Rares sont les livres que nous acceptons de recevoir après que son auteur ou son autrice nous ai contactées. Mais à ce jeu là, Triangulation ou des goûts du voyage a fait exception. Si le synopsis de l'ouvrage extrait de l'avant-propos nous paraissait assez mystérieux - voire carrément nébuleux - le commentaire dont il était accompagné a su nous convaincre que ce livre était probablement fait pour nous :
Au fil de sept histoires fortes qui entraînent les lecteurs de la Sibérie aux déserts d'Afrique ; en Chine, en Inde et jusqu'en Antarctique, Triangulation ou Des goûts du voyage - une voix féminine assez rare dans le récit de voyage et de l'exploration - propose une réflexion audacieuse sur notre planète et sur celles et ceux qui l'habitent, quand on y regarde de plus près, en voyageuse plutôt qu'en touriste.Tout juste sortie d'un master où, vous le savez, nous avons rédigé un mémoire portant sur les femmes reporter et en partie sur le récit de voyage au féminin, lire ce livre nous est apparu comme une évidence ! Nous avons donc accepté avec joie de recevoir ce court ouvrage, recueil de sept histoires vécues par Gloria Lanéry au fil de ses voyages. Dans sa forme, le livre se présente sous un format assez inhabituel (environ 12×17, vous avez vu, on y met du notre !) mais très plaisante. Mais qu'en est-il de son contenu?
Savant dépaysement
Derrière ce titre un peu pompeux se cache l'impression première que nous a laissé cet ouvrage. L'autrice de ce recueil réussit son pari de nous faire voyager, à sa façon, à travers ces sept récits. La rencontre est au cœur de ces histoires mais l'ouvrage n'en est pas pour autant avare en descriptions de paysages qui, pour notre part, nous font rêver.
" Une lumière aveuglante inondait la toundra gelée. Au nord, la ville était indécelable sous sa gangue de neige. Il n'y avait plus que le hurlement des chiens, rendus fous quand la lune soudain mordit le disque solaire. Alors la nuit progressivement s'étendit sur le monde. "
Nous en convenons, le style de Gloria Lanéry peut s'avérer par moment, très poétique. Néanmoins, ce dernier pourrait en rebuter certains et peu parfois être un peu ronflant. En guise d'exemple, nous noterons :
" Il appert qu'icelui reçut un prodigieux savon téléphonique. "
L'emploi du terme " icelui " m'a paru incongru dans un texte du XXIe siècle et jamais plus je ne l'avais croisé depuis des cours de littérature du XVIIe siècle. Sans faire de grandes recherches, notre ami Wikipédia nous a semblé résumé assez bien la situation en expliquant :
Les anciens mots icelui et icelle, d'usage savant dans le jargon juridique, ont été remplacés le plus souvent par celui-ci et celle-ci. Au XIXe siècle, ce mot ne s'employait déjà plus qu'en terme procédural ou par plaisanterie.
Bon. Voilà. Vous l'aurez compris, l'écriture de Gloria Lanéry est exigeante mais peut parfois être exagérément savante.
Sur le fond, Triangulations ou des goûts du voyage s'inscrit dans la fière lignée des récit de voyage au féminin du XXe siècle. La voyageuse insiste sur son statut de pionnière (" [...] première Française en chair et en os qu'il rencontrait " (p.40), " [...] le premier citoyen français à y mettre les pieds " (p.54)), traite la thématique de l'altérité et se met en position d'héroïne d'aventures au cours desquelles elle rencontre et affronte divers dangers (non sans faire preuve d'un humour badin qui nous a semblé plutôt plaisant.) Voici les topoï du récit de voyage au féminin et ses objectifs sont clairs, " montrer ce dont une femme est capable " comme l'aurait dit Nellie Bly elle-même. Rien de mal à cela et c'est même avec plaisir que je retrouve ces thématiques à l'origine de ce qu'on pourrait presque qualifier de genre à part entière : le récit de voyage au féminin.
Mais malheureusement, de ces récits de voyages, Gloria Lanéry hérite également sa position surplombante face aux personnes dont elle fait la rencontre lors de ses pérégrinations.
