clairement les choses : elle choisit le camp de l'ennemi...
A l'inverse, Ragnvald a choisi la famille. Il est le successeur de son père, le descendant d'une lignée. Il est un héritier et entend assumer cette position. Pourtant, là encore, le destin de cet homme, qui ne possède pas de grandes ambitions, mais aspire à une vie posée, tranquille, va changer d'axe, ou plus exactement d'échelle.
Là aussi, c'est une rencontre qui va tout changer, celle de Harald, autre jeune homme au caractère très différent, mais également mû par des ambitions de plus grande envergure. J'anticipe, car c'est là un long processus, mais je ne spoile pas en n'entrant pas du tout dans la relation entre Harald et Ragnvald, même si elle fait partie de l'Histoire...
En effet, Linnea Hartsuyker, qui est Américaine, mais descend d'une famille originaire de Norvège et, dit la quatrième de couverture, liée directement à Harald Ie, s'inspire d'événements historiques avérés, même si les sources, elles, sont rares et sujettes à caution. Cette dernière expression est peut-être un peu trompeuse, mais on parle de sagas et non de récits strictement historiques.
Ainsi, pour ce qui concerne Harald Ie, on dispose essentiellement de sagas pour connaître sa vie et ses hauts faits, dont la plus connue est sans doute l' "Heimskringla", texte fondamental, mais écrit près de trois siècles après sa mort. Ces différentes sagas ne coïncident guère entre elles et contribuent donc à faire de Harald (pour le sujet qui nous concerne) un personnage plus proche du mythe.
Il faut ajoute un élément qui fausse la donne, c'est que ces textes sont écrits (alors que la civilisation viking reposait sur une tradition orale) à une époque où leurs auteurs vivent dans une société christianisée. Forcément, même si les racines demeurent, si la culture continue de se transmettre, il y a là un point d'inflexion.
C'est donc ainsi qu'il faut lire "la Saga des Vikings", de Linnea Hartsuyker, comme un roman de fantasy historique, comme une légende, une chanson de geste, presque, même si sa facture est tout de même celle de la littérature du XXIe siècle. Ce qui est intéressant, et assez révélateur, c'est que la quatrième de couverture fait clairement référence à des cycles de fantasy !
On cite ainsi "Outlander" et "Le Trône de fer", on sent bien qu'on est quand même d'abord dans l'argument publicitaire, mais en ces temps où les genres de l'imaginaire sont un peu à la littérature ce sein que le Tartuffe veut voir couvert (surtout, ne pas dire qu'on fait de la SFFF, malheureux, même si ça en est ouvertement !), c'est à signaler...
Pourtant, la première référence qui m'est venue à l'esprit en attaquant la lecture de "Ragnvald et le Loup d'or", c'est plutôt le cycle celte de Jean-Philippe Jaworski, "Rois du monde". Dès le titre, d'ailleurs, ont peut tirer un lien, puis par le contexte (références rares et peu historiques, univers dans lesquels le merveilleux et les croyances sont puissamment ancrées, héroïsme et dimension épique).
Dès cette première scène, avec la vision, qui va évidemment conditionner bien des choses par la suite, j'ai retrouvé les mêmes impressions. Malheureusement, elles ont été un peu déçues par la suite, Linnea Hartsuyker n'allant pas aussi loin dans l'utilisation du fantastique que ne le fait Jean-Philippe Jaworski, ou ne jouant pas cette carte à fond.
Si l'apparition initiale du Loup remplit parfaitement cette fonction, en étant vraiment un élément fantastique (comprenez : aucune explication rationnelle n'est donnée, ni même trouvable à ce qui se passe), ce n'est plus forcément le cas par la suite, comme par exemple lors de l'épisode du "draugr", ce mort-vivant, qui aurait pu aller plus loin dans cette dimension "surnaturelle".
