Décarcérer : Cachez cette prison que je ne saurais voir, de Sylvain Lhuissier, Rue de l'échiquier, " Les Incisives ", 2020, 90 pages.
L'histoire
La prison est un endroit dont on parle peu et que l'on connaît très mal. Mais quand on critique l'emprisonnement systématique, on se voit souvent rétorquer : " Que proposez-vous de mieux ? "
L'objectif de Sylvain Lhuissier n'est pas de désigner un coupable, mais de comprendre pourquoi, gouvernement après gouvernement, rien ne change ; d'identifier comment chaque acteur, d'un bout à l'autre de la chaîne, participe à maintenir le système en place ; mais surtout de montrer comment nous tous, citoyens, représentons à la fois une part de la responsabilité et un levier possible du changement.
L'auteur propose de vider les prisons au lieu d'en construire de nouvelles, de réinventer les peines plutôt que de repeindre des cellules vétustes. On sait depuis longtemps que la prison est une solution inefficace contre le crime, mais quand, de surcroît, elle s'applique majoritairement à des personnes qui n'entrent pas dans la catégorie des criminels, ne faut-il pas revoir collectivement notre copie ?
Mon humble avis
Merci à Babelio et aux éditions Rue de l'échiquier pour l'envoi de ce livre en échange d'une chronique honnête, dans le cadre d'une Masse Critique.
Le 30 janvier 2020, [la Cour européenne des droits de l'homme] a rendu un arrêt dénonçant les conditions inhumaines et dégradantes des établissements pénitentiaires français, et le non-respect du droit à un recours effectif, pour les personnes détenues, afin de faire cesser ces atteintes.
p. 10
Les prisons et le système pénitentiaire font partie des sujets qui m'intéressent et sur lesquels j'aimerais en apprendre plus, parce que ma façon de voir l'incarcération a beaucoup évolué au fil des années, notamment avec mon intérêt pour le féminisme et le militantisme. Du coup je suis absolument ravie d'avoir eu Décarcérer entre les mains parce que c'est la synthèse dont j'avais besoin pour comprendre les bases du système et ses dysfonctionnements. Le tout dans un livre clair, très abordable dans ses explications et de moins de cent pages !
Le livre est construit sur la base d'une discussion houleuse lors d'un repas de famille où la question de la prison serait abordée, il s'agit alors de répondre à chaque préjugé et de les déconstruire, avec des chiffres et des définitions à l'appui. Le tout est à la fois précis et concis, mais les sources sont disponibles en notes de fin si on souhaite explorer un sujet plus profondément.
Pour commencer, Décarcérer explique de quoi on parle et fait la distinction entre les maisons d'arrêt (peines de moins de deux ans ou détention provisoire), les centres de détention (peines de plus de deux ans) et les maisons carcérales (peines plus longues ou personnes considérées comme dangereuses). Sylvain Lhuissier reprend donc les bases pour expliquer le fonctionnement du système judiciaire et pénitentiaire français, avant d'entrer dans la réalité de ce qu'est l'incarcération aujourd'hui en France. Des prisons surpeuplées, où le minimum d'hygiène est très bas (par exemple, trois douches par semaine) et n'est en plus pas respecté dans de nombreuses institutions, où les personnes se retrouvent coupées de la société et encore plus à l'écart qu'auparavant. Les démarches de " réinsertion " sont en effet loin d'être la priorité de ce système, où il y a plus de 59 % de récidives pour les personnes sorties de prison.
À ce jour, personne n'a montré que des peines plus longues entraînaient moins de récidives.
p. 49
J'ai particulièrement apprécié que des problèmes de fond de la société soient abordés, puisque bien sûr tout est lié, notamment les discriminations sur les personnes sans emploi, sans domicile ou nées à l'étranger qui sont bien plus susceptibles de finir en prison que d'autres. Encore une fois, on déplore le fait que les statistiques sur les origines ethniques soient si laborieuses et contrôlées en France, je pense que les chiffres sur une telle question seraient encore plus terrifiants.
[Dans les maisons d'arrêt :] C'est également un bel échantillon de pratiques discriminatoires : 11 % des personnes sans domicile sont placées en détention provisoire par le juge d'instruction contre moins de 1 % pour les autres ; 5,2 % pour les personnées nées à l'étranger contre 1,8 % pour les autres ; 4,1 % des personnes sans emploi contre 1,2 % pour les autres.
p. 19
L'auteur donne plusieurs chiffres et statistiques pour nous aider à mieux comprendre les enjeux et les problèmes, le tout sans nous écraser sous les pourcentages. Mais s'il y en a bien un qui m'a surprise et que je retiendrai, c'est que seulement 1,5 % des personnes incarcérées le sont pour des crimes (c'est-à-dire qu'elles ont commis des meurtres, viols ou violences pédocriminelles).
