- la grand-mère Ba, révolutionnaire dans l'âme, à la pointe de la technologie en fin de vie, motivée à cravacher et à se battre, à mordre la poussière.
- la silencieuse seconde H, la fille de Ba, cadette d'une sororité à trois éléments, celle à droite de la première de couverture du livre, regard vers le sol, distinguée et de stature altière, déjà consciente de sa classe, discrète mais présente dans le quatuor féminin représenté par sa mère et de ses deux frangines,
- la petite fille -l'autrice Line Papin- celle dont on n'attendait pas la venue, la déracinée qui a perdu pied -et presque vie-, celle qui a du mal à trouver un pays-refuge.
Les Os des filles nous berce dans le Vietnam si cher à Marguerite Duras (dont on sent la discrète présence et l'allusion avec La petite fille au regard de La jeune fille de l'Amant), en période troublée de conflit avec les Français.Dans Les os des filles, on ne manque pas d'amour malgré le manque de tout, mais rien n'est simple. Ba élève ses trois filles, souvent seule, dans le plus grand dépouillement : le sol à même la terre, une baraque dont les murs ne tiennent qu'à un fil, chaque sortie avec les copains coûte et est souvent refusée. Une vie à la dure qui renforcera les caractères, les envies d'ailleurs, l'envie d'avoir mieux. La seconde H est le personnage le moins marquant des trois femmes, assurément la plus déterminée aussi, faisant la preuve d'une capacité hors du commun d'adaptation, d'une intelligence méthodique à construire son bonheur. La petite fille -l'inattendue- porte en elle tout l'espoir et l'amour de sa famille : celui de la date d'anniversaire de sa grand-même Ba, celui de la première petite fille, celui d'une incomprise aussi. C'est finalement elle qui marquera la faiblesse de tous ces beaux parcours, elle qui en représentant le trait d'union de réconciliation, va se fissurer en refusant de choisir, elle qui finalement sera malmenée et malaimée puisqu'elle n'a pas choisi l'exil, l'a subi sans qu'on lui explique, parce qu'elle n'a pas choisi la faim, parce qu'elle subit elle aussi la guerre - une guerre interne, vicieuse, sournoise, dévastatrice.
J'ai tout aimé dans Les Os des filles : le texte propre, intelligent, brillant, déroutant passant parfois au "elle" au "je" au "nous" (si cher à Julie Otsuka dans Certaines n'avaient jamais vu la mer) : l'instabilité et la fragilité s'expriment aussi par la forme. Il y a une très grande pudeur et aussi une façon pertinente de monter d'un cran la pression, de se mettre à nu, de se dévoiler sans choquer. Il y a une écriture maîtrisée au phrasé dynamique, parfois irrégulière dans la poésie. Il y a des descriptions qui donnent envie de découvrir Hanoï, d'aller embrasser Co Phai, de lui dire merci pour tout l'amour qu'elle a porté. Il y a cette intelligence des détails : la lettre H des trois sœurs, H comme Hanoï, H comme hôpital : trois nominations centrales de cette épopée. En lisant Les os des filles, j'ai pensé au père et à la mère de Line Papin, je me suis demandé comment ils avaient reçu/perçu ce roman, cette douleur au départ si intérieure qui a dépassé l'extérieur, cette exposition feutrée de leur intimité même si leur fille, Line, ménage leurs personnages, les ménage après les avoir tant ébranlés.
Les Os des filles parle de vie, de mort, de sépulture, de renaissance, de pardon, d'ascension sociale, de discussions politiques, de grand-même rock'n roll, de tante contestataire, de petite-fille en sourdine, de balades en moto, de circulations routières anarchiques, d'émancipation féminine. Des photos et des dessins de l'autrice donnent corps à ce roman très complet et solaire. Avec une telle ascendance, Line Papin avait déjà un destin tout tracé, qu'elle a sublimé.
À la mode de ma copine Alex, je retiens deux images : celle des emballages colorés de bonbons, uniques jouets d'enfants en temps de disette et d'embargo (on y apprend que les papiers argentés valent dix fois ceux d'une autre couleur) ; celle de sandales dans la neige russe.
Éditions Le Livre de Poche
Autres avis : Une ribambelle