Ou du moins dans l'ambiguïté que peut entourer un tel personnage, mort et pourtant capable de se déplacer, phénomène qui a de quoi effrayer même les plus courageux guerriers vikings... On retrouve bien leur côté superstitieux, mais le lecteur, lui, n'est pas dupe : cette fois, ce à quoi on assiste n'est pas une manifestation surnaturelle, juste quelque chose d'incompris.
Bon, c'est un bémol, et léger, car cela ne remet rien en cause et cette lecture a été très agréable, très intéressante et n'a en rien atténuer l'envie de poursuivre la lecture de cette... saga moderne, de retrouver les différents personnages, de les voir évoluer chacun dans leur voie, mais également de voir comment les sujets de discorde (euphémisme !) vont se résoudre.
Cela évoque en particulier l'évolution de la relation entre Ragnvald et Svanhild, si proches lorsqu'on fait leur connaissance, et qu'on refuse d'imaginer un jour adversaires... Ennemis, peut-être même. Enfin, il y a la dimension historique, qui rejoint l'aspect épique des choses, avec quelques batailles décisives à venir qui devraient donner des moments de lectures exaltants.
Je me rends compte qu'après avoir ouvert en disant que Ragnvald était le personnage central de ce tome, j'ai finalement très peu parlé de lui. C'est à la fois involontaire et un peu prévu. Involontaire, parce que je me laisse emporter par mes idées quand j'écris, et un peu prévu, pour ne pas trop en dire, justement, à son propos, vous le laisser découvrir.
Mais, ce qui est intéressant, et ce sera aussi un des enjeux, de mon point de vue, de la suite du cycle, c'est que Linnea Hartsuyker n'a pas choisi LE héros de la saga orginelle, Harald, comme moteur de sa propre saga, mais un personnage dont le caractère est bien différent. Ragnvald est un guerrier, un homme courageux, aucun doute, mais c'est aussi d'une certaine manière un personnage introverti.
En tout cas discret, aspirant au calme et à la tranquillité, plutôt qu'à la lumière et aux responsabilités d'importance. Or, le voilà aux côtés d'un homme qui, d'une certaine manière, est son exact contraire : flamboyant jusqu'à l'exagération et même la fanfaronnade, impulsif jusqu'à s'emporter sans trop réfléchir aux conséquences... Une tête brûlée...
Oui, je suis curieux de voir comment va évoluer cette relation entre deux êtres si différents qu'ils en deviennent complémentaires, entre un héros, au sens le plus traditionnel du terme, et celui qui va devenir son éminence grise (expression qui sous-entend souvent un côté fourbe et machiavélique qui, pour l'instant, sied mal à Ragnvald, même si elle évoque bien son côté discret).
C'est osé, tout de même, sans être inédit, de choisir ce point de vue décalé, qui offre au lecteur un regard indirect sur le héros, sur les événements et propose de suivre des destins plus anonymes (même si Ragnvald et Svanhild ne sont pas des créations de Linnea Hartsuyker), en tout cas de mettre à l'honneur un antihéros dans un contexte épique.
Il sera d'ailleurs intéressant de voir comment elle fera évoluer ces personnages et quel destin elle leur réserve. Il s'agit d'une trilogie, le troisième tome est déjà paru dans sa version originale (il faudra voir d'ailleurs comment feront les Presses de la Cité, qui ont dégainé le Loup d'or dès le premier tome ["The Half-Drowned King" en VO], alors que c'est le titre du dernier volet), on a donc un idée du but qui sera atteint.
Mais il reste bien du chemin jusque-là, bien des interrogations aussi, et deux tomes à lire. A ceux qui aiment la série "Vikings" (qui met en scène des personnages ayant vécu avant ceux qu'évoque Linnea Hartsuyker), on retrouve des dénominateurs communs sans que ce soit une resucée. Et d'ailleurs, c'est peut-être une façon d'expliquer les choix de la romancière.
Car, Ragnar Lothbrok est sans doute plus proche de Ragnvald que de Harald...