Penss, ou l’art de penser différemment

Penss et les plis du monde (Jérémie Moreau – Editions Delcourt)

Difficile d’être un garçon différent à l’époque préhistorique… Le pauvre Penss va le découvrir à ses dépens. Ce jeune homme un peu rêveur passe le plus clair de son temps à contempler la beauté de la nature et à s’interroger sur le monde qui l’entoure. Mais ce n’est pas ce que son clan attend de lui. A cette époque-là, un homme qui se respecte ne doit pas perdre son temps à rêvasser, ni se montrer trop oisif. S’il veut conserver sa place dans le groupe, il doit faire sa part du travail et ramener régulièrement de la viande ou du poisson. Hélas pour lui, Penss est un piètre chasseur. Pire encore: la chasse est une activité qui ne l’intéresse pas du tout. Seule sa mère le défend encore face aux autres membres du clan, qui ne comprennent pas l’attitude de ce garçon qui préfère l’obscurité froide des montagnes au feu de son clan. « Tant qu’il voguera seul avec lui-même, je ne vois pas pourquoi il mangerait la viande pour laquelle je risque ma vie », s’énerve le chef de la tribu, en refusant de lui donner à manger. L’inéluctable finit donc par arriver: Penss et sa vieille mère se retrouvent exclus du groupe et contraints à la survie en solitaire. En d’autres mots, ils sont promis à une mort certaine. D’autant plus que l’hiver approche à grands pas. Mais Penss ne se résigne pas. En continuant à observer minutieusement la nature qui l’entoure, il finit pas comprendre certaines choses sur ce qu’il appelle « les plis du monde ». En regardant les fourmis, par exemple, il comprend qu’il y a moyen de stocker de la nourriture. Et en voyant les plantes pousser lentement mais sûrement, il se rend compte qu’il y a sans doute moyen de créer une forêt nourricière. Penss se lance alors dans la réalisation d’un rêve un peu fou: rassembler toutes les plantes donneuses de légumes et de fruits en un seul et même lieu. Mais aura-t-il le temps et la force de voir son potager expérimental se déplier, alors qu’il doit affronter dans le même temps un monde particulièrement hostile?

Penss, ou l’art de penser différemment

Après avoir remporté le Fauve d’or à Angoulême en 2018 pour « La Saga de Grimr », Jérémie Moreau a forcément dû ressentir une certaine pression au moment de se lancer dans son projet suivant. Mais manifestement, il en faut plus pour désarçonner le jeune auteur français, puisqu’il signe une nouvelle fois une oeuvre particulièrement intelligente avec « Penss et les plis du monde ». Grâce à cet album, Jérémie Moreau s’impose définitivement comme l’un des grands noms de la génération actuelle, au même titre qu’un Bastien Vivès ou un Timothé Le Boucher. En tant que lecteur, on ne sort certainement pas indemne de ce récit. En premier lieu parce que c’est un livre souvent très dur, notamment lorsque Penss est obligé de commettre l’impensable pour survivre à l’hiver interminable. Mais aussi et surtout parce que le personnage de Penss est fascinant. En décidant coûte que coûte d’aller à contre-courant de tous ses contemporains, il a un côté un peu énervant, mais aussi et surtout très inspirant. C’est ce qui fait de « Penss et les plis du monde » un conte philosophique au message universel. Le destin de Penss montre, en effet, que ceux qui se font rejeter parce qu’ils ont un regard différent sur les choses sont souvent ceux qui font avancer le monde. Ce petit homme des cavernes est, en quelque sorte, le précurseur de tous les artistes et scientifiques incompris qui lui succèderont des dizaines de milliers d’années plus tard. Et puis bien sûr, il y a le dessin, très puissant lui aussi. La manière dont Jérémie Moreau représente la nature sauvage à coups de plume et d’aquarelles est d’une virtuosité absolue. Certaines planches sont véritablement sublimes, avec des traits tout en délicatesse qui font penser aux plus grands auteurs japonais. « Penss et les plis du monde » est un roman graphique plein d’émotion et de sagesse. A coup sûr un candidat sérieux au titre de meilleure BD de l’année 2019.