Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co
Didier Delome.
"Lorsqu'on s'est retrouvé confronté au dégoût viscéral de soi durant son enfance, c'est un peu comme une langue maternelle qu'on vous aurait inculquée de force dans votre âme meurtrie."
Tapi dans un recoin d'église, le narrateur assiste au baptême de sa petite-fille, occasion de reconvoquer les siens mais surtout sa mère, par le truchement d'un prénom et des témoignages de ceux qui l'ont connue et aimée. Oscillant entre la fascination et la nausée, l'auteur se garde d'une mise au point trop précise sur le petit visage, craignant que la prophétie haineuse ne poursuive la lignée en y reconnaissant l'un ou l'autre trait de sa mère.
Nous voilà embarqués dans les nuits parisiennes dissolues de l'après-guerre où la belle Françoise capte la lumière et suscite toutes les convoitises. Elle circule en vase clos dans un monde de jet-setteurs à la fureur incandescente de jouir, shootés aux fastes et où, seules la fortune, la jeunesse et la beauté semblent cotées à la bourse des cœurs.
Une silhouette floutée apparaît peu à peu, celle d'une mère éprise de liberté, emportée dans une urgence de vivre, passant de bras en bras, de dépendance en dépendance, en quête effrénée d'une sécurité qu'elle ne peut pourtant s'empêcher de fuir. Vouée à une fin de vie effroyable, l'ostentation et la superbe laisseront la place au vide absolu de la solitude.
Une mère négligente, égoïste, ravageuse identitaire, à la fois puissant dissolvant mais aussi révélateur de soi.
Le titre du roman contient toute la charge de son objet, à la manière d'un noyau qui comprime en lui-même la détresse qui alimente en continu la détestation. Comment aimer cette part de soi qui demeure asséchée, comme un membre drainé de tout flux vital?
"Ma mère m'a dégoûté des autres. Physiquement des autres. Et, plusieurs décennies après son décès, j'en souffre encore. Comment ne pas lui en vouloir?""Les étrangers" est un roman fort et touchant, il nous parle d'identité, de filiation, d'une tentative de rapprochement avec cette part de l'autre incorporée en soi qu'il est parfois tout simplement impossible d'assimiler. Et dont on reste irrémédiablement orphelin.
L'écriture de Didier Delome est à la fois rêche et flamboyante. Sublime. Une voix qui n'y va pas par quatre chemins et avance en ligne droite comme un soc entre dans le sol. Le narrateur nomme sans s'apitoyer, sans équivoque tout en gardant l'élégance de la pudeur. Comme il procède d'une démonstration, il conclut sur la faillite même de l'entreprise de consolation, où toute attente n'est depuis longtemps qu'une vaine abstraction.
Mais derrière l'acidité sèche de la rancœur, on entrevoit ce qui fait toute la puissance de ce roman et celle de son écriture: l'usage des mots en lieu et place de ce qui aurait dû advenir, comme tentative ultime de vivre. En cela, ce roman est aussi un fabuleux cri de tendresse et d'amour.
"Jamais nous n'aurions dû nous croiser, ma mère et moi. Loulou a raison. J'aurais mieux fait de la fréquenter avant ma naissance. Peut-être aurais-je su l'apprécier à sa juste valeur, sans tous ces a priori détestables qu'ont forgés en moi nos six années de promiscuité forcée. Mais n'est-il pas trop tard à mon âge pour réécrire notre histoire? Malgré ma certitude que la littérature possède ce génie faramineux de cicatriser les plaies du passé et de consoler de ce qui aurait pu être et n'a pas été."
Pour lire le début de "Les étrangers", c'est ici.
Note de LU cie & co
Pour lire le début de "Jours de dèche", c'est ici.