Laurent Petitmangin.
Prendre un roman français, un premier roman, intriguée par la couverture et le titre. Le lire d'une traite. Le poser, bouleversée par cette histoire intense et son dénouement. Ne pas en émerger de suite. Noter un mot: vertigineux. C'est ce qui m'est arrivé avec "Ce qu'il faut de nuit" de Laurent Petitmangin (La manufacture de livres, 188 pages). L'histoire d'un père qui, veuf, élève seul ses deux fils orphelins. L'histoire d'un père qui les aime et veut leur bien. L'histoire d'un père qui, homme de gauche, voit son aîné basculer dans le camp de l'extrême-droite. L'histoire d'un père qui s'interroge mais continue à aimer ce grand garçon qui était hier tellement fou de foot, et doué, qu'on l'appelait Fus (pour Fußball, on est près du Luxembourg).On ne connaît pas Laurent Petitmangin. Sa maison d'édition indique qu'il est né en 1965 en Lorraine, qu'il travaille chez Air France et écrit depuis une dizaine d'années. "Ce qu'il faut de nuit" est à la fois un roman social et un roman noir, marques de fabrique de l'éditeur, dont le noir est ici porté par une terrible lueur finale. Un miroir de notre société et une fable sur la "belle vie" qui figure dans la première sélection du prix Femina.
C'est le père qui est le narrateur de ce premier roman à l'écriture prenante, sans gras. Composée de très longs paragraphes où l'auteur change parfois de sujet sans prévenir, nous surprenant agréablement. Le père raconte le foot, les matchs, l'ambiance. On sent sa fierté, son amour pour ce grand, tellement doué sur le terrain mais qui a décroché de l'école. De l'amour, il en a aussi pour son plus jeune, Gillou, affectueusement appelé "Gros" par son frère. Il raconte aussi la maladie de la "moman", terrible. Trois années difficiles entre l'hôpital, les chimios et le pavillon, qui ont débouché sur une autre galère. S'occuper seul des deux garçons, tenir la tête hors de l'eau malgré le chagrin, conserver son boulot, garder les contacts avec la section du PS, ne pas tomber dans l'alcool. Au début, les amis sont là, surtout le voisin Jacky, et puis le temps passe.
Le temps passe, les enfants grandissent, prennent leur indépendance, font leurs expériences. Le père raconte les nouveaux copains de Fus, qu'il n'aime pas, contrairement à Jérémy qui a été son pote d'enfance.
"Je l'observais, il [Fus] était sombre dans tous ses gestes, et le dimanche, au foot, il devenait dur, vicieux dans ses interventions. "
Puis arrivent les signes extérieurs de facho, comme une croix celtique. Le père s'inquiète, tente de faire intervenir Jérémy, également le petit jeune de la section, étudiant à Sciences Po à Paris. Ces études qui pourraient bien être aussi celles de Gillou qui a, lui aussi, grandi. Le temps passe et Fus s'écarte de plus en plus de sa famille. Il a une rage, mais contre qui, à cause de qui, à cause de quoi?
"On arrivait à vivre comme cela, en sachant, tant bien que mal."On sent le drame se profiler et il finit par arriver. C'est à partir de là que Laurent Petitmangin qui nous a ravi jusqu'ici par sa manière de raconter, sans plainte ni effets de manche, se révèle immense romancier. Il nous dit ce père tellement perdu face à ce qui arrive aux siens, et donc à lui. Ce père qui veut rester debout, qui veut rester le père de ses deux garçons, ces deux frères auxquels le destin a donné des vies très différentes. Pas d'analyse psychologique heureusement dans ce splendide premier roman mais un amour infini et éternel, réciproque et partagé, terreau de belles vies.
Laurent Petitmangin explique à son éditeur son parcours:
"Je suis depuis toujours un grand lecteur et un collectionneur de livres. Mon plus beau cérémonial d'enfance, c'était de me rendre à la bibliothèque du village, chaque samedi après-midi. J'adorais ce moment. (...) Je me suis mis à écrire pour ne pas perdre ce que je lisais: j'ai le secret espoir qu'une synthèse magique s'opère, que ce que j'ai lu de plus beau, de plus étonnant s'infuse un peu dans mes phrases.
Pour moi, un livre, c'est un peu l'équivalent d'une cabane d'enfant. Quand j'étais petit, j'avais des amis qui faisaient des choses incroyables de leurs mains, en bois, en fer. Moi non. Pas par manque de patience ni manque d'imagination, mais simplement parce que j'en étais incapable. Ecrire, ça, j'y arrivais. J'arrivais à construire. L'histoire venait. Il y a un côté très chaud, très enveloppant à une histoire qu'on commence à façonner, cela devient un peu notre cabane, avec nos mots, nos secrets.
"Ce qu'il faut de nuit" est né très rapidement. j'avais envie de parler du sentiment de déception, de son côté parfois irrémédiable. Puis sont venus d'autres thèmes: j'ai voulu raconter la relation entre un père et son fils, mettre en évidence la difficulté, la pudeur infinie de cette relation, interroger l'incapacité d'un père à trouver les mots. Je voulais aussi raconter un certain monde. Ce roman n'est pas autobiographique, mais il se nourrit de ma vie, bien sûr. La phrase "Tu seras ingénieur à la SNCF", je l'ai entendue des centaines de fois. J'ai été élevé dans cette dévotion du service public, un de mes grands-pères posait les voies à la SNCF, mon père était conducteur. C'est une vraie responsabilité d'écrire sur des choses qu'on aime, on a la crainte de trahir, de décevoir. Mais c'est un risque nécessaire. Et puis, surtout, je voulais parler des valeurs, de comment elles se transmettent, ou pas. Je me suis intéressé au parcours de certaines personnes: comment et pourquoi elles passent de la gauche à l'extrême-droite? Comment leur conscience peut-elle s'en accommoder? Je ne cherchais pas à parler des tensions politiques de l'Europe, mon propos est beaucoup plus modeste: dire comment les faits se précipitent. Comment l'irrémédiable se crée. Le romancier propose des éclairages, des scénarios et il doit en rester là: amener le lecteur à se demander: qu'aurais-je fait? que ferais-je si cela devait arriver?"
Pour lire en ligne le début de "Ce qu'il faut de nuit", c'est ici.