"Le cartographe invente la terre qu'il découvre en décidant de ses attributs. La vérité utile à l'homme naît sous sa plume. (...) Vous verrez, Fredrik, le géographe sera le meilleur allié du roi".

En fait, il faudrait quasiment citer toutes une page, tant les mots du personnage, héros de notre roman du jour, sont forts, fascinants, mais aussi un peu effrayants par ce qu'ils sous-entendent. Mais c'est aussi une bonne introduction pour notre billet. Il y a énormément à dire, même si nous laisserons certains aspects dans l'ombre. Après trois polars qui ont sans doute permis à de nombreux lecteurs de découvrir les Sames (et non pas les Lapons, mot péjoratif), Olivier Truc change de registre avec une ambitieuse saga historique, construite autour d'un personnage au destin extraordinaire : Izko Detcheverry, un Basque dont l'histoire s'écrira sous d'autres latitudes. Car, si "Le Cartographe des Indes boréales" (en grand format chez Métailié) est un roman indépendant, il nous emmène une nouvelle fois chez les Sames, dans les terres les plus septentrionales d'Europe. Là où les Suédois espèrent trouver leur eldorado... Et peu à peu, on se rend compte que cette fresque fait la synthèse des thèmes abordés dans la série de polars mettant en scène la Brigade des Rennes...
Le 10 août 1628, le Vasa, nouveau fleuron de la flotte suédoise, est mis à l'eau dans un climat de liesse générale. Dans la foule venue assister à l'événement, un jeune garçon âgé de 13 ans, originaire de Saint-Jean-de-Luz, au Pays basque. Et Izko se trouve là à cet instant, c'est parce que son père, Paskoal Detcheverry y a été invité.
Il doit cet honneur à un acte de bravoure : les Detecheverry, comme nombre de Basques, sont des chasseurs de baleine émérites. Et, lors d'une sortie dans les eaux du Spitzberg, quelques mois plus tôt, il a sauvé la vie de Fredrik Ekeblad, qui ne tarit plus d'éloge à son sujet, alors que l'intéressé estime n'avoir rien fait d'extraordinaire.
 Signe de la reconnaissance due à la famille Detecheverry, on a confié à Izko la surveillance du couffin dans lequel a été placée la future reine de Suède, Kristina, qui n'est encore qu'un nourrisson. Et tant pis si cela défrise les religieux de la Cour : pour la très protestante Suède, les Français ne sont que des papistes, des hérétiques, une sale engeance...
Izko se moque bien de tout cela et prend sa mission à coeur. Laissant les adultes à leurs discussions politiques qui l'ennuient, il s'éloigne avec le couffin. Installé sur une falaise, le jeune garçon a une vue imprenable sur le navire qui entame son voyage inaugural. Mais, de son promontoire, il remarque quelques faits qui l'intriguent.
En particulier un couple qui, placé en retrait sur le pont du Vasa, ne semble pas partager l'euphorie. L'homme entoure la femme de ses bras, comme pour la protéger. Il a été frappé par cette femme à qui il trouve des airs de madone. Pourtant, il ne va pas avoir trop le temps de s'attendrir, car à peine les marins du bord ont-ils hissé les voiles que le drame se produit.
Sous les yeux d'Izko, le Vasa va faire naufrage, avant même d'avoir atteint la haute mer. La panique remplace la joie et ceux qui le peuvent essaye de rejoindre la terre ferme, heureusement peu éloignée. Délaissant Kristina, Izko se précipite et découvre la femme qu'il avait remarqué sur le rivage, sonnée mais vivante... en train d'accoucher !
Une scène incroyable qui laisse le Basque pantois. Puis, la femme disparaît, sans un mot, comme si elle avait le diable à ses trousses. Izko, lui, retrouve Kristina, mais ce qu'il a vu n'est pas prêt de s'effacer de sa mémoire. Il ne se doute pas encore que ces événements ne sont que le prologue d'une existence qui ne lui appartiendra plus vraiment, ou pas avant longtemps.