De notre problème avec certains propos de l'autrice
Triangulation ou des goûts du voyage est un ouvrage qui s'assume comme étant issu d'une subjectivité, celle de son autrice. Rien ne nous présageait avant de commencer sa lecture, néanmoins, que sa subjectivité viendrait se heurter à la nôtre avec autant de violence et, il faut bien que nous en parlions ici.
Loin de nous l'idée de descendre un ouvrage en flèche alors qu'il nous a gentiment été adressé par son autrice mais nous essayerons ici de rester factuel et d'expliquer clairement, point par point, les problèmes que nous avons rencontré au cours de notre lecture. Chère lecteur.ices, nous sommes, avant tout, à ton service et nous nous devons de t'informer avec honnêteté sur ce que tu pourras trouver entre les pages de ce livre.
Du conservatisme en voyage
Gloria Lanéry pose un regard quelque peu conservateur sur les pratiques de voyage actuelles. Les nouvelles technologies ne trouvent pas grâce à ses yeux et ne sont là que pour dénaturer le voyage et l'aventure. Sur ce point, nous nous accordons plutôt avec elle. Les réseaux sociaux qui abreuvent leurs usagers d'images de voyages toujours plus époustouflantes rendent l'émerveillement beaucoup plus difficile, certes. Mais il nous semble qu'il est encore possible de choisir. D'une part, l'avis de l'autrice nous semble beaucoup trop tranché, comme si, depuis le développement de ces technologies il n'existait plus qu'une seule façon de voyager. Une façon de voyager qui ferait évidemment fi de la spontanéité et de la surprise qui font pourtant toute la magie d'un voyage réussi (ceci est très subjectif et très tranché également, on l'avoue volontiers.)
D'autre part, il nous semble que le tableau qu'elle brosse de ces pratiques est un peu trop sombre. Certes Google maps rend n'importe quel coin du monde accessible à quiconque possède une connexion internet. Mais n'est ce pas là aussi une très bonne chose ? Le voyage concret semble être l'unique façon de découvrir le monde pour l'autrice mais il nous semble là que c'est faire du voyage une activité de privilégiés (c'est bien le cas dans les faits, et ça l'a toujours été au contraire de ce que l'autrice affirme dans son avant-propos.) Quand est-il des gens qui ne peuvent voyager mais s'offre une part de rêves en sillonnant virtuellement les routes de pays qu'ils ne pourront jamais visiter, faute d'argent ? Google maps n'est-t-il pas merveilleux en ce sens ? En bref, vous l'aurez compris, les propos de l'autrice sont rarement mesurés.
Le propos de l'autrice n'en reste pas moins défendable puisque ce qui fait la qualité d'un voyage selon elle, ce sont les rencontres que l'on y fait. Mais si c'est bien le cas, il nous semble que sa façon de gérer ses rencontres n'est pas toujours la bonne.
Cet Autre si loin de nous
Au cours de ses aventures, Gloria Lanéry fait de nombreuses rencontres qui ne nous ont pas toujours semblées très " amicales ". L'autrice adopte un point de vue souvent surplombant et se permet d'émettre des jugements qui nous ont paru parfois un peu faciles. Il est délicat de juger des coutumes, des modes de vie et des sociétés que nous ne pouvons comprendre dans leur ensemble, faute d'y évoluer nous-même. L'autrice de Triangulation ou des goûts du voyage, elle, ne s'en prive pas, quitte à tenir des propos choquants tant ils sont déconnectés d'une réalité bien plus complexe que ce à quoi elle essaye de résumer la situation.
Observant une tradition indienne en train de s'opérer sous ses yeux, l'autrice affirmera par exemple :
" Nulle part mieux qu'ici on ne ressent la marge infime qui sépare l'individu contemporain de sa forme primitive, et l'on ne sait plus si l'on y est très près du ciel ou trop près de la bête. "
Les commentaires racistes, animalisant les autochtones sont légions dans les récits de voyage. Mais lire de telles choses en 2020 nous a profondément écœurées. Ce qui pouvait " passer " à l'époque coloniale ou a une époque encore imprégnée de colonialisme ne passe plus du tout de nos jours. Et cela vaut également pour d'autres sujets très actuels tels que le féminisme.
