Bruce Chatwin (1940-1989) : Une écriture de l’errance

Ecrivain britannique, homme tourmenté en constante interrogation devant le monde et face à lui-même, c'est en voyageant un carnet de notes à la main que Bruce Chatwin cherche à comprendre ce qui le pousse constamment à voyager. Il associe étroitement ce désir de mouvement et celui d'écrire. Et ses récits de voyages, faits de descriptions mêlées parfois de fictions, de souvenirs, d'associations diverses (car le mouvement appelle la mémoire et l'imagination) adoptent le rythme de la marche. Les histoires qu'il aligne sur le papier se succèdent comme les perles d'un collier, ou comme les pas de ses errances, liés entre eux par le hasard des rencontres et des remémorations, chaque histoire ou chaque pas appelant les suivants.

Chatwin se pose la question sur un plan personnel : quelle insatisfaction, quel désir poussent un homme à quitter des lieux et des personnes à qui il s'est pourtant lié ? Et au niveau social : comment les sociétés qui ont fait le choix du nomadisme pensent-elles le monde, et comment y prennent-elles place ? Un à-priori oriente ses observations : les sociétés nomades auraient conservé un degré de civilisation supérieur à celui de sociétés modernes qu'il juge décadentes.
Un temps expert chez Sothby's, il est amené à découvrir des civilisations lointaines (en Afghanistan, au Soudan) qui le font en effet douter de la modernité occidentale. Puis, il abandonne Sotheby's : une première rupture, donc, l'éloigne du monde de l'art.

Une seconde rupture le sépare de l'archéologie, vers quoi il s'est tourné un moment.

La troisième rupture concerne sa première expérience d'écriture : il abandonne un manuscrit (L'alternative nomade) finalement incompréhensible à ses propres yeux et qu'il juge impubliable.

Devenu journaliste au Sunday Times, et sur les encouragements de son directeur, il reprend enfin un projet de livre, et le " Parti en Patagonie " de son télégramme de démission signifiait aussi " Entré en écriture ". " Je pensais que raconter des histoires était la seule occupation concevable pour quelqu'un d'aussi frivole que moi ", avoue-t-il, et cette " frivolité " fait le charme de son écriture.

Avec les récits de ses voyages, Chatwin, en effet, nous " raconte des histoires ". Et si cela peut paraître futile, ça ne l'est pas. C'est parler, non pas sur un mode démonstratif, mais sur celui du témoignage, solliciter le partage d'une expérience vécue, d'une émotion. C'est donner au texte une dimension affective autour de quoi l'auteur et ses lecteurs peuvent se rencontrer. Nombre d'histoires qu'il raconte sont des micro-nouvelles faites de descriptions apparemment objectives, dont la chute donne le sens. Elles sont énoncées sur le mode du langage parlé, ce " style simple des Américains ", très libre, teinté d'un humour qui tourne souvent à l'ironie et à la dérision.

Plutôt que de voyages, Chatwin préfère parler d'errance. L'errance, c'est un déplacement qui n'a d'autre but que lui-même, qui conduit à se délier de ses attachements quotidiens, à se rendre disponible à l'ordre du hasard, à laisser survenir des rapports inattendus au monde et des aspects méconnus de soi-même. Une expérience solitaire, libératrice, propice à la rêverie créatrice, qui est aussi un trajet vers soi-même.

Les deux " errances " de Chatwin dont il a fait des livres, En Patagonie, et en Australie Le chant des pistes, n'étaient toutefois pas vraiment sans projet : la première est une sorte de recherche du temps perdu, et la seconde, une expérience concrète du mode de pensée des Aborigènes, qui le fascine. Et à chaque fois, il est animé par un projet d'écriture. L'errance est un état d'esprit dont il a besoin pour écrire, favorisé par la marche à pied et la disponibilité aux imprévus. D'une rencontre à l'autre, c'est un chemin qui se trace, et un texte qui s'écrit.

En Patagonie, 1977, traduction française Grasset, 1979. C'est avec ce récit que Chatwin se consacre à la littérature. Son objectif : retrouver en Patagonie une peau de dinosaure dont sa grand-mère avait possédé un morceau. Entre le souvenir de l'objet merveilleux de son enfance et la trouvaille d'un vestige de la bête (révélée être un mylodon) dans une grotte patagonienne, il témoigne de sa découverte d'un pays rude et contrasté, dont les populations autochtones ont quasiment disparu, remplacées par des déplacés de toutes sortes, colons, réfugiés ou fuyards, Gallois surtout, Allemands, anciens nazis ou pas, anarchistes Espagnols ou Russes, Ecossais, Boers...

Le Chant des Pistes, 1987, traduction française Grasset, 1988. L'Australie offre à Chatwin l'occasion d'une autre quête : celle d'une compréhension concrète des " pistes chantées " des Aborigènes. Ces chants, qui nomment chaque lieu remarquable du paysage et en décrivent l'histoire mythique, " recréent " le monde tel que l'avaient chanté et créé les ancêtres totémiques. Chatwin y reconnaît une sorte de métaphore de la création littéraire, donnant réalité à ce qu'elle nomme. Et lui qui se savait malade et probablement condamné clôt son récit sur une évocation sereine de la mort, attendue par des Aborigènes en paix avec le monde et avec eux-mêmes.

Odile Vincent
Café littéraire de Valréas
25 juin 2020