Ils chassent leur désoeuvrement en faisant du rodéo sur les routes désertes, le pied collé sur la pédale à gaz de leur Golf noire, font monter l’adrénaline, s’amusent à piéger une proie. Ils jouent avec le feu. Mais à trop jouer, ils risquent de se brûler. Et il y a des brûlures plus profondes que d’autres.
Je veux rester évasive sur ce qui se trame entre ces pages. Je dirais juste que ça fait froid dans le dos, d’une manière que tu préférerais ne pas connaître.
Le premier roman d’Aïko Solovkine m’a pris aux tripes et ne m’a pas lâchée avant la dernière page. Dans ce (trop) court roman inspiré d’un fait divers resté impuni, la jeune auteure belge ne met pas de gants blancs pour lever le voile sur la jeunesse et ses dérives. L’intrigue avance par à-coups, bifurque par moment (l’histoire de Joy aurait pu être un roman à elle seule). Il s’en dégage une atmosphère anxiogène, d’une noirceur insondable. Le fossé qui sépare la vie sclérosée des adultes et le besoin des jeunes de s’éprouver et de se mettre à l’épreuve est irréconciliable. Aucun espoir à l’horizon. C’est sans pitié.
La puissance de la langue m’a obnubilée. Aïko Solovkine agence les mots, les triture, créant des images fortes, crues, sculptées dans l’os.
L’ensemble du mobilier est sombre, lourd et rustique, recouvert de linceuls en plastique quand la famille s’absente pour quelques jours de son domicile. Le bahut trop grand et ses rangées d’assiettes en cuivre, sourires jaunis adressés aux photos de mariages, de baptêmes, de communions et de défunts qui leur font face. Dans son ventre attend la vaisselle du dimanche qui prend la poussière parce que dimanche ne vient pas rompre la monotonie de la semaine, mais la creuse et l’étire. On s’y affale simplement plus tôt dans l’après-midi devant la télé, qui vomit un à un ses programmes dans une ambiances comateuse. Extirpée de son unité gériatrique pour le poulet-frites dominical, mémé s’endort, le dentier mal ajusté et le gossier béant.
Installée sous la couette avec la saucisse à mes pieds, j’ai terminé Rodéo sidérée par la force de frappe de ce tout petit roman coup de poing. Un roman à fleur de peau, intense, fulgurant, dérangeant, dans lequel les relations humaines obéissent à de bien étranges rites.
Rodéo, Aïko Solovkine, XYZ, 144 pages, 2020.
★★★★★
Je le savais que ce roman allait me jouer dans les tripes. C’était inévitable, vu son sujet.
La Méditerranée était devenue une véritable autoroute, l’une des plus mortelles pour les migrants acheminés par des marins amateurs.
Mur Méditerranée, soit le destin de trois femmes: Chochana la Nigérienne, Semhar l’Érythréenne et Dima la Syrienne. Elles ont trois religions différentes. Elles ont des croyances et des traditions distinctes. Mais elles sont embarquées dans une même aventure, celle de la traversée de la mer Méditerranée pour fuir la guerre, la dictature ou la sécheresse. Elles ont un seul et même but: trouver une vie meilleure.Loin de tout sensationnalisme, Louis-Philippe Dalembert décrit la violence et la barbarie auxquelles font face les migrants. En multipliant les voix, il donne une respiration fiévreuse à cette histoire. Il creuse l’intimité de ses personnages et fait s’entrelacer leur vie. Tout y est: la vie avant l’exil, les raisons du départ, la traversée périlleuse, l’amitié, la peur, la solidarité, le racisme. Les chapitres oscillent entre souvenirs du pays, péripéties du départ et présent de la traversée. Et il y a l’après...Mur Méditerranée m’a conduit au plus près de la réalité de ceux qui n’ont d’autre choix que l’exil. Une lecture éprouvante et nécessaire, pour mieux comprendre ce que les médias présentent trop souvent à grand coup de sensationnalisme.
Raconter les histoires ne résout rien, ne recoud pas les vies brisées. Mais peut-être est-ce un moyen de comprendre l’impensable. Valeria Luiselli
Mur Méditerranée, Louis-Philippe Dalembert, Sabine Wespieser, 326 pages, 2020.
★★★★★
Turbulences
commence dans un avion, en partance de Londres. Destination, Madrid. Une vieille femme vient de quitter son fils atteint d’un cancer de la prostate. Après une zone de turbulence éprouvante, elle échange quelques mots à son compagnon de cabine, puis fait un malaise. Ce dernier poursuit son vol, de Madrid à Dakar, où une très mauvaise nouvelle l’attend.Chapitre par chapitre, personnage par personnage, le roman fait le tour du monde, jusqu’au retour à Londres, dans le chapitre final, pour retrouver l’homme atteint d’un cancer. La boucle est bouclée.
Dans chacune de ces (trop) courtes histoires, l’accent est mis sur un personnage. Puis, comme dans une course à relais, le bâton est transmis au personnage suivant, dans un tout autre environnement. En somme, le personnage secondaire d’un chapitre devient le personnage principal du suivant.
David
Szalay offre des instants de vie brefs et poignants. Le pouvoir de ce court roman découle des répercussions brèves, mais profondes, que ces hommes et ces femmes ont les uns sur les autres. On passe d’une histoire à l’autre, frôlant les coups bas du destin,la mort, la solitude, la trahison, l’amour...J’ai dévoré le deuxième roman de David Szalayen une poignée d’heures. Douze histoires sur des petits bouts de vie qui en disent long. Un roman surprenant de virtuosité. C’est fin, brillant et profond. Un tour de force narratif.Electra en parle aussi, ici.
Turbulences, David Szalay, trad. Etienne Gomez, Albin Michel, 184 pages, 2020.★★★★★