Un féminisme occidentale
Gloria Lanéry se veut également porteuse d'un message féministe. Malheureusement ce dernier ne nous a pas du tout touché et nous nous sommes, encore une fois retrouvées en désaccord profond avec l'autrice qui pose un regard de juge sur les femmes des pays qu'elle visite. Dès le premier récit, les choses sont posées. L'autrice, témoin d'un accident au cours duquel un petit garçon, est renversé vient poser un regard culpabilisant sur sa mère. Cette dernière n'étant pas sortie pour secourir son fils pour éviter d'essuyer une honte ( hchouma) sur elle et sa famille. En Libye, une femme ne peut sortir de chez elle comme elle le souhaite. On peut trouver cette pratique intolérable. Je la trouve intolérable. Néanmoins nos points de vues divergent lorsque l'autrice affirme avec violence :
" L'étrangère, en l'occurrence, s'occupait de son gosse tandis qu'elle était restée planquée derrière son rideau, pensai-je, le cœur mauvais, tout en souriant à la petite fille hirsute à l'œil tout rond, accrochée aux jupes noires élimées de sa maman. "
Quelques " chapitres " plus loin, l'autrice clarifie sa pensée en affirmant qu'elle se refuse à adopter ce qu'elle désigne comme un " discours victimaire " qui, selon elle, n'a pas lieu d'être. Hors, c'est parler là en ignorant le quotidien de ces femmes qui vivent dans un monde sur lequel elles n'ont aucune prises au vue des dangers qu'elles encourent si elles décident de se dresser contre des traditions pourtant terrifiantes. Les propos de Gloria Lanéry ne manquent pas, une fois encore, de nous choquer tant ils semblent être exsangues de toute compassion lorsqu'elle rejette la faute sur ces femmes elles-mêmes victimes de l'excision :
" À cette échelle, la victime est au moins aussi responsable que le bourreau. Vous invoquez un prétendu lien avec la nature ? Toutes les femelles du règne animal défendent farouchement leurs petits contre leurs mâles, sans distinction de sexes, et leur apprennent à se défendre. La femelle humaine n'a appris à ses filles qu'à subir et les a livrées en pâture à vos " brutes ". Son instinct maternel est à l'évidence sélectif et la tradition a bon dos. "
Plus loin elle poursuit, sur un ton essentialisant et faisant par conséquent une généralité de situations d'une grande diversité selon les sociétés dans lesquelles évoluent lesdites femmes dont elle parle, elle explique :
" La femme ne sera, je le crois, vraiment libre, sans retour possible que le jour où elle cessera de se poser en victime, de rejeter sur l'homme la soumission de son sexe, et qu'elle reconnaîtra l'être timoré, le bourreau complaisant qu'elle a été, et qu'elle est encore envers elle-même et sa descendance féminine. "
Les propos " féministes " de Gloria Lanéry sont un peu simplistes et pourraient presque se résumer à : " quand on veut on peut ". Sous la plume de Gloria Lanéry, les femmes deviennent oppresseurs d'elles-mêmes dans une société pourtant régie par les hommes.
Il ne nous semble pas nécessaire d'en dire plus sur cet ouvrage ô combien problématique.
Si le livre s'était contenté d'être un récit de voyage relatant factuellement les conditions de vie des femmes à travers le monde, nous l'aurions probablement apprécié. Mais le ton quasi politique de ce dernier ne nous a pas plu - et pour cause, nous n'adhérons aucunement aux propos tenus par l'autrice, vous l'aurez compris - et nous a gâchées une lecture qui aurait pu être plaisante pour des passionnées de récits de voyage au féminin comme nous le sommes. Gloria Lanéry avait là une belle occasion de donner un coup de jeune au genre mais s'est malheureusement contentée de tomber dans ses vieux travers en réalisant un ouvrage dans lequel, finalement, elle ne semble pas si bien comprendre le monde qui l'entoure et les rencontre qu'elle y fait.