L’an passé paraissait Il faut s’adapter, l’essai de Barbara Stiegler sur les origines américaines de l’idée que la disruption des habitudes socio-politiques d’un pays est nécessaire aux progrès de son économie. L’essai de Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, paru l’année précédente, dessine avec celui de Barbara Stiegler une émouvante forme de front commun, contre l’idée de Walter Lippmann selon laquelle « une nation est politiquement stable quand les élections n’y apportent rien de vraiment déterminant » (Le Public fantôme, 1925). On pense à Joe Biden, qui promettait récemment à ses riches contributeurs que, s’il était élu, rien ne changerait fondamentalement…
Car oui, le vote s’achète. Depuis l’élection de Barack Obama, le gagnant de la présidentielle américaine est celui qui dépense le plus d’argent dans le ciblage de la publicité en ligne (p. 347). S’établit alors une « démocratie par coïncidence », expression que l’autrice emprunte à Martin Gilens et Benjamin Page pour désigner cette démocratie qui n’applique la volonté du peuple que lorsqu’elle coïncide avec les volontés des puissances financières (p. 329-330).
Le livre passe en revue, de manière assez exhaustive, les différents systèmes de financement des partis politiques dans les démocraties libérales. La France a, depuis 1990 en particulier, quelques avantages dans la lutte contre la corruption : une certaine part de financements publics, et une limite assez basse aux dépenses électorales autorisées. Les autres pays ont chacun leur mode de corruption locale, parfois très exotique. En Angleterre, des partis au pouvoir ont monnayé des titres de noblesse (p. 279-280). En Italie, des élus ont prétendu faire don de leur paye à des associations, mais n’ont pas validé le versement (p. 176). En matière de démocratie, le Diable est dans les détails… et la contrainte législative n’est pas la solution à tout. En effet, au-delà des systèmes d’encadrement des financements des partis, le problème est qu’ils ne sont pas toujours appliqués. La démocratie vit aussi par la dark money (titre d’un documentaire américain de Kimberly Reed cité par Julia Cagé, 2018).
On pourrait croire que le problème est insoluble. L’autrice dialogue notamment avec les tenants du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) : d’accord pour inscrire les référendums dans la loi, dit-elle, mais avec quel argent ? Telle est surtout la question. Un exemple frappant : dans le cadre du RIC suisse « contre l’abus du secret bancaire » rejeté en 1984 par 74% des votants, la seule banque UBS a dépensé dix fois plus pour des publicités contre cette votation que le montant à disposition du comité qui proposait l’initiative (p. 426)…
C’est le chapitre 10 qui détaille la proposition majeure du livre, sans cesse rappelée dans le reste du développement : les Bons pour l’Égalité Démocratique. Chaque année, au moment de sa déclaration d’impôt, chaque citoyen choisira le mouvement politique auquel il souhaite voir allouer son Bon pour l’Égalité Démocratique, soit sept euros d’argent public. Ce dispositif a pour but de « mettre fin à la corruption » (p. 443), et la démonstration qu’il fonctionne est très convaincante. Il faut voir le site internet du livre, qui se veut une véritable campagne de sensibilisation aux Bons pour l’Égalité Démocratique.
L’idée est très séduisante, et j’espère qu’elle sera débattue en France lors de l’élection de 2022. Qu’on nous permette cette dernière remarque : incidemment, en tant que féministe, on sera intéressé·e par les pages qui constatent les effets bénéfiques d’une plus grande mixité dans les assemblées législatives. Au Congrès américain, les projets de loi portés par des femmes sont plus souvent adoptées que celles portées par des hommes, et lorsque les femmes sont à la tête de conseils municipaux, d’avantage d’investissements sont faits dans l’accès à l’eau potable (p. 513).
Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, folio, 2020 [2018], 640 p., 10,30€.