Ce début d’année a été rude pour l’écrivaine Leïla Slimani, prix Goncourt 2016. Invitée par le journal Le Monde à rédiger son journal de confinement, elle s’est attiré d’innombrables réactions de moquerie et indignation devant le récit de ses malheurs futiles et banals de bourgeoise en vacances à la campagne. Ses prises de position en faveur du féminisme et des librairies de proximité n’ont pas vraiment redoré son blason. Or le confinement gâchait aussi, ce mois d’avril, la promotion de son premier récit intime et familial : Le Pays des autres. Elle y raconte le destin de sa grand-mère alsacienne, partie dans les dunes de Meknès épouser un Marocain vétéran de la seconde guerre mondiale, dans un pays en pleine décolonisation.
Leïla Slimani n’a pas perdu son franc-parler, et l’on retrouve bien l’écrivaine de Sexe et mensonge. La vie sexuelle au Maroc (2017), et de cette fascinante biographie d’une nymphomane, Dans le jardin de l’ogre (2014). Défier les tabous et les craintes des sociétés marocaine et française est chez cette autrice un aiguillon d’encouragement : ce n’est pas un hasard si l’héroïne du Pays des autres découvre la masturbation durant les isolements forcés des alertes à la bombe en Alsace, sous les phares des bombardiers de la Luftwaffe (p. 21).
Lorsqu’on est née en Alsace, dans une famille Française, qu’on s’appelle Mathilde, et qu’on suit par amour un Amine revenu des camps de prisonniers allemands, comment s’adapter à un douar rural du Maroc des années 1950 ? Adulte et responsable en France, l’épouse marocaine est ici traitée comme « une enfant qui élève des enfants » (p. 41). Il lui faut, peu à peu, sous la pression de toute sa belle-famille, accepter de ne pas travailler, peu sortir, craindre un hypothétique mauvais œil, ne pas poser de questions, – et finalement se convertir à l’islam et se rebaptiser Miriam.
Pourtant cette Marocaine d’adoption garde quelques traits libéraux : elle pousse sa fille – la mère de l’écrivaine – à suivre une scolarité prolongée, malgré l’opposition du père ; elle commande sans interruption, avec l’argent de son mari, des livres à lire pour égayer sa solitude ; elle encourage sa belle-sœur – crime impardonnable – à vivre en concubinage. Elle finit par se constituer infirmière bénévole, grâce aux manuels et aux conseils d’un gynécologue du village qui, selon la rumeur, pratique en secret des opérations de changement de sexe (cet épisode, comme d’autres, est inspiré de faits historiques).
Ce nouveau Slimani n’est pas aussi construit et pensé que ses précédents : une greffe de citronnier sur un tronc d’oranger sert à l’autrice de métaphore lourde et répétitive de l’exil de Mathilde ; les scènes de la vie d’une étrangère sont décousues et anecdotiques ; la phrase de conclusion, censée annoncer deux autres tomes de ce qui doit constituer une trilogie familiale, est un cliffhanger raté et inutilement provocateur.
Néanmoins, la sensibilité psychologique de Slimani se retrouve dans Le Pays des autres. Le roman nous donne accès aux idées les plus taboues et perverses des personnages, comme lorsque Mathilde envisage d’abandonner ses enfants pour retourner vivre en France (p. 223). Une scène de racisme colonialiste crasse, dans un train où une vieille Marocaine transgresse par erreur la ségrégation entre wagons français et indigènes, devient un sommet d’humanité et de compassion, alors même qu’elle est décrite du point de vue de la bourgeoisie raciste de Rabat (p. 116-117).
Certes, Le Pays des autres ne tient pas de propos philosophique cohérent sur l’exil ou la culture, et n’invente rien d’esthétiquement nouveau ou intéressant. Ce premier tome autobiographique travaille néanmoins à l’empathie et à l’indulgence entre les peuples, dont l’actualité récente montre qu’elle pourrait bien être utile aux mouvements les plus beaux et les plus profonds des masses du XXIe siècle. Leïla Slimani a refusé le poste de Ministre de la Culture d’Emmanuel Macron, mais elle a accepté une mission pour la francophonie, où elle excelle ; elle organisera à Tunis, fin-septembre 2020, un sommet qui réunira une quarantaine d’écrivains et d’écrivaines francophones. Du moins si le virus le permet…
Les Inrocks, Le Masque et la plume, Raphaëlle Leyris pour Le Monde et même – mirabile dictu – Paris Match ont bien couvert cette sortie.
Leïla Slimani, Le Pays des autres, Gallimard, 2020, 368 p., 20€.