A son retour au pays, heureux de retrouver sa mère et son meilleur ami, Karmelo, Izko va pourtant être replongé dans des affaires qui ne devraient pas concerner un si jeune garçon. Lui qui rêve de devenir un grand chasseur de baleines comme son père, va voir son destin chamboulé par une visite inattendue. Un homme, un inconnu. Menaçant, inquiétant.
Qui veut faire d'Izko un espion, rien que ça. Pour cela, il ira d'abord étudier pour devenir cartographe, puis il retournera en Suède, où on le connaît, on lui fait confiance, afin d'utiliser son savoir tout neuf au profit de la couronne... Une position idéale pour connaître les choix et les décisions politiques du roi de Suède... Et les rapporter aussitôt aux hommes du cardinal de Richelieu...
Impossible de refuser, l'homme sait ce qu'il fait : c'est un maître-chanteur aguerri, il a choisi les Detcheverry en toute connaissance de cause, sachant parfaitement que Paskoal ne pourrait s'opposer à lui. Et Izko, encore adolescent, entre dans la carrière d'espion par des chemins détournés, sans comprendre ce qui lui arrive, lié par un pacte dont il ne mesure pas l'ampleur...
Ainsi débute "Le Cartographe des Indes boréales", et l'on s'apprête à suivre Izko tout au long de sa vie longue et tumultueuse, au cours de laquelle il connaîtra des moments très forts et des chutes vertigineuses, il fera des rencontres pleines de promesses et d'autres porteuses de haine, découvrira des terres et un peuple inconnu de lui et sera dépositaire de secrets aussi utiles que dangereux...
Il connaîtra les positions sociales élevées, mais aussi la prison et la fuite, l'amour et l'amitié, mais également les rivalités les plus violentes. Il combattra pour ce qui lui semble juste, affrontant les fanatismes de son temps et utilisant la science comme un bien modeste bouclier contre l'obscurantisme.
Entre son pays natal, la France, fille de l'église, et la Suède, porte-étendard du protestantisme le plus rude, en ces temps où les guerres de religion sont promptes à s'allumer et se rallumer, il va être partie prenante de la volonté de puissance d'un royaume isolé au nord de l'Europe et jaloux des richesses rapportées du Nouveau Monde par les nations catholiques.
Persuadée que les terres situées les plus au nord de son territoire regorgent de minerai d'argent, nécessaire pour financer guerres et autre élargissement de son empire colonial, la Suède entreprend d'exploiter un territoire hostile et difficilement accessible, qu'elle a délaissé jusque-là. Puisque d'autres ont les Indes occidentales, la Suède aura les Indes boréales.
Une conquête qui va s'accompagner d'une vaste campagne d'évangélisation des populations autochtones, les Sames, peuple paisible qui ne faisait guère parler de lui jusque-là et qu'on va aller convertir de force, dans le sillage de prédicateurs fanatisés (ou fous ?), tels Pauline Lenaeus, que l'on voit apparaître dès la scène d'ouverture.
La science et la religion... Avant même le Siècle des Lumières, Izko va lancer le duel. Lui possède la connaissance que lui donne la cartographie, dans une région où connaître le terrain est tout, sauf inutile... Mais, pas seulement : il possède une qualité qui manque cruellement à ceux qui seront ses rivaux et même ses ennemis, c'est-à-dire l'empathie...
Lui n'est pas l'ennemi des Sames, au contraire, il est curieux de mieux les connaître, de mieux les comprendre. Et il a des raisons pour cela qui dépassent largement sa fonction de cartographe et d'espion. Et c'est peut-être pour cela qu'il ira bien plus loin que ceux qui espèrent conquérir au nom de Dieu et par la seule contrainte...
Fort du pouvoir que lui confère son savoir, porté par un amour presque irrationnel, jouant double ou triple jeu pour essayer de se sortir de sa position inconfortable vis-à-vis de ses deux pays, il va devoir jouer finement pour que la colère divine, portée par des pasteurs qui entendent faire la pluie et le beau temps en Suède, ne le frappe pas...
