L'enfant des ténébres

L'enfant des ténébres

L'enfant des ténèbres - Anne-Marie Garat

Ce deuxième tome de la trilogie d'Anne-Marie Garat, commencée avec Dans la main du diable, nous emmène en septembre 1933, presque vingt ans après que nous ayons laissé Gabrielle et Millie en route vers les États-Unis. Je m'attendais à retrouver les personnages du premier roman, à apprendre d'emblée ce qu'ils étaient devenus pendant le conflit de 14-18 et dans l'après-guerre. J'ai donc été assez désarçonnée par le début de ce roman.

Certes, on y retrouve des figures connues mais elles n'avaient que des rôles secondaires dans le premier tome. Mais après tout, n'était-ce pas ce qui m'y avait plu, ce talent de l'auteure pour donner leur place aux personnages secondaires dans l'histoire, pour les faire exister au côté des héros et des héroïnes. J'avais d'ailleurs choisi un extrait qui se présentait presque comme un manifeste du rôle secondaire.

Dès les premières pages, apparaissent donc Élise, que l'on appelait Sassette au Mesnil, Simon Lewenthal le directeur des usines B&G, Pauline la petite-fille des Victor, Camille, la petite Millie devenue adulte, tout juste revenue incognito des États-Unis. Mais il n'est question que de ce qui les préoccupe en cette année 1933. Il faudra patienter avant de se raccorder aux évènements d'avant-guerre, avant de retrouver Gabrielle et Pierre, de démêler ce qui leur est arrivé parce que ce n'est plus le sujet d'Anne-Marie Garat dans ce roman.


Dans la main du diable nous faisait percevoir l'arrivée de la première guerre mondiale. Ici c'est à la montée du nazisme que nous assistons, aux prémices des bouleversements qui vont affecter l'Europe, que certains ne perçoivent pas mais que d'autres, attentifs et informés, voient approcher et auxquels ils se préparent.

Extrait page 367 :

[...] On se réveille un matin, son journal quotidien disparu. Au travail, un collègue manque, et dans la rue des boutiques se ferment. Un autre jour, on trouve la liste affichée du personnel prohibé ; on regarde l'appariteur de la faculté la piquer au tableau. Le médecin de famille n'a plus le droit de vous soigner, n'a plus le droit de prendre l'autobus, d'écouter la radio, de sortir le soir ; le lendemain, la crémière vous reproche, à mots à peine couverts, de ne pas avoir levé le bras au passage d'un camion de SA dans la rue, et dans le square les enfants, deux par deux, accompagnés de leur instituteur, chantent en chœur la mort des juifs, de leur voix cristalline. Il aurait fallu un singulier aveuglement pour ne pas recouper les informations fragmentaires mais convergentes : de l'autre côté du Rhin avait lieu une révolution inédite et criminelle, Pierre et elle en étaient effarés. À leur arrivée en France, ils étaient encore mal informés, mais le séjour à Löchen, cette année assombri, la lecture de la presse, les bruits qui couraient les avaient vite dessillés, et cela revenait de loin, l'angoisse diffuse d'un monde basculant dans la folie, son horizon de colère, l'étrange lumière de soufre qui irradie de quelque incendie lointain, tout l'escadron cabré de haine amassant ses troupeaux de nuages livides, qu'une tornade souffle et répand d'un seul instant dans la totalité du ciel. On se réveille un matin dans le bruit du tocsin, les cloches sonnent à toute volée, il est trop tard, trop tard... [...]


Comme dans le premier épisode, c'est un roman multiple que propose Anne-Marie Garat : espionnage, Histoire, sociologie, thriller, roman d'amour, roman d'aventure, tous ces aspects se succèdent et s'entremêlent sur près de 650 pages, rythmés comme dans un feuilleton. Encore un pavé où l'on se perd, où l'on est porté par le style inimitable de l'auteure. Toujours ces longues descriptions, ces digressions jamais inutiles car, même si on ne comprend pas toujours leur raison au moment où on les lit, leur signification apparait plus tard. D'ailleurs, ce roman à peine terminé, je l'ai recommencé pour remettre d'aplomb dans ma tête tous ces fils narratifs qui tissent une histoire complexe et passionnante.

Et puis, je voulais tenter d'identifier cet enfant des ténèbres, que j'ai cru, plusieurs fois, trouver dans ces pages. L'auteure, elle-même, le désigne, une fois. Mais, pour moi, cet enfant est multiple dans cette histoire, presque universel mais il reste encore une énigme, que peut-être une troisième lecture permettrait de sortir du roman. C'est dire combien ce livre recèle de richesse et de mystère !

Maintenant, j'ai hâte de plonger dans le troisième tome, Pense à demain, 720 pages chez Actes Sud. Mais je vais attendre quelques semaines, choisir entre-temps des lectures d'un abord plus facile, pour me reposer un peu, pour laisser décanter mes impressions avant la prochaine étape !