Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co
Thomas Gunzig. (c) Dominique Duchesnes-Le Soir.
Le nouveau roman de Thomas Gunzig, son huitième (en dehors de ses nombreux autres travaux littéraires, nouvelles, scénarios, théâtre, etc.), "Feel good" (Au diable vauvert, 399 pages), nous propose de participer à rien de moins qu'un braquage. Vous avez bien lu: un braquage. Un braquage révolutionnaire, piqué d'audace, qui sidère les logiques, bouscule le cours convenu des choses et tire à vue sur l'essoreuse du "grand capital" qui rejette aux marges les mal-nés de la société. Ce braquage, sans effusion de sang ni terreur, nous exhorte le temps d'une lecture à savourer la revanche de l'imaginaire.
"Ce qu’on va faire, c'est un braquage. Mais un braquage sans violence, sans arme, sans otage et sans victime. (...) On ne va rien voler, mais on aura quand même pris quelque chose qui va changer notre vie une bonne fois pour toutes."Telle est la réplique foutraque et sublime que lance l'auteur comme un coup de bélier sur l'appareil des injustices sociales qui polluent l'existence de tous ceux qui se retrouvent chaque mois pris dans le piège du "tout juste".
Le roman met en scène Alice et Tom. Ils s'approchent tous deux de la cinquantaine et s'enfoncent lentement dans les eaux molles de la résignation.
Alice, envahie par l'obsession des chiffres sur un compte en banque désespérément vide, est terrorisée par le spectre de la précarité qui menace son petit garçon. Elle a tout tenté, jusqu'à la prostitution, pour s'en sortir. En désespoir de cause, elle enlève un bébé aux abords d'une crèche dans l'espoir d'une rançon. Rien ne se passera comme prévu et ce sera l'occasion de rencontrer Tom, un écrivain sans succès dont l'enthousiasme et l'espoir ont fini par ployer sous le poids d'années d'efforts acharnés suivis de désillusions.
Ils sont tous deux sur le point de capituler, en proie à une crispation qui paralyse toute velléité de rêverie. Et pourtant, leur rencontre improbable agira comme deux métaux qui entrent en fusion, provoquant une sorte de déflagration chimique aux résultats aussi flamboyants qu’inattendus.
Ce surgissement leur redonne une contenance, pulvérise la chape qui plombait leurs rêves, ravive le désir et tous deux rebattent les cartes. Nous sommes alors emportés avec les personnages par la puissance de la création, cet état de fébrilité un peu étrange dans laquelle plonge tout artiste en action.
Au cours de ce périple, nous approchons le monde de l’édition, soumis lui aussi aux logiques marchandes; on entrevoit la solitude que peut vivre un auteur à la notoriété moyenne, le parcours du combattant que peut représenter le quotidien des écrivains qui, pour survivre, doivent parfois mener de front plusieurs projets dont une bonne proportion n'aboutira jamais ou sera insuffisamment reconnue.
On retrouve avec toujours autant de plaisir les ingrédients typiques de la plume de Thomas Gunzig, qui nous ravit par son intelligence, sa sensibilité acérée et son humour qui a toujours l’éclat de la surprise, sans jamais verser dans le pur cynisme. Il explore dans ce roman sans tabou, en s'enfonçant au plus profond de l'intime de ses personnages, l'onde de choc qui frappe les plus faibles, dans une société dominée par les logiques néocapitalistes, qui rétrécissent toujours plus notre humanité.
A la lecture de ce "Feel good" très touchant, on ne peut s'empêcher de penser au parcours de l'auteur, aux interrogations qui ont nourri son œuvre. On y reconnaît aussi l'allusion à une jeune auteure belge récemment propulsée dans ce métier, ce qui fait aussi office d'un touchant hommage.