"Le Cartographe des Indes boréales" est un formidable roman d'aventures qui nous entraîne aux quatre coins de l'Europe (une carte proposée en ouverture du roman nous le démontre), où rien ne se déroule jamais comme prévu. Izko n'est pas un héros, au sens strict du terme. Mais un personnage qui affronte les vicissitudes de l'existence avec courage.
Sa vie, on l'en a dépossédé, pour des raisons de basse politique. La situation des Sames ne peut que le toucher et va aller en le bouleversant sans cesse plus lorsque va apparaître un parallèle douloureux entre son propre parcours et celui de ce peuple qu'on veut simplement faire disparaître corps et âme, comme s'ils représentaient un quelconque danger.
Mais quel danger réel les Lapons représentent-ils pour les Suédois ?, s'interroge Izko, et pour quelle véritable raison les pourchasse-t-on à ce point ? Ce pourrait être le titre de ce billet, tiens, parce que l'un des enjeux majeurs est là. Il faudra du temps pour que cela apparaisse clairement, pour que l'explication soit révélée...
Et petit à petit, on voit donc apparaître différentes thématiques qui étaient au centre du "Dernier Lapon", du "Détroit du Loup" et de la Montagne rouge". En fait, je pense qu'on comprend encore mieux ce que mettent au jour Klemet et Nina, les membres de la Brigade des Rennes, au cours de leurs trois premières enquêtes (oui, ils devraient revenir pour de nouvelles aventures, bientôt !).
En nous replongeant aux racines du mal, on voit dans le sillage d'Izko, se mettre en place tout ce qui va mener au racisme anti-Same solidement ancré dans les sociétés scandinaves, qui va jusqu'à la remise en question totale du mode de vie de ce peuple, son nomadisme, son attachement à ses terres ancestrales, aux rennes, bien sûr, à une nature sauvage qu'eux seuls savent comprendre...
La culture same, si solide, si forte, malgré tout, peut-être parce que si différente, si singulière, ne renoncera jamais, malgré les brimades, les menaces, les violences, le rejet... Une situation si paradoxal, puisqu'il n'y a finalement aucun autre enjeu que l'orgueil blessé du colonisateur, vexé de ses échecs à répétition dans ces fameuses Indes boréales...
Aussi étrangement qu'il peut paraître, surtout à la lecture de ce billet, "Le Cartographe des Indes boréales" est un roman placé sous le signe de la femme. C'est vrai que les personnages importants sont majoritairement des hommes, et pourtant, les femmes, si discrètes soient-elles, sont le moteur de toute cette histoire.
Mais si j'en parle si peu dans ce billet, c'est justement pour cela, c'est parce que évoquer les thèmes qui nous ramènent aux femmes, à leur importance, leur influence, nous entraînerait trop loin dans l'intrigue. Pourtant je brûle de vous parler de certains événements qui sont évoqués dans le romans et que beaucoup, sans doute, découvriront.
J'aimerais vous parler de ces deux archétypes qui traversent le roman, jamais vraiment exprimés et pourtant omniprésents. Et peut-être finalement que l'indice décisif apparaît dès le début du livre. Dans un couffin : Kristina, oui, la légendaire Reine Christine (si vous n'avez pas lu "L'Echiquier de la Reine", de Yann Kerlau, faites-le !).
Devenue grande, elle remettra en cause tout ce qui se construit sous les yeux d'Izko, la mainmise de l'église protestante, en particulier. Femme de pouvoir, mais femme libre, et libre de faire ce qui lui chante, contre toutes les conventions sociales de son temps et contre toute forme d'étiquette. Oui, avec Kristina, dès le départ, on aurait pu se douter que les femmes dameraient les pions masculins.
Elle n'est pas la seule, là j'extrapole un peu... Je laisse surtout de côté cette mystérieuse parturiente dont le souvenir va obséder Izko... Maternité, amour, en voilà encore des thèmes que l'on pourrait développer, puisqu'ils sont également au centre de la mécanique romanesque d'Olivier Truc dans cette fresque historique. L'amour qui peut-être si puissant face à la folie et la bêtise...
La folie, on la voit apparaître de différentes manières dans le roman. Il y a celle, néfaste, dangereuse, des prédicateurs qui s'attaquent aux Sames et cherchent à les détruire s'ils ne parviennent pas à les convertir, et encore mieux, à les pousser à l'assimilation, l'absorption complète par un monde et une société qui ne sont pas les leurs.
Il y a aussi une folie plus douce, enfin tout est relatif. Une folie qui va frapper Izko à un moment précis de son existence, l'un des pires en fait. Son salut, il le devra aux nombres, qui l'accompagnent depuis qu'il a quitté Saint-Jean-de-Luz pour entreprendre ses études de cartographes. Eh oui, on est au XVIIe siècle, on est loin de nos technologies modernes...
Pas de satellites dans le ciel qui photographient en permanence la terre pour en donner une image d'une phénoménale précision. Non, on fait avec ce qu'on a, et ce qu'on a, ce sont d'abord des jambes et des pieds... Un bon cartographe compte, il compte ses pas, il compte tout, il finit par posséder une connaissance du décompte du temps inconsciente, instinctive.
Il en va de même pour ses pas, déformation professionnelle qui, dans des circonstances particulières, défavorables, et même désagréables. Un décompte obsédant, dérangeant, malsain, tellement opposé à ce que devrait être cet exercice intellectuel, pour lequel Izko Detcheverry a trouvé un nom plein de poésie, de merveilleux...
La Magie des Pas...
Je suis si touché par cette formule que j'y mets des majuscules, vous voyez. La magie, parce que de ce simple mouvement, si naturel, mettre un pied devant l'autre et recommencer, c'est alors la meilleure façon de cartographier. De ces pas, naissent les mesures qui donneront des esquisses et bientôt des cartes.
Des documents officiels, dont les cartographes sont les seuls maîtres, ce qui leur confère une puissance extrême, comme le dit Izko dans le titre de notre billet. Le fruit d'un travail ahurissant, qui nous semble fou, vu de notre XXIe siècle bourré de technologie. Mais quelque chose de magique, lorsqu'on le regarde avec les yeux d'Izko.
Oh, rassurez-vous, je n'ai pas évoqué simplement la Magie des Pas parce que j'aime cette expression. Non, mais parce qu'elle évoque la magie et que ce n'est pas anodin dans ce contexte particulier. Parce qu'il résonne avec l'ensemble de cette histoire, avec le destin d'Izko, jeune basque qui rêvait de chasser les baleines et se retrouve espion malgré lui et défenseur des Sames par vocation.
Allez, j'en termine en vous disant que "Le Cartographe des Indes boréales" bénéficie d'une abondante iconographie (devinez quoi ? Ouiiiiii, des cartes ! De magnifiques cartes d'époques, certainement bien moins précises que celles dont nous disposons aujourd'hui, mais tellement plus puissantes et poétiques qu'un GPS !).
Ah, non, j'ai oublié un détail d'importance ! C'est dans la version numérique uniquement que l'on peut admirer ces cartes si belles, si évocatrices. Le livre enrichi est un serpent de mer, les tentatives ont échoué jusqu'à présent, peut-être parce que l'ambition dépassait les attentes des lecteurs et sortaient tout bonnement du simple cadre de l'objet-livre.
Ici, nul doute que le bon compromis est trouvé, car ce supplément n'est pas un gadget, mais une vraie manière de se plonger un peu plus dans l'époque (les époques, même, Izko est un coriace, il vit longtemps) et dans l'histoire. On suit à la trace le Basque marchant dans ses aventures et ses mésaventures, dans sa passion pour les Indes boréales et la culture same...
Dans la Magie qui naît de ses innombrables pas...