Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser Editeur
Août 2019
326 pages
La Méditerranée, le plus grand cimetière marin. Quand on pense à tous ces hommes, femmes et enfants qui se sont noyés dans cette mer inamicale alors qu'ils n'espéraient qu'une vie meilleure... C'est terrifiant. Et si les images submergent nos pensées, et bien on ne vit plus. On culpabilise, parce qu'on ne peut rien faire pour eux. Alors, on oublie, on occulte.
Ce roman, grâce à une écriture tout en finesse, ne peut que marquer son lecteur. Chochana, la Nigériane et Semhar l'Erythréenne sont à la fois combatives, courageuses, et terriblement humaines. Quelle force ! Quels caractères ! Admirative, et effrayée, j'ai lu leurs parcours avec frénésie mais aussi avec retenue, il m'a fallu du temps pour les accompagner. Leur traversée de la Méditerranée n'est pas moins périlleuse que celle de l'Afrique. Elles ont subi ce que personne ne souhaite vivre. Viols, enfermement, coups, humiliations. L'âme de l'homme peut être décidément bien noire et bien mauvaise.
Et nous, Européens heureux, nous osons refuser d'accueillir ces hommes et ces femmes meurtris par la vie ! Mais de quel droit ? Celui du sol ? Parce qu'on est né dans la région du monde la plus riche et la plus facile à vivre, on se permet de fermer nos portes à ceux qui ont eu le courage de braver tous les obstacles pour mettre le pied sur notre vieux continent...
C'est un roman qui remue les tripes, qui agace les nerfs, qui donne envie de pleurer de rage devant la méchanceté, la bêtise et l'ignorance.
J'ai omis, sciemment, de parler d'une troisième femme, Dima, la Syrienne. Issue d'une famille aisée, choyée par ses parents, habituée au luxe, elle va apprendre à côtoyer les noirs, qu'elle n'aime guère et de qui elle se méfie. Elle m'a longtemps agacée, je n'aimais pas ce personnage, suffisant, prétentieux, hautain. Il y a des cons partout, y compris parmi les prétendants à l'immigration. La fin de l'histoire, très romanesque, offre une rédemption à ce personnage, grâce à l'une des deux autres femmes. Cela ne gommera pas son caractère, mais cela l'adoucira.
L'auteur s'est inspiré d'un fait authentique : un bateau de clandestins sauvé par un pétrolier Danois en 2014.
J'ai énormément apprécié la qualité littéraire du texte, d'un réalisme cru parfois, avec des accents poétiques, l'auteur parvient à allier les deux pour proposer un texte jamais vulgaire, jamais prétentieux, toujours humain et surtout pas démonstratif. Il est bouleversant et en même temps bien documenté. Ce que ces femmes ont vécu, des femmes le subissent tous les jours. Un livre nécessaire.
" En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu'il ramènerait une poignée d'heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D'aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l'enfer que les " revenantes " avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l'entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum. "
" De l'intérieur de la cale, on entendait les rugissements conjugués des vents et de la Méditerranée. Le chalutier exécutait sa chorégraphie de bateau ivre et fou, faite de plaquages impressionnants à bâbord et à tribord, de précipités abyssaux et de montées golgothéennes, selon le mot de Semhar. Les cris de frayeur des passagers reprirent également. La voix stridente des femmes et déchirante des enfants venait s'emmêler à celle, rauque, des hommes. Elles disaient toutes le même effroi, la peur de finir en chair à requins et autres animaux marins. "