Sous l’omniprésent confucianisme asiatique coule toujours en silence la voie de la rébellion taoïste, dont les conseils ont parfois aux yeux de l’Occident des accents féministes : « connais le masculin, adhère au féminin… » On peut ainsi comprendre la vague féministe coréenne comme le resurgissement de cette belle hérésie pluri-millénaire. La poésie de Moon Chung-hee, qui n’est affiliée à aucun dogme précis, mais inspirée de la poésie internationale (de Kenzaburo Ôé jusqu’à Marilyn Yalom) tout comme de la tradition coréenne, est une sorte d’hymne à toutes les mères du monde.
D’après une légende le Ciel n’ayant pu envoyer un dieu dans chaque foyer / y aurait envoyé une mère pour le remplacer / Alors je la rencontre dans le riz froid que je mange seule / Aujourd’hui (p. 83)
Son « Petit chant de la cuisine » est assez emblématique de la manière dont le quotidien maternel est transfiguré en fierté et en dignité. La maternité est une sorte d’ascèse, et c’est un sacrifice sain(t) que d’avoir le plaisir de manger le riz froid, après que toute la famille se soit servie. Mais gare, puisque cette dignité est revendicatrice : qu’on ne s’avise pas d’oublier « le bruit du couteau sur la planche de l’effroyable vieille femme » (p. 13), semblable au couteau du communisme qui résonne dans les vers de Heinrich Heine…
Moon Chung-hee, cependant, n’est pas une « poète du peuple » communiste (p. 31), et elle s’en vante. Elle rit de découvrir qu’elle a des goûts de bourgeoise, et qu’elle envie un joli pot de fleur qu’elle aperçoit dans une maison de Somaliens menacés de famine, montrés à la télévision (p. 50). Son militantisme poétique ne porte que sur la condition féminine, dont elle défend radicalement la beauté. Les hommes sont « de beaux adultes » seulement lorsqu’ils ont engendré des filles (p. 38), et chaque fille est « l’héroïne d’une tragédie » (p. 97). Si elles parviennent à s’apercevoir de leur beauté, les filles seront enfin protégées, grâce à la poésie, des yeux des hommes prudes et confucianistes, qui sont comme un essaim d’abeilles piquant toute peau qui dépasserait des vêtements (p. 124). Comme elle le résume dans le texte auto-biographique qui clôt cette anthologie, Moon Chung-hee se bat contre « une société confucéenne fortement marquée par la tradition patriarcale » (p. 137).
Allons lire au moins, sur le site du Deuxième Texte, la « Déclaration de la fleur » ; ensuite, d’autres extraits sur femmes-de-lettres, l’avis détaillé et sensible de Keulmadang et celui de KoreanSowls.
Moon Chung-hee, Celle qui mangeait le riz froid, trad. Kim Hyun-ja, éd. Bruno Doucey, 2012, 144 p., 15€.