On ne peut pas construire notre politique pénale et carcérale sur 1,5 % de faits divers, aussi atroces soient-ils. [...] Nous devons tous nous enfoncer cette donnée dans le crâne : ce ne sont pas les meurtriers, les violeurs ni les pédocriminels qui remplissent les prisons. Loin de là. Les infractions majoritairement sanctionnées par des peines de prison sont, dans l'ordre : les vols et recels (26 %), les délits routiers (19 %), les coups et violences volontaires (14 %), les infractions liées aux stupéfiants (13 %) et les outrages, rébellions et autres atteintes à l'ordre administratif et judiciaire (6 %). Oui, en France, on peut faire de la prison pour un délit routier, un vol en supermarché, une fraude aux transports en commun.
p. 25
Décarcérer présente donc la réalité du système judiciaire, où l'emprisonnement est privilégié, avec de nombreuses conséquences néfastes, mais l'auteur ne s'arrête pas là et propose des solutions. Certaines sont déjà mises en œuvre en France ou ailleurs et de façon plus ou moins importante : notamment le travail d'intérêt général qui permet souvent aux personnes de sortir de la délinquance en gardant du lien social, familial, avec parfois de la formation et surtout un travail. Sylvain Lhuissier présente aussi les SPIP, que je ne connaissais pas du tout : les Services Pénitentiaires d'Insertion et de Probation, qui s'occupent de l'accompagnement des peines, et qui peuvent adapter ces dernières à la situation individuelle.
En accueillant, dans ses larges prisons, toutes ces personnes pour lesquelles l'action publique n'a pas su ou pu proposer de solution, l'institution judiciaire et pénitentiaire entérine l'exclusion. Elle scelle l'inadaptation sociale de la personne qu'elle enferme en même temps qu'elle innocente la société de son incapacité à intégrer la différence, la fragilité. En faisant disparaître les personnes qui ne s'y intègrent pas, qui n'en respectent pas les règles, elle concrétise les limites d'une société qui s'affiche plus inclusive qu'elle ne l'est.
p. 77
Le livre se conclu sur un épilogue écrit à la suite du confinement et qui explique que ces deux mois tout particuliers ont également eu des conséquences sur les prisons : la situation catastrophique d'un point de vue sanitaire avec la surpopulation a évolué puisque énormément de détenu·es ont été relâché. Comme quoi, il est possible de changer le système, ce serait bien de ne pas avoir à attendre une crise sanitaire mondiale pour le faire...
Toute crise apporte son lot d'apprentissages, et sur ce sujet comme sur bien d'autres, un retour au monde d'avant n'est pas désirable. En un mois, nous avons quasiment effacé la surpopulation carcérale, démontrant que c'est possible et même très simple. En deux mois, nous avons collectivement pris conscience de la vacuité de la vie en prison, des séquelles physiques et psychologiques qu'elle peut engendrer.
p. 80
Un petit mot sur l'objet livre en lui-même : j'aime beaucoup le travail de maquette qui a été fait, c'est à la fois sobre et plus recherché qu'une mise en page toute simple, un grand bravo à l'équipe qui a travaillé là-dessus (et qui est créditée à la fin d'ailleurs). En plus j'ai vu que l'impression est faite en France, avec une certification PEFC et un label Imprim' Vert et je trouve que c'est une chouette démarche de la part de l'éditeur.
Je recommande donc cet ouvrage à toutes les personnes qui s'intéressent à ces questions et qui souhaitent avoir une synthèse claire et abordable pour mieux comprendre les problèmes et les enjeux !
Je laisse le mot de la fin à l'auteur, à propos d'un problème de fond qui est valable pour bien d'autres problématiques que les prisons, et particulièrement en ce moment.
Les journalistes ont une responsabilité colossale. Ils ont le pouvoir de faire monter le sentiment d'insécurité en mayonnaise et tourner au vinaigre la colère populaire. Ils ont aussi celui de vulgariser, de sensibiliser, d'éduquer. De faire preuve de justesse et de pédagogie. Ils pourraient informer davantage sur les conditions d'incarcération, sur la récidive et les freins à l'insertion en sortie de prison. Ils choisissent d'alimenter les fantasmes de l'opinion publique sur les figures des pires criminels. C'est un manque d'éthique honteux et une menace pour notre vivre-ensemble.
p. 73
Actuellement en poste dans un laboratoire d'édition électronique, j'ai une grande passion pour les livres, qu'il s'agisse de littérature (fantastique, jeunesse, jeune adulte...), de sciences humaines et sociales ou de comics ! Voir tous les articles par Des livres et les mots