Je t'entends, là : "Il est comment, le dernier Marcus Malte? Après Le garçon, c'est difficile de faire mieux, non?" Pour mettre ta pendule à l'heure, je n'ai pas encore lu Le garçon, mais j'ai plus que jamais la ferme intention de le lire. Avec Aires, c'était ma première incursion chez Marcus Malte et j'ai trouvé ça... Je suis sidérée, sans mots.
J'ai ouvert de cette société(entendons la nôtre), j'ai ri jaune et avalé de travers Aires et je me suis demandée où est-ce que j'avais mis les pieds. Si tout le roman se révélait du même acabitque le prologue, j'allais débarquer vite. La profusion de néologismes m'a fait peur. Puis, tout s 'est éclairci et je suis entrée dans la danse. Ce prologue se déroule dans le futur (un futur proche?), une ère nouvelle. Un professeur présente à ses " aspirants graduates " un état des lieux sur le passé de ceux qui vivaient en l'an 2000. Il n'est pas tendre, le professeur, et il a bien raison. N'est-ce pas à cause de notre "insouciance meurtrière" que ces descendants sont acculés à vivre sous une cloche de verre étanche? En vilipendant les dérives et les absurdités .
C'était l'ère de l'individu. L'égoprime au paroxysme. [...] Chaque partie se prenait pour le tout, et le tout pris pour entité négligeable. [...] C'était l'ère du labor généralisé. À l'échelle universelle. Esclavail pour tous! Cette punition que nous réservons à nos pires déviants était pour eux un but, une quête, un upgraal suprême. [...] C'était l'ère du vroum-vroum.
Le premier chapitre débute et ça part direct sur les chapeaux de roues. En ce lundi 6 août caniculaire de l'an 2000, ils roulent sur l'autoroute et s'arrêtent sur ses aires de repos, le temps de mettre de l'essence ou de casser la croûte. À bord de chacun de ces véhicules, un homme ou une femme, un couple, une famille. Leur vie défile. Chacun a son histoire, son parcours. Les esprits se mettent à vagabonder. Chacun roule vers son but. Parmi eux, certains se croiseront, d'autres échangeront brièvement. Qui se rendra à destination? Qui bifurquera? Une chose est sûre : ils se rencontreront.
J'ai hiverné pendant quelques jours, lisant dès que j'avais une minute. J'ai veillé très tard aussi. Il est rare que j'engloutisse un pavé à une telle vitesse.
La construction du roman, à l'image d'une toile d'araignée, converge vers un centre époustouflant. Trente-trois chapitres, chacun introduit par la marque du véhicule, le kilométrage et la cote Argus. Cet astucieux procédé permet de s'y retrouver facilement afin de savoir de qui il est question, en plus d'en dire long sur l'état financier de son conducteur.
Parmi les personnages, il y a ce professeur de technologie (et sa tortue géante) qui roulent vers la femme mourante qu'il n'a jamais cessé d'aimer et qu'il n'a pas vue depuis plus de vingt ans. Il y a cette chef d'entreprise aguerrie, fille à papa narcoleptique. Il y a cette jeune serveuse du restauroute en amour avec Dieu. Il y a cette famille au bord de l'implosion; ce jeune couple amoureux; cet autre, vieux celui-là, qui s'ostine depuis des décennies sans jamais se lâcher la main; leur fils roule d'ailleurs sur la même autoroute, à bord de son poids lourd. Il y a cet autostoppeur écrivain et sa pancarte " Ailleurs " brandit à bout de bras. Il y a cet acheteur compulsif (factures à l'appui), en route pour Disneyland Paris avec son gamin geek et mutique . Il y a aussi ce vieux rocker anglais et son chat, vivant dans un camping-car décrépit.
La diversité et la richesse des personnages est impressionnante. Pas un n ' est négligé au détriment de l'autre. Marcus Malte fait vivre chaque personnage avec une réelle profondeur pour explorer leur doute, leur lassitude, leur colère et leur triste humanité. Par le scalpel de la fiction, ces personnages mis côte à côte présentent un kaléidoscope saisissant de nos vies.
Cerise sur le sundae? Marcus Malte dissémine ici et là un flash d'informations, une pub, un bulletin de trafic, une chanson, et tout ça se tient la route sans qu'on s'y perde. Dans les derniers chapitres du roman, je m'en pouvais pu. La tension était grimpée au plafond. Je criais au génie tout en étant traumatisé par ce que je lisais. L'épilogue, avec son retour dans le futur, est venu boucler la boucle.
Le message est clair: nous consommons trop, nous travaillons trop, nous pensons trop, nous polluons trop. À continuer à vivre ainsi, nous faisons fausse route et fonçons droit dans le mur.
Notre monde est ainsi fait que la majorité des gens préfèrent lire Marc Levy qu'Arthur Rimbaud. Que la moindre vidéo postée par un youtubeur sera toujours plus commentée que le dernier bouquin de Pierre Michon. Que n'importe quel présentateur télé sera cent mille fois plus célèbre qu'un prix Nobel de physique ou de chimie. Et cent mille fois mieux payé, aussi.
Un enfant qui marche dans les flaques pour éclabousser. Un enfant qui saute sur un trampoline ou qui tape dans un ballon. Un enfant qui joue. Qui s'amuse. Jouer, s'amuser, et rien d'autre. Cette insouciance, cette légèreté, elles nous ont été données, à tous, au départ. Cela s'appelle l'enfance. Et cela dure plus ou moins longtemps, selon l'histoire de chacun, selon les conditions d'attribution et de développement. Certains en sont très vite dépossédés, d'autres ont la chance de pouvoir prolonger cette période. Mais personne, dit l'homme, personne ne parvient à la conserver au-delà d'une certaine limite. La joie. La joie première. La joie égocentrique. Notre capacité à l'accueillir. Nous perdons cela. Avec les années vient la conscience, et avec la conscience vient le poids. Tout devient lourd, plus pesant. Toute nous écrase. Regardez-nous marcher, l'échine voutée, ployant sous le joug, le pas lent comme si nous traînions des boulets à nos chevilles. Esclaves de notre propre conscience, de notre connaissance du monde, de notre expérience du monde, de notre lucidité. C'est long. C'est pénible et fastidieux. Quand on marche dans les flaques, dorénavant, c'est parce qu'on ne réussit pas à les éviter. Où est passée la joie d'éclabousser? Elle est derrière nous, elle est loin. Tout ce qu'il nous en reste, c'est le souvenir.
Seuls, bien sûr, même entourés, même regroupés, inclus dans un ensemble - couple, famille, clan, tribu, nation, pays - chacun au fond absolument et inexorablement seul, du début à la fin, malgré toutes ces tentatives de rapprochement, de fusion, désespérées souvent, vaines toujours, on peut réussir à partager mais chacun n'aura quand même que sa propre part, c'est ainsi, c'est inscrit dans le gène de l'humain, c'est notre condition.
Un roman exceptionnel, musclé et redoutablement efficace.