« Prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre » (p. 10). Vanessa Springora a toujours aimé les livres : pourtant, à quatorze ans, c’est un écrivain qui, pour ses besoins de jouissance et de littérature, l’a entraînée dans des relations sexuelles illégales, étalant dans un second temps sa relation à l’intérieur de ses livres. Dans Le Consentement, il faut à Springora bien des souvenirs littéraires pour retrouver la capacité de raconter son histoire : elle est tantôt la prisonnière de Proust, tantôt la Cécile Volanges de Laclos ; il est le loup, l’ogre, l’Humbert Humbert de Nabokov.
De ce livre, tout a été dit, surtout dans la vidéo du Grain de lettres. Lisant les journaux, je suis pris de vertige face aux « anamnèses, embarras, palinodies, regrets, colères, indignations, parfois tout cela à la fois » (H. Merlin-Kajman). Contentons-nous de quelques notes personnelles. Je n’avais jamais entendu parler de Gabriel Matzneff avant Le Consentement. Il est d’heureuses ignorances ! Ce monsieur et ses amis (Cioran, Sollers et autres déclinistes) sont éloignés de mes lectures à une distance de plusieurs arrondissements au moins. Cependant, malgré la conclusion prudente de Springora (« la littérature se place au-dessus de tout jugement moral, mais… », p. 205), on ne peut s’empêcher de penser : ces esthètes, ces tenants anachroniques de l’art pour l’art (p. 104), ne sont-ils pas d’abord ceux qui ont quelque chose à se faire pardonner ?
En 1978, Hans Robert Jauss lisait dans le procès fait à Gustave Flaubert pour Madame Bovary la preuve de son génie : les entraves sociales, morales ou religieuses ne sont-elles pas perpétuellement à dépasser ? demandait-il ; la littérature n’est-elle pas cette libération ? Mais voilà qu’en 2019 paraît L’Affaire Jauss, d’Ottmar Ette, qui fait connaître à l’université française cette vérité beaucoup tue : que Jauss fut le plus jeune officier de la Waffen-SS d’Hitler, dans laquelle il connut une carrière fulgurante.
Cela faisait bien longtemps que la parution d’un livre, de littérature, n’avait pas fait l’actualité comme Le Consentement, ni donné tant de coupures de presse avant même sa parution : la démonstration est faite qu’en France, aujourd’hui, rien ne dynamise la littérature comme le féminisme. Toutefois, de même que Vanessa Springora fut enrôlée comme « égérie » de la pédophilie par Gabriel Matzneff (p. 61), de même ce ne serait pas un service à rendre à ce livre que d’en faire la simple illustration littéraire de Me Too. Ce bref récit autobiographique décrit une histoire aux épisodes singuliers, et c’est une culture et une sensibilité singulières qui nous parlent. « Je n’en ai pas fini avec l’ambivalence » (p. 113), écrit Vanessa Springora, qui refuse de se donner simplement pour victime d’un prédateur sexuel, et qui s’est opposée, lors de la parution du Consentement, à ce que les livres de Matzneff soient retirés des ventes.
Non que morale et justice n’aient rien à faire dans l’art, donc, mais cette affaire-ci, pour le meilleur ou pour le pire, inéluctablement, est compliquée de littérature.
Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, 2020, 216 p., 18€.