
Ici, le Joker n'est pas ce terroriste nihiliste vu chez Nolan, où cette icone postmoderne malsaine dans Suicide Squad, (mal) incarné par Jared Leto. Encore moins le clown baroque campé par Jack Nicholson. C'est avant tout un homme doux, mais à la psyché fracassée par d'évidentes problématiques familiales et affligé d'un handicap saugrenu, ce rire incontrôlable, irrépressible, à chaque fois qu'il se sent dans l'embarras. Ce Joker n'a rien demandé et ça tombe bien, car on ne lui a jamais rien donné! La société lui reprend même régulièrement le peu quelle lui propose, que ce soit des séances de psychothérapie ou un traitement médicamenteux. Le gouvernement Reagan, dans les années 80 (quand se déroule les événements), coupe les fonds du secteur social et abandonne à leur funeste destin les américains les plus précaires.
Ce n'est pas que la folie ou le handicap qui poussent un homme à incarner le Joker, mais c'est une addition de ces facteurs, intimes et sociaux, qui crée le monstre dont la trajectoire oscille entre tragique et comédie absurde. C'est parce qu'il est depuis toujours invisible que cet homme, Arthur Fleck, désire plus que tout exister un instant, qu'il rêve de devenir comédien de stand up (mais il faudrait pour cela qu'il soit drôle comme le souligne jusqu'à sa propre mère) et d'apparaître en prime time dans son show télévisuel fétiche, animé dans le film par un Robert De Niro histrion à souhait. Ce Joker est un cauchemar car il est l'aboutissement de tous ces rêves qui échouent dans une impasse, quand l'humiliation quotidienne devient la norme, entre agressions impunies dans la rue ou le métro, et l'impossibilité de gagner dignement sa vie. Solitaire, il est l'expression d'une pression sociale inouïe, qui inéluctablement ne peut qu'amener à l'explosion.
Oui, ce Joker là est éminemment politique. Alors que la crise économique nous colle aux basques, que des mouvements comme Anonymous ou les Gilets Jaunes revendiquent le masque ou le chasuble fluo pour se distinguer, le "petit peuple" entend hausser le ton, et ne plus se contenter des miettes qui tombent de la table. Les riches font l'objet d'une stigmatisation, voire d'une chasse à l'homme, comme Thomas Wayne, qui est candidat à la mairie de New-York, et taxe de manière bien imprudente les habitants révoltés de "Jokers", c'est à dire en gros de bouffons, de pitres, de marginaux. Le hasard veut que les premières véritables victimes d'Arthur Fleck soient des employés du grand magnat de Gotham, ce qui permet au crime atroce (mais pas gratuit) d'obtenir l'absolution des foules, pour ne pas dire une admiration sans bornes chez les plus enragés. Non, le Joker naissant ne donne pas dans la politique, mais son geste inconsidéré ouvre des portes insoupçonnés, et offre une épaisseur morale et sociale à un cheminement vers la folie, qui autrement ne serait qu'effroi, stupeur, meurtres glaçants.
Dans un tel contexte, le rire du Joker (quelle prestation que celle de Joaquin Phoenix, d'une justesse incroyable, habité par le role, amaigri de 25 kilos) est le grain de sable dans l'engrenage, qui rappelle à chaque saillie que quitter le chemin établi, pour fréquenter les ornières, est sévèrement réprimé par la société, qui n'accepte la différence que lorsqu'elle se modère elle-même, et accepte de camper la fonction qui lui est assignée (ce qu'on comprend dans les quelques lignes du carnet de bord de Fleck, là où il note ses blagues douteuses, et ses réflexions amères et désespérées).

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