Elle vient d'une autre planète. Non, elle n'est pas un evangelion (la " bonne nouvelle ", en grec), mais une " Euguélionne ", un bon rire féminin ( gelaô est le verbe " rire "). Et l'on rit beaucoup, et bien, durant ces quatre cent pages. Le roman, parodique, sorte d'évangile selon Louky Bersianik, rapporte les faits et dits de l'Euguélionne, depuis sa venue sur Terre jusqu'à son départ. Exilée à cause de ses opinions un peu trop radicales telle Monique Wittig, elle est un nouveau Christ arrivé des cieux du féminisme, un féminisme rabelaisien : " nulle n'est prophète sur sa planète, dit l'Euguélionne. Voilà pourquoi je suis ici " (p. 15). Tantôt gouine, tantôt " sagouine " (p. 17), l'Euguélionne accumule les " métamorphoses " nietzschéennes (p. 18), généralement fondées sur les jeux de langage. Chaque chapitre, court et allégorique, forme une sorte de parole de Zarathoustra ou, si vous préférez, une parabole à la manière de Lewis Carroll.
Citons quelques exemples. La parabole du restaurant montre que les hommes sont payés, comme maîtres queux, pour faire ce que font les femmes gratuitement dans le secret des foyers (p. 171). La parabole de l'éléphant démontre qu'il est vain de fonder la supériorité d'un genre sur sa force physique : car sinon l'éléphant serait plus noble que l'homme (p. 35-36). La parabole des porcs et des porcelaines pose cette question qui allégorise les violences faites aux femmes : si le porc casse la porcelaine, est-ce la faute de la fragilité de la porcelaine ou de la bêtise du porc (p. 137-138) ? La parabole des cartes à jouer, rapportée à l'Euguélionne par une certaine Alice Opéhi, montre que les Hommes de la Terre voient le masculin et le féminin comme un avers et un revers inséparables mais que, comme les cartes à jouer, l'avers masculin montre des figures toutes diverses tandis que le revers féminin, le dos de cartes, porte un motif toujours semblable (p. 28). La parabole de l'alcool montre que, comme l'alcool est l'usure des hommes, " les enfants sont l'usure de la femme [...] L'enfant, dit l'Euguélionne, est l'alcool de la femme au foyer . Il la grise longtemps et la tue à coup sûr " (p. 308).
La parabole de la poussière, qui revient chaque jour s'amasser sur les crédences du foyer, métaphorise le travail ménager quotidien des femmes, quelquefois dépoussiéré par le féminisme, revenant pourtant sans cesse peser dans les familles patriarcales. On trouve la même image chez Simone de Beauvoir ou Annie Ernaux, mais chez Louky Bersianik, dont l'écriture prend un malin plaisir à cumuler les sources, elle devient une réécriture du récit du Morse et du Charpentier de Lewis Carroll : une oppression qui dure depuis " cent ans et des poussières " (p. 189), comparable à celle du riche Morse et du pauvre Charpentier...
Souvent aussi, les petites fables de l'Euguélionne reposent sur des références culturelles parfois faciles à repérer (une belle satire de Mallarmé, p. 223 : " Ma chair est gaie, dit l'Euguélionne, et j'ai traversé tous les livres. Mais je confesse ne pas les avoir tous lus. Je n'ai pas eu ce courage. Il y avait un tel manteau d'ennui sur le dos de certains... "), parfois d'une obscurité toute rabelaisienne, donnant du fil à retordre au lecteur.
Le roman tient un équilibre subtil entre la satire acerbe et la gaieté libératrice qui que suscite chez le lecteur la bêtise des hommes : " pendant le repas, Monsieur Oméga parle des cours qu'il donne généreusement à l'université. - Les cours magistraux, c'est fini, c'est dépassé, on n'en fait plus, dit-il sur un ton très très magistral " (p. 81). Tantôt L'Euguélionne, à la manière des États et empires de la Lune (1655, roman libertin de Cyrano de Bergerac), dresse la satire des mœurs terrestres déplacées sur des planètes imaginaires. Tantôt, à la manière des Lettres persanes de Montesquieu ou du Micromégas de Voltaire, l'extra-terrestre découvre et commente avec une sagesse naïve les comportements sexistes des hommes et des femmes, et les réactions féministes qu'ils suscitent. Quelles drôles de bestioles, les hommes ! " Quand ils amèneront des femmes sur la Lune, dit l'Euguélionne, ce sera dans le but de leur faire faire le ménage ! " (p. 286).
Le travail de la langue est fondamental dans L'Euguélionne. Comme Louky Bersianik l'affirmera dans un texte théorique collectif de 1988, La Théorie, un dimanche, les femmes doivent désapprendre les règles masculines. " Reconnaître un code, c'est l'accepter ", dira-t-elle, appelant les féministes à devenir " analphabètes du patriarcat ". L'Euguélionne donne la mesure du travail à accomplir. Cinq pages (155-159) dressent la liste de toutes les insultes qui qualifient les femmes en français. Comme j'en ignorais certaines (" cagne ", " goton ", " guenipe ", " roulure ", " moukère "...), j'ai pu vérifier la justesse de la remarque d'Andrea Dworkin : " il existe tant de mots sales pour nommer les femmes qu'il est rare qu'on puisse tous les apprendre, même dans sa propre langue ". Après Beauvoir, mais avant Monique Wittig, Louky Bersianik relève minutieusement les phrases où la grammaire fait passer le féminin au second plan derrière le masculin, voire l'animalité ou l'objet inanimé : " Trois cent femmes et un camion se sont BALADÉS dans la rue " (p. 226).
La conclusion de l'Euguélionne est prophétique : " Hommes de la Terre, votre règne est fini " (p. 266). Car le roman s'achève sur un véritable sermon christique de l'Euguélionne, un sermon du mont des oliviers, qui court sur plusieurs dizaines de pages et promet l'avènement de l'égalité entre hommes et femmes : " un jour, dit l'Euguélionne, la plus grosse d'entre vous sera la plus mince, la plus maigre sera la plus épanouie [...]. Vous, femmes de la Terre, qu'avez-vous à voir avec les lois des Hommes ? Elles ne vous concernent pas. Pourquoi obéir à des lois qui concernent une espèce étrangère ? " (p. 291-292). Le sermon s'adresse également aux hommes en devenir, à la manière de Kipling : " tu seras un homme, mon fils, quand tu sauras te faire cuire un œuf et prendre soin de toi-même sur la terre comme au ciel " (p. 368). " Nous ne demandons pas mieux que de faire alliance avec les Hommes [...], quand ils auront assumé l' e muet qu'il y a aussi au bout de l' homme " (p. 379). Ce Royaume des cieux féministe est celui qui dépasse les notions d'homme et de femme : " je suis métagyne et je cherche le métandre de mon espèce " (p. 389), conclut l'Euguélionne.
Le roman, qui connut un énorme succès outre-Atlantique, a donné son nom à une librairie de Montréal. Un exemplaire en bon état de l'édition originale de L'Euguélionne se vend aujourd'hui à plus de 200 € sur Amazon. C'est dire si je me trouve chanceux d'en avoir un !
Louky Bersianik, L'Euguélionne, Montréal, Les éditions La Presse